Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

L’emprise, la croyance et la confiance Les stratégies d’emprise : les pouvoirs du meneur sur la foule et du prédateur sur sa proie – Dario morales

Le point de départ de notre réflexion de ce soir est comment comprendre ce qui est décrit dans certaines pratiques de domination, « la manipulation tyrannique » existante entre des partenaires dont on préfigure initialement – en théorie – que le consentement, l’accord volontaire, serait le fondement premier. Notre invité, le Dr Albardier nous dira quels mécanismes voit-il en jeu, quels outils la clinique peut-elle nous apporter pour mieux comprendre les dérives d’un certain nombre d’individus qui finissent par asseoir un pouvoir de domination, de force et de puissance sur un autre et qui renvoie in fine à cette triade qu’est la domination intellectuelle, affective et physique.

Lors de la première soirée consacrée au thème de l’emprise – abordé sous le nom de volonté de jouissance et qui subsume dans la séduction sous le tapis de la haine, un redoutable fond d’angoisse – j’avançais jusqu’à quel point la fonction de l’objet était centrale dans la construction du comportement de l’emprise. Car l’emprise n’émerge pas du sujet comme le lapin jaillit du chapeau. Elle est une résultante, l’effet d’un processus. Rien de ce qui advient psychiquement chez l’humain ne peut se développer en dehors du lien et du jeu avec l’autre semblable. Dans notre clinique lorsque nous rencontrons ces patients qui sont venus à maltraiter et à meurtrir le lien à l’autre, nous constatons jusqu’à quel point l’objet – c’est-à-dire ce qui ouvre à la dimension du manque et au champ du désir et qui est quelque part « l’objet perdu ». Et dont le sujet est forcément appelé malgré sa nostalgie à s’en détacher, dont l’objet a est le reste et qui cause sa division subjective piège dans sa dimension spéculaire. Le sujet redoute la séparation, la perte, se trouve dès lors, aliéné, identifié à l’autre, lui interdisant, lui barrant la route du désir. C’est cela que j’avais nommé la volonté de jouissance. 

La clinique illustre dans certains cas cette impossibilité et nombre des sujets que l’on met dans la catégorie des pervers narcissiques portent cette marque, d’un narcissisme prisonnier de cette première aliénation dans le rapport à l’Autre, à l’image de ce que l’on pourrait appeler « une jouissance autiste ». Bien sûr, cette nomination fait autant peur sinon qu’elle effraie davantage. Quoi qu’il en soit, le sujet imagine pourvoir à son partenaire un objet, le phallus, à la recherche de la satisfaction intellectuelle, affective ou sexuelle, en faisant l’impasse sur le ressort imminemment narcissique et auto-érotique de son entreprise.

Ce soir l’idée est de porter le focus sur une autre perspective : l’usage et l’abus du pouvoir. Pourquoi ? le point départ est l’enracinement de celui-ci non pas au titre de l’autorité qui existe dans le règne animal, certains s’arrogeant le rôle de chef de clan. Pour les humains la question n’est pas celle de l’autorité mais plutôt celle de l’abus du pouvoir – le posséder pour en jouir. Un pouvoir de vie et de mort. Cette énigme intéresse la clinique, d’où les termes d’emprise et son pendant l’obéissance ! 

Pour prendre les choses de façon structurale, prenons premièrement appui sur notre réalité humaine : le langage, emprise structurale qui nous soumet au signifiant qui vient de l’Autre. On parle à ce propos d’aliénation. De quelle aliénation s’agit-il ?  Une deuxième forme d’emprise, la pulsion qui fait de l’humain, un être dont la vie libidinale, pousse à l’acte, consolidée par le cadre du fantasme. Deux formes d’emprise sur l’humain. Pourtant il n’en a pas toujours conscience ! Au contraire, il a même l’impression de les contrôler !

