Prenons notre départ d’une remarque d’É. Laurent : « la postmodernité est en rupture avec le régime de l’apaisement de l’angoisse par le signifiant-maître et avec la régulation de la jouissance par la castration ». Mais notre époque dispose d’autres moyens pour lutter contre l’angoisse et parmi ceux-ci l’usage de drogues, usage qui prend le plus souvent un caractère addictif. Le signifiant-maître est dès lors supplanté par une volonté de jouissance qui prime sur les idéaux sociaux et qui s’affranchit de certains interdits. S’affirme ainsi une recherche d’autonomie qui n’attend pas les autorisations de l’Autre pour accéder à un plaisir immédiat, plaisir solitaire ou partagé dans des moments festifs. La psychanalyse dit que « le névrosé n’arrive pas à atteindre le mirage » de la satisfaction, que c’est son problème. L’addict, lui, est dans une position différente, il a la solution à sa portée : il se charge de produire ce mirage à ses frais par le recours au toxique en lieu et place de ce qui rate dans sa sexualité. En s’abandonnant à son impératif de jouissance, l’addict toxicomane donne son congé à l’Autre, il fait impasse sur l’Autre normatif qui pourrait lui demander des comptes. Ne s’estimant lié à aucune dette, il a le sentiment d’avoir tous les droits. Ce n’est pas sans conséquences sur les repères de son existence et sur le positionnement de son corps dans l’économie du plaisir.
En 1975, Lacan définit la drogue comme « ce qui permet de rompre le mariage avec le petit pipi ». Autrement dit, la drogue déconnecte la signification phallique de l’Autre du langage. Il me semble qu’on peut dire qu’après cette rupture, une voie est ouverte, celle d’une autre sorte de mariage, en l’occurrence l’union avec la pulsion de mort.
Le cas de Nathalie
Il s’agit d’une jeune femme de 33 ans que j’ai suivie pendant 8 ans.
Elle est célibataire. Elle s’active beaucoup pour masquer un sentiment de vide menaçant : son travail très investi, ses relations amicales tumultueuses, ses relations sexuelles faites de rencontres furtives viennent contrer un sentiment de désespoir auquel elle fait face par l’usage immodéré d’alcool et de drogues multiples. Elle se rue vers des jouissances immédiates. Dans son monde d’adversités et de frustrations quotidiennes, le stupéfiant est son partenaire privilégié tout en espérant quand même parvenir un jour, en dépit de ses excès, à ce qu’elle appelle une vie « normale ». Elle vit donc dans l’incertitude du lendemain, se procurant « des lichettes » de jouissance (JAM) qui ne lui assurent aucune stabilité rassurante.
Question stabilité, on peut dire qu’elle a vécu deux périodes de sa vie où la continuité d’une relation a fait ancrage pour elle :
La période de construction pendant l’enfance et la période de destruction au début de sa vie de jeune adulte.
L’enfance (construction) : Nathalie a été conçue par une très jeune mère (15 ans), très perturbée, menant une vie dissolue si bien que l’enfant a été élevé au foyer des grands parents maternels. La grand-mère maternelle a été l’étoile de cette période, comblant Nathalie comme une mère totalement bonne. Il n’y avait aucune limite à la satisfaction de ses demandes. On peut se demander si jamais Nathalie sera en mesure de se sevrer de ce substitut maternel dont elle garde précieusement la nostalgie. Elle reste appendue au désir de cette grand-mère. Le grand-père paternel quant à lui, avait à résister au mépris et aux injures de sa femme et de sa fille mais Nathalie finira par découvrir sa bienveillance. Des souvenirs d’enfance rapportés par Nathalie, je déduis que ce monsieur a toléré beaucoup de choses concernant les inconduites de sa fille, la mère de Nathalie. La mère se suicide quand Nathalie a 13 ans. La grand-mère maternelle ne s’en remettra pas et décédera quelques années après. Si bien que Nathalie, adