Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Soirée 46, L’emprise – expérience de maîtrise, d’impuissance et de destruction envers l’objet perdu – Dario MORALES

Comment pourrait-on qualifier la relation d’exclusivité et d’exclusion voire de dépendance qui naît d’une rencontre ? La maîtrise, l’emprise, la domination ou son pendant la soumission? La polysémie est riche et met en concurrence comme le rappelle l’étymologie de l’emprise deux verbes, prendre et entreprendre. Prendre, maîtriser, donc « prise » et de l’autre entreprendre, réaliser un projet, « saisir ». Il conviendrait d’abord d’asseoir la notion avant de montrer les stratégies d’emprise, les usages cliniques, l’application restreinte qui en est faite de nos jours et les thérapies préconisées.

L’emprise et la volonté de jouissance 

D’abord, nous allons partir de la représentation freudienne de la pulsion, l’image qui s’impose est le modèle d’une poussée vers l’objet, l’aliment ou la poussée vers l’autre sexe, bref, le modèle d’une chasse à l’objet, il y a de cela mais Freud découvre aussi comment l’objet est indifférent pour ce qui est de la finalité profonde de la pulsion. Rappelez-vous, la mère de l’enfant qui joue à la bobine et son remplacement par cet objet. Ensuite nous mettrons en avant le concept lacanien de jouissance qui englobe deux termes du binarisme freudien, la libido et la pulsion de mort. 

Dans l’histoire de la psychanalyse, la référence à la pulsion de mort semble déranger les post-freudiens : l’ego psychology tente de résoudre la dissymétrie entre libido et pulsion de mort par la réduction de la pulsion de mort à l’agressivité y compris lorsqu’il est question dans sa forme radicale de destruction ; la psychologisation de la pulsion sur le modèle de la libido est source de satisfaction libidinale permettant de résoudre la radicalité de la dissymétrie. 

A présent, il s’agit d’une simple symétrie. Le sadisme remplace la notion de pulsion de mort, il devient le nom propre de la pulsion de mort ; sa désintrication, présente dans la destruction de l’autre est la résultante de l’agressivité poussée à sa limite, cependant, source d’une satisfaction profonde et innommable à la limite de l’irreprésentable ou absente de représentation. 

D’où l’idée d’envisager comme le fait Bion, une fonction alpha qui préserve le sujet permettant de passer de l’expérience sensorielle, de l’agressivité brute, des fantasmes, des désirs et des haines inconscientes, à une forme mentale (assurant la présence des représentations) de cette expérience ; la désintrication des éléments bêta que l’autre dépose en lui, métabolisée par la fonction alpha mettent l’individu à l’abri et il en mesure de prendre ses distances avec la pulsion de mort. 

Tout en laissant place à un clivage interne, Lacan propose au contraire le terme de jouissance qui englobe les termes du binarisme freudien, la libido et la pulsion de mort. Cela signifie que c’est le sujet qui pâtit de la pulsion de mort. La libido est comme telle pulsion de mort, le sujet de la libido est celui qui en souffre. Dans cette perspective, le sadisme est en quelque sorte une variante du masochisme. Justifiant cette affirmation que la jouissance est foncièrement masochiste. Justement par ce biais nous aborderons la question conceptuelle de l’emprise. 

La tendance agressive envers l’autre trouve sa place au niveau du stade du miroir, au niveau de l’imaginaire – rappelez-vous la rivalité mortifère avec l’image de l’autre dans le stade du miroir. Mais dans l’emprise, la maîtrise, la domination, les manœuvres de la séduction voilent en réalité un objet caché du fantasme, caché dans un scénario, un discours, une chaîne signifiante maintenant le sujet dans l’assujettissement et donc l’aliénation à l’objet a (voix et regard par exemple), à l’épreuve de la jouissance. 