Tolstoï dans Guerre et paix, faisait valoir la force intraitable du pouvoir tout en inversant sa cause : « Le lien le plus fort, le plus indestructible, le plus lourd, le plus constant qui nous rattache à nos semblables, est ce que l’on nomme le pouvoir, et le pouvoir pris dans son sens véritable n’est que l’expression de la plus grande dépendance où l’on se trouve à l’égard d’autrui »1. À l’inverse, l’histoire ne dément pas le contraire, l’extrême dépendance de celui qui a le pouvoir à celui qu’il soumet. Mais là c’est une autre histoire. N’oubliez surtout pas, les thèses de Hegel sur la relation du maître à l’esclave dans la Phénoménologie de l’esprit. Sur quoi se fonde la dépendance, l’aliénation ? L’être parlant n’éprouve pas l’emprise du seul fait d’être soumis à tel ou tel Autre autoritaire et tyrannique. L’épreuve première est le langage, il parle et il est parlé par la langue de l’Autre. Le vrai maître est le signifiant. Le langage installe et conditionne pour chacun la possibilité du pouvoir, de l’emprise et donc de la possibilité de l’obéissance. Il faut ainsi au préalable asseoir cette distinction – le vrai maître pour tout sujet est d’abord, l’ordre du signifiant. Je rappelle que le signifiant est un élément discret, significatif du langage qui oriente le devenir d’un individu, et qui va déterminer les actes, les paroles, la destinée d’un sujet. « Je veux que tu sois ceci » n’est pas un simple mot, mais un signifiant. « Tu es un vaux-rien », « sale juif » ou « sale arabe » …: cela laisse sa marque de rejet chez le sujet. 

Au second plan vient celui qui prétend occuper cette place de maître pour s’y installer. Troisièmement, le leader est toujours en position de semblant, d’être maître, parfois avec fureur avec cette condition supplémentaire que le pouvoir ne repose jamais sur la force pure et simple, mais est toujours lié à la parole. Celle-ci instaure un certain type de lien social. La conséquence de ces distinctions : le pouvoir à ce titre, parce qu’il porte en lui les signifiants de la dépendance (par exemple, le discours sur la peur), de la manipulation, (la capacité d’opposer les uns contre les autres), de l’obligation (violence légale de la loi, de la police), montre ainsi sa force, son emprise. Le pouvoir de ce point de vue est fort, son socle est le langage, d’où il contraint ensuite les corps, mieux que par la simple violence. Lacan a donné un nom à ce lien structural du pouvoir, le discours du maître, et situe dans l’écriture de ce discours en position d’agent du commandement, le signifiant maitre, qu’il nomme S1 avant que tel ou tel Autre ou sujet n’incarne sa fonction. 

Après avoir posé le socle structural, sur quoi se fonde alors l’expérience première du pouvoir, conditionnant l’emprise et donc la possibilité de l’obéissance ? Freud nous propose une réponse avec sa Massenpsychologie. Sa thèse part des travaux de Gustave Le Bon sur ce que ce dernier appelle une « foule psychologique » : « N’importe quelle réunion d’individus ne fait pas foule pour autant, il faut, dit-il certaines circonstances qui vont permettre l’évanouissement de la personnalité consciente et l’orientation des sentiments et des pensées dans un même sens. Il se forme alors une âme collective, transitoire mais présentant des caractères très nets. La collectivité devient alors une foule organisée, ou si l’on préfère, une foule psychologique. Elle forme un seul être et se trouve soumise à la loi de l’unité mentale des foules »2. Freud se montre critique à l’égard de Le Bon, en prenant à revers ce que nous venons de lire de Le Bon, qui met l’accent sur les qualités du meneur, le fanatisme et le prestige. Freud, vise plutôt les lois en jeu, il va mettre au principe, le lien à l’objet extérieur et l’identification imaginaire.  Il va mettre en évidence la structure qui concerne les foules qu’elles soient avec meneur ou sans, qu’à la place soit une idée ou un idéal, un signifiant maître comme dirait Lacan. Le schéma qui propose Freud est celui de la constitution libidinale de la foule, l’amour étant au principe du lien, si ce n’est entre les sujets, au moins entre le sujet et le meneur, ou à l’idée qu’il se fait groupe. Quel élément croise le meneur et le sujet pour exercer son pouvoir sur lui ? « Une foule primaire est une somme d’individus, qui ont mis un seul et même objet (le meneur, leur idéal) à la place de leur idéal du moi (donc à l’extérieur) et se sont en conséquence, dans leur moi, identifiés les uns aux autres »3. C’est parce qu’il y a identification moïque entre les sujets, parce qu’il se passe quelque chose de l’intérieur qui lie les sujets entre eux qu’une foule peut prendre corps. Autrement dit, un objet extérieur, une idée, se substitue à l’idéal du moi, collectivise les sujets en un tout unifié, c’est le cas de l’homme providentiel, l’église, de l’armée ou même les aficionados au football. 

Lacan à la différence de Freud et de Le Bon apporte les rectificatifs suivants : il place l’objet a (ce qui fait cause de désir) à la place de l’objet, marquant une conjonction, une jointure entre l’objet a et I(A). Pour Le Bon, il y avait une superposition de l’objet à I(A), d’où les effets d’hypnose et de fascination collective observées dans la foule dont on a l’impression que l’on a affaire à un Tout. Le fait de remplacer l’objet par l’objet a, lui permet de renoncer à considérer la foule comme un tout. Au contraire Lacan met en avant son caractère de pas-tout – l’objet a est cause du désir, manque qui structure la foule qui en aucun cas ne saurait accaparer tous les ressorts de l’objet a. Autrement dit, il y a un écart irréductible entre l’objet a, c’est-à-dire ce trait qui brille chez le meneur et la part idéal qu’il peut représenter pour le membre de la foule. Cet écart est nécessairement différent pour chaque sujet qui constitue une foule donnée. Et même si la foule se fonde dans un discours ficelé qui semble partagé par tous, il existe toujours de l’altérité, du manque qui fait qu’elle n’est jamais entière même si elle apparaît comme Une ou comme Toute, au regard du lien libidinal qui la soude dans une identification imaginaire. Elle fait simplement illusion. Les sujets captés par le meneur ou par l’idéal sont au fond, chacun différent. De plus, la rivalité, la jalousie, la concurrence entre les sujets entravent toujours l’identification « parfaite » à l’Un, au Tout. Et si son statut tient, c’est surtout grâce au lien identificatoire, à la fascination qu’elle suscite. Si Freud découvre l’enjeu pulsionnel présent dans la foule qui suit le meneur, pulsion grégaire pouvant se retourner contre celui-ci, Lacan met l’accent sur la différence, le rapport différentiel que chaque sujet entretien avec ce lien qui unit les sujets dans la foule, lien d’amour qui résulte de la conjonction, jointure des désirs envers le même objet, lien contradictoire, parfois ambivalent, fait d’exaltation et de dépendance, d’obligation et de soumission, de consentement et d’obéissance. 

Nous sommes là au cœur de ce dispositif. Explorons à présent le sens de ce lien fait d’amour dont Freud rappelle l’origine précoce de l’identification au père et du choix d’objet de la mère et leur destin dans le symptôme dont il faut débusquer sa trace dans la croyance en l’autre. Oui, le père modèle ce que l’on voudrait être ou avoir. Cette identification permet au sujet de porter pour son avantage les signifiants paternels, introjecter les propriétés de l’objet ou inversement dans l’état amoureux, abandonner les signifiants au profit de l’objet aimé. La structure de l’amour révèle le transfert de la libido du moi, sous la poussée de l’objet a, à l’objet. Ce forçage fait collapser l’objet et I(A) créant l’illusion d’un consentement. (Soit dit en passant, la difficulté pour la clinique à faire de cet acte libre de la pensée un concept clinique)4. Je dirai de façon plus précise qu’il s’agit de croire. Croire n’indique pas une simple option de confiance que l’on porte à un autre. « Croire en », c’est un acte qui marque l’adhésion pleine et entière qui engage parce qu’en réalité on consent aux signifiants qui font croire – le niveau supérieur étant la certitude, la conviction inébranlable et les extrêmes les plus radicaux, la vénération et la fascination. Sans y aller si loin, la formule la plus courante serait le charisme incontestable qui subjugue et qui incite à adhérer à la volonté puissante et impérieuse du chef qui exalte une croyance commune et qui induit des passions collectives. 