Il y a donc un circuit pulsionnel qui met en jeu, le sujet, l’autre, l’objet caché et la satisfaction mais aussi la part d’insatisfaction qu’implique de devoir investir cet objet, donc la part de jouissance. Certes le sujet cherche le plaisir même s’il n’arrive pas à en préciser la cause, même s’il la situe du côté de l’objet, il suit presque à l’aveugle le schéma : je me dirige vers un objet, c’est que cet objet peut répondre à mon attente ! Autrement dit, l’expérience de satisfaction ne repose pas tant sur la disponibilité d’un objet mais sur ce qu’il est susceptible d’apporter en tant qu’objet désiré. Mais pour désirer il faut au départ un peu le demander. Autrement dit, dans le circuit que nous décrivons, la pulsion ne se satisfait pas tant d’un objet que du « signifiant » de la demande de l’Autre. Ou comme dirait Wittgenstein nous n’avons pas d’accès direct à l’objet, il n’est donné que par le langage. En définitive la pulsion doit se satisfaire en passant par les mots, le discours de l’Autre.

Je fais ce détour exprès pour vous montrer différemment la phénoménologie de l’emprise. Il faut des manœuvres, il faut mettre au travail le fantasme, comme dirait Lacan, la pantomime de la vie amoureuse, pour tenter de parvenir à ses fins, des manœuvres de séduction, des promesses pour enlacer l’objet, et en retour imaginer ne pas s’assujettir à celui-ci. 

Il faut susciter l’appétence pour ensuite serrer les filets ; bien entendu, souvent on ne voit que le mouvement de bascule, l’horreur lors de la chute qui fait passer le partenaire du statut d’objet d’amour et de désir à celui d’objet sexuel. Une fois levé le voile de la pudeur, seule reste la jouissance, parasitée par l’expérience réelle, non symbolisée, toujours traumatique portée par le partenaire séduit, laissant ce sujet dans le désarroi, la solitude et de l’autre, un sujet abusé, ravagé par sa pantomime. 

Comment sortir de l’emprise ? L’objectif est de dessiller les yeux de celui qui est pris et de l’autre, lorsque l’on s’occupe de « l’auteur », l’idée est de l’aider à s’émanciper quelque peu de la jouissance prise dans le rapport à l’objet/objets a.

Pour que vous compreniez cet enjeu ; je fais allusion à l’enthousiasme, admiration, voire fascination que suscite Mr B. 62 ans quand il est venu consulter il y a une dizaine d’années à sa sortie de prison ; il n’est pas un grand collectionneur des femmes, il s’arrête toujours sur une seule. Pourtant sur son chemin il a rencontré depuis une trentaine d’années quatre femmes, deux veuves et deux femmes divorcées très fortunées, quatre rencontres deux affaires judiciaire dont une qui n’a jamais voulu porter plainte afin d’éviter la honte publique ; elles sont âgées autour de la soixante ; il fait ses choix comme sur un catalogue avec méthode et discipline ; pour les aborder il sait leur parler en séducteur avisé ; il étale devant elles, au cas par cas, son charme et ses sortilèges mais aussi ses blessures ; il édifie ainsi une illusion dans laquelle l’autre va s’égarer. 

Cette séduction, prend valeur de fascination ; il nous fait part de la relation qu’il a entretenu pendant deux ans avec sa dernière conquête : veuve, elle possède une belle fortune ; au fil des rencontres ; elle lui fait part de sa demande, de sa fragilité et des attentes ; il se montre attentionné et rassurant, il se fait l’objet cause de son désir à elle ; elle le regarde avec admiration, cela lui plaît qu’elle dise de lui, « tu es fort comme un lion, tu es un homme qui sait parler aux dames » ; en contrepartie, il lui raconte ses souffrances, son enfance malheureuse ; l’approche séductrice redouble,  il lui propose des placements juteux, il décèle la part ambitieuse chez elle, il la fait craquer ; il alterne de phases de séduction et de phases de rejet, il joue à ne plus placer l’argent. 

Au final, les semblants servent d’appât mais il se montre rassurant quand il le faut ; il est loin d’être un escroc, tout au plus, il profite de la sujétion psychologique à son égard. Madame se montre à lui un tantinet déprimée, languissante. Sa maîtresse se montre dépensière, elle lui offre une voiture, un placement sur un compte étranger ; lui, ne la vole pas, il accepte ses dons car elle le veut ainsi ; lui, ne fait qu’accepter, il le répétera ainsi devant les juges ; il place son argent à elle sur un compte commun dont les gains ne sont guère importants mais il a les cartes bancaires de Madame : il sent le piège se retourner contre lui lorsque les enfants de madame découvrent qu’elle a dépensé une fortune en cadeaux pour monsieur. Il flaire le coup et malgré les supplications de madame, il arrête la liaison. Trop tard, certainement, l’enquête, les magistrats l’arrêtent pour escroquerie, abus de faiblesse, sujétion psychologique sur personne vulnérable. 

La juge décrit B. de façon grave, lapidaire, elle en fait un personnage de roman, un pervers narcissique : « personnage ayant une belle prestance, fausse élégance destine son existence à des fins perverses de conditionnement, de contrainte morale, psychologique et d’escroquerie ». Il écope de quelques mois de prison et une interdiction de rencontrer Madame. 

L’emprise veut dire qu’on n’a pas le choix. On est sous emprise, sous domination de l’autre, logé sous son regard, touché par ses discours, possédé par la volonté de jouissance. B. n’est pas à son premier coup, il a connu de nombreux déboires avec la justice depuis qu’il fait de son existence un homme dépourvu de ce que l’on pourrait appeler, le scrupule. 

Derrière tout symptôme, il y a le fantasme, autrement dit un rapport particulier à l’objet ; un pas de plus, on trouve toujours la perversion, tout au moins un trait de perversion, ici cela serait un trop de jouissance présente dans le rapport aux objets a. C’est cela le fond ultime de l’emprise. Chez B. ce qui fait symptôme, le rapport à la croyance en l’autre, à la confiance, à l’engagement moral, il est dépourvu de scrupule ; du latin scrupulus, qui signifie comme le dit le dictionnaire « petite pierre pointue » et au sens figuré « sentiment d’inquiétude, embarras, soucis ». Les légionnaires romains portaient des sandales. Lorsqu’une pierre entrait entre le cuir et la peau, elle gênait la progression du soldat. D’où aujourd’hui, ce sens du scrupule qui taraude l’esprit l’empêchant d’avancer. 

  1. n’a pas de scrupule à abandonner tour à tour les femmes qu’il a séduites, ayant fait fi dès le début des engagements moraux qui lient les hommes à la fidélité, à l’amitié, à l’amour. Dans un tour de passe, B. sait montrer les objets irrésistibles du désir, la voix et le regard pour faire émerger un réel auquel le partenaire croit et dans un phénomène presque hypnotique le partenaire se met à croire à ce que la voix de l’autre lui dit. B. ne se contente pas de draguer l’autre, en référence à la technique de la pêche ; dans la drague, le filet racle un maximum d’objets ; quand on se fait draguer on est un objet parmi d’autres. Alors que dans la séduction, l’autre vous attire pour ce que vous êtes. B. est un séducteur. Dans son filet il y a qu’une seule femme à chaque fois. A la femme conquise, B. lui donne l’illusion qu’elle est la seule à être désirée et aimée. « Il les aime assez comme dirait Lacan à propos de Don Juan, dans le Séminaire sur La relation d’objet pour savoir à l’occasion ne pas le leur dire, et qu’il les aime assez pour que quand il le leur dit, elles le croient » (1). Elles croient à l’amour, à l’objet transfuge pris dans leur réel, consentante d’aller avec lui. 

Mme A, disait à propos de son partenaire, qu’elle avait trouvé auprès de lui, « l’Homme séducteur, un père, un homme rassurant ». Elle s’est fait donc objet cause de son désir à lui. Cet objet est un objet enveloppé du semblant de l’absolu. Si le phallus de B. plaît à certaines femmes, c’est au titre de représenter un phallus qui puisse servir de cause d’un désir tout au aussi absolu que le phallus qui lui est rattaché, celui d’être « celle » qui aura réussi à mettre la main dessus. 

En quelque sorte un phallus d’exception. « Je l’avais dans ma peau, au risque de perdre ma peau ! ». Nous situons ici l’objet qui se cache dans le fantasme des « victimes » : d’être la femme d’un homme d’exception. Ce fantasme permet d’accéder à l’image désirable d’une complétude à elle. Celle qui possède le phallus. Justement sur ce point se trouve la petite pierre pointue qui ne taraude pas l’esprit de B. et pour cause c’est hors de lui que cette pierre pointue se situe dans le champ de l’Autre, le partenaire. 