Une telle foule tout en s’ignorant elle-même peut produire des rassemblements éphémères et inorganisés et suivre d’une même émotion, d’une passion religieuse ou politique, une haine ou revendication commune. Petite parenthèse théorique – sur les signifiants de l’amour. Croire implique obéir au commandement d’un certain nombre de signifiants. A quoi obéit-on ? Lors du forçage qui collapse l’objet et I(A), sous la poussée du manque, du désir, le sujet se met à y croire, aux signifiants de l’Autre. Il subit de la part de l’Autre un effet de suggestion. Disons-le de façon structurale : un propos ne peut être compris que s’il présente une signification pour celui qui écoute et si ce propos trouve en lui un destinataire, s’il participe à sa signification, s’il se prête au sens. Écouter veut donc dire se laisser entraîner par des signifiants ; la signification viendra avec ! Écouter, y accorder son ouïr, c’est déjà être plus ou moins obéissant. Rappelons qu’obéir signifie « prêter l’oreille », « être soumis à ». Au fond, un énoncé de l’un renvoie à la part d’énonciation chez l’interlocuteur, il me dit cela, mais « Que vuoi ? » Que me veut-il ? Autrement dit, il y a du sens mais il y a également un autre registre, celui de la puissance des mots, celui où il intime, un appel qui a valeur d’ordre, la puissance de répondre, d’accepter, de refuser. Il y a de la jouissance en jeu ! Il intime d’écouter. De plus, cet appel n’a d’influence réelle qu’à la condition d’être constamment répété. Napoléon disait que « la répétition est la plus forte des figures de rhétorique ». 

Je vous cite des propos d’une pièce de Feydeau, d’un homme gourmand qui s’adresse à une fille – « tu es mon trésor ! tu es mon trésor le plus précieux ! ». Le signifiant interpelle et commande, il convoque le corps de l’autre sous la forme de la préciosité d’un objet, ce qu’il cache, à découvrir. Il convoque la jouissance mais aussi sa perte d’où la réplique, le plus précieux ! d’où la répétition ! et si cette phrase fait mouche, il est un signifiant c’est parce que l’interlocutrice n’est pas sourde. Elle peut être prise comme objet, « le trésor », objet de jouissance. Mais imaginons qu’au delà de ce qu’elle entend, au-delà du sens, qu’il y ait une attente… Avec quel soulagement le sujet peut en effet s’en remettre comme corps, aux signifiants de l’amour maniés par l’Autre, y trouvant son compte ! 

Il en va ainsi nous dit Lacan, pour celui qui trébuche sur son manque à être et qui espère trouver au lieu de l’Autre sa réponse. Guère étonnant, de le voir se tourner en y croyant vers les fausses promesses d’un autre qui fatalement l’enferme dans ses filets, comme dirait Nietzche : « La croyance ne prouve que sa force et non la vérité de ce que l’on a y croire » (et non la vérité de ce que l’on croit). 

En conclusion, si le ressort de l’emprise est l’amour, vient ensuite la dépendance, l’aliénation et donc la peur. Que peut faire la clinique pour un sujet sous emprise ? Je conclue provisoirement par deux remarques : on sort parfois par une traversée sauvage, on quitte violemment l’autre, parce qu’il a outrepassé les limites. Parfois à la manipulation et la peur se greffe la violence physique. Otage du cœur mais pas forcément des lieux, me disait une patiente. Deuxième solution, on ne peut pas changer les signifiants maitres d’une histoire – ceux avec lesquels un sujet a tissé son histoire, mais à partir du moment où un sujet rencontre un clinicien, parler, dire, peut conduire à tisser autrement ces signifiants. Chercher la part d’aliénation, de lâcheté, de dette qui a conduit à une situation. Le sujet peut essayer de tenter de s’émanciper de la charge de l’Autre perçu comme tout puissant et se forger ainsi un autre destin et de décider de porter la charge tout seul. Ce n’est pas toujours facile mais certains s’y attellent avec succès.

NOTES

1 Tolstoï L., La guerre et la paix, Paris, Livre de Poche, tome 2, p.730

2 Le Bon G., Psychologie des foules, Paris, PUF, (1971), p.16-17.

3 Freud S., « Psychologie des foules et analyse du moi », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, (1981), p.181 

4 Cf à ce sujet, Herman E. S et Chomsky N., La fabrication du consentement : de la propagande médiatique en démocratie ; Fabriquer un consentement : la gestion politique des medias de masse ; La fabrique de l’opinion publique : la politique économique des médias américains, Marseille, Agone, 2008