Les femmes qu’il rencontre ont des scrupules mais elles sont prêtes à lever le voile de cet objet très pointu pour suivre la voie du désir et de l’amour. Le mouvement est le suivant ; le partenaire croit au phallus ; mais B. est le phallus. Il est chez lui toujours érigé et prêt à jouir. Or il entretient un rapport complexe à son phallus. Je cite Lacan à propos de Don Juan « Le rapport à son objet est pour lui d’être effacé » (2). 

Il s’efface au profit de la jouissance pour empêcher toute castration. Pas de répit donc pour B. au prix de d’accepter son imposture radicale. B. est à sa deuxième ou troisième affaire de séduction avec escroquerie. D’ailleurs B. ne se prend pas pour un escroc ; il jouit d’un droit, sorte de devoir qu’il remplit auprès des maîtresses qu’il rencontre. Il s’imagine libre au sens du libertin gigolo qu’il n’imagine pas être car il se déclare en même temps amoureux. 

Pour compléter ce que je viens de vous dire ; je rappelle ce qu’avait dit au début, dans l’emprise, la maîtrise, la domination, les manœuvres de la séduction voilent en réalité un objet caché du fantasme, caché dans un scénario, un discours, une chaîne signifiante, l’assujettissement, le masochisme du sujet à l’égard de l’objet a (voix et regard par exemple), à l’épreuve de la jouissance. Ceci subsume une précision ; le statut de cet assujettissement à l’objet, son usage. Précisons. B. né après la deuxième guerre vivait avec sa mère dans une chambre dans un quartier huppé de la capitale ; sa mère travaillait dans un pressing. 

Pour mieux gagner sa vie elle amenait du travail à la maison. A l’âge de 7 ans un accident et les conséquences de celui-ci marqueront durement son existence ; un fer à repasser tombe sur lui et lui fracasse le col du fémur ; de cet accident il garde un léger boitement. Le patron avait interdit d’amener du travail à la maison. Non seulement sa hanche fut abîmée mais sa mère perd son emploi. Un cancer l’emporta quelques années plus tard. Une haine inextinguible des riches s’est emparée de lui ; sa mère disait à propos de son patron, c’est un escroc. Or B. à n’est pas escroc. 

Il est intéressé par autre chose, par un au-delà. Justement, quelques mois après notre début de thérapie, à la suite d’un rêve, il met en évidence deux objets qui lui sont chers.  « Il est dans une scène de théâtre, il doit prendre la parole, mais le micro ne marche pas ; il parle mais il est inaudible pour le public ; il demande aux techniciens non pas de procéder à des réglages mais d’éteindre les lumières ; on ne comprend pas ce qu’il veut et de peur que l’on découvre son boitillement il ne peut pas fuir, il n’ose pas fuir et reste tétanisé sur scène. Il se réveille en sueurs ». 

Des aléas de son existence, il explique que le regard et la voix sont interdépendants – depuis l’accident il cherche à masquer sa mobilité qui claudique ; à l’école des riches du quartier, un enfant racontait que son oncle était le speaker animateur du tour de France pour une radio ; il fut invité par ce camarade à assister à une transmission ; il raconte son émerveillement non pas de la course mais des prodiges du journaliste ; il se met à l’imiter ; il fabrique un style marqué dans le timbre de la voix pour impressionner son interlocuteur et contrer son regard. Comment s’y-est-il pris ? Il a étudié les sonogrammes et les fréquences harmoniques utilisées par les chanteurs ; pour s’exercer il a pratiqué durant des années des vocalises lui permettant d’avoir une intonation mixte très modulée selon les circonstances. Devant moi il peut parler comme un speaker de radio, un homme politique ou encore un vendeur de magasin. Cet usage de la voix lui apporte une assurance moïque qui lui permet de ne pas se laisser intimider par l’interlocuteur mais au contraire lui donne une aisance, conviction et peut faire de lui un charmeur. 

Devant moi, il me fait penser à un pédant, pédagogue toujours sûr de lui, sans références ni assise solide. Curieusement, dans son parcours professionnel, il n’a jamais tenté de faire le métier d’animateur. Il n’a jamais brillé dans les études. Ce point pose une question structurale ; la voix ne semble pas articulée à un manque ou à un idéal, contexte signifiant pour un névrosé. C’est de ce qu’il participe du réel, de ce qu’il manque ou rate, que le désir se fixe de façon indestructible. Ici la découverte de l’objet résulte de la rencontre traumatique, d’un réel. Ce n’est donc pas au désir qu’il est fixé mais à la jouissance de garder précieusement l’objet. Cet objet n’est pas substituable ; il n’a pas la fonction publique symptomatique que lui donne l’animateur, car pour l’animateur l’objet est élevé à la dignité de signifiant représentant le manque dans l’Autre ; ici, cet objet ne devrait pas faire le circuit pulsionnel de la perte ou du manque ; il est juste l’objet, la petite pierre pointue, élevé à la dignité de l’objet a en tant que jouissance rattachée à la douleur, à la souffrance, présente chez l’autre mais aussi chez lui, sous le mode de l’angoisse. B. est blindé à l’angoisse, mais on sent qu’elle pourrait surgir s’il est bousculé de sa posture. 

Cet objet ne se met pas entre la peau et le cuir.  S’il avait été confronté au job d’animateur, il aurait connu le chemin de la castration, de la réparation ou de la construction, car toute vie professionnelle digne de ce nom, connaît des hauts et des bas, le triomphe et la chute de l’objet a ; or ici, la volonté de jouissance triomphe toujours ; elle a pour fonction de masquer l’horreur de la castration. B. se fait simplement instrument d’une jouissance arrachée à un autre. Jouissance masochiste avec des « traits » pervers ; il s’identifie à l’objet perdu et c’est dans l’Autre qu’il trouvera l’objet a, spécifiquement dans la voix impérieuse de cette maîtresse qu’il fait jouir et qui le fait jouir de faire jouir. C’est cela la spécificité du trait tant recherché. B. trouve des femmes, initialement loyales à la mémoire de leur mari mais finalement, prêtes à tout pour le garder, au prix d’une culpabilité bordé par la honte, qu’exprime de façon magistrale, le cri angoissant de la dernière maîtresse : « je découvre avec honte que je suis heureuse d’être à toi, car je t’aime ». 

Comment ne pas articuler cet amour coupable avec le masochisme pervers ? Le fantasme masochiste place à ciel ouvert, sorte de perversion, le rapport intime entre « douleur », « souffrance », « satisfaction pulsionnelle » et « sexualité ». Il nous montre la modalité toute particulière du désir d’être aimé.  N’étant pas à proprement parler psychotique ; je dirais que son désir est volonté de jouissance. Et c’est dans cette prise de position qu’il essaiera d’atteindre la vérité de son être et de tenter de construire une solution, un semblant symptomatique qui tienne, d’être le séducteur sans scrupules et de pouvoir exercer par la séduction un pouvoir sur l’autre. 

Pour que vous compreniez le fonctionnement structural de l’objet cause de désir, je dirais que sa fonction est double. Le sujet appréhende le manque et la perte lui permettant de consolider peu à peu le rapport à l’objet et le prépare ainsi à rencontrer un objet extérieur, soit la rencontre avec un partenaire sexuel, ce qui veut dire un partenaire/objet à l’extérieur de son corps propre.  Or chez B. le manque et la perte sont niés, d’où l’enkystement de la petite pierre pointue dans le corps propre ce qui constitue à mon avis une solution narcissique lui permettant de ne pas être confronté ni à la perte ni au manque. D’où la solution d’une adolescence prolongée. B. sera ainsi capable de séduire l’autre, de l’enthousiasmer, dans un amour sensuel infantile et éternel pratiquement « asexuel ». Contrairement à ce que l’on croit, B. ne pratique pas ou très peu les rapports sexuels – il préfère parler à sa dame – le tour de passe consiste à exclure le sexuel du champ signifiant tout en le faisant planer par le biais de la parole ; il expliquera à ses maitresses qu’il est fatigué ; qu’il a mal quelque part ou qu’il a beaucoup souffert ; il promet davantage la compagnie, la présence ; « il n’y a rien de plus fort dans l’amour que la parole et la présence », dit-il. Il inscrit ainsi dans le scrupule non assumé du non – rapport sexuel. 

J’ouvre une petite parenthèse (Pendant sa jeunesse ; il fréquentait une bande de potaches de temps en temps ; il était le seul à ne jamais avoir eu une dame à ses côtés. Il était le speaker du groupe. il a eu sa première liaison vers trente ans ; une femme bien plus âgée que lui qui a validé ses qualités de présentateur mais s’est lassée vite de lui. Des années plus tard, il s’est mis à fréquenter les bistrots huppés de la ville ; il rencontre dans un café huppé une femme divorcée très riche ; ce mode d’approche a laissé des traces puisque vingt ans plus tard, nous le trouvons devant nous pour une affaire s’apparentant à cette première rencontre ; comme quoi la répétition laisse des traces.)

Apparemment ses conquêtes n’ont jamais manifesté d’insatisfaction à ce sujet. Au fond, la jouissance phallique n’étant pas recherché ; on peut supposer qu’une autre jouissance vient ; celle qui fait énigme à la jouissance féminine, jouissance qui laisse en suspens la jouissance phallique. Quelque part B. sait où cette jouissance se loge et il en tire profit. B. sait au final qu’il n’y a pas de jouissance du corps sinon sur ses bords – sur ses marges – il y a de la castration mais la jouissance tente de la recouvrir comme la voix du speaker qui couvre la clameur de la foule au moment du sprint final – la jouissance de la voix couvre celle du cycliste qui gagne la course ! 

Pour finir, je rappelle que la jouissance phallique signifie qu’il manque un signifiant dans l’Autre, un signifiant qui s’avère rapporté au sexe, celui de la jouissance féminine. Et la castration est le sacrifice consenti par le sujet du manque dans l’Autre. C’est précisément ce que dément Mr B. il croit en un sujet de la jouissance sexuelle comme complétude, croyance en un Autre tout puissant. Le summum pour lui, il n’a pas besoin de baiser pour faire connaitre à la femme la jouissance de l’amour. L’emprise se ramène à l’essentiel de pouvoir susciter l’angoisse du partenaire confronté à la réalisation d’une jouissance réalisable dans les actes mais impossible socialement parce que désir reste interdit et honteux. Le partenaire y croit et tant qu’elle reste fidèle à cette croyance, et malgré les dangers, elle ne se dérobe pas. De ce point de vue, pour le cas de B. je dirais que l’emprise est une modalité de la perversion dans la mesure, comme l’avance Lacan dans le Séminaire La logique du fantasme, définition dans laquelle il introduit la catégorie de la jouissance : « la perversion est une opération du sujet en tant qu’il a parfaitement repéré ce moment de disjonction par quoi le sujet déchire le corps de la jouissance… » (3). Cela veut dire que grâce à la séduction, il met à découvert les objets qui mettent à jour la disjonction et qui visent la jouissance. 

Comment avancer thérapeutiquement avec des personnages comme B. Côté partenaire, après avoir éprouvé l’expérience d’être « sous transfert », l’expérience de la rencontre avec le clinicien et donc du transfert permettent à un sujet de cerner les signifiants qui l’ont aliéné et pour lesquels il a consenti à « transférer » sa vie infantile sur le partenaire manipulateur. Côté « auteur », le projet serait de revenir à travers les séances à l’équivalent de la scène rapportée dans le rêve : le sujet a eu besoin de demander quelque chose à un autre, d’éteindre les lumières ; deux, tout comme le micro, la voix peut ne pas marcher ; trois, il y a de l’autre, car il est sur une scène ; quatre, un élément essentiel, la scène l’a angoissé ; qu’il y ait de l’angoisse veut dire qu’il y a du réel en jeu, c’est un bon pronostic ! 

Notes de bas de pages

1 – Lacan J., Le Séminaire, Livre V, La relation d’objet, 1956-1957

2 – Lacan j., Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, p.224

3 – Lacan J., Le Séminaire, Livre XIV, La logique du fantasme, p.349-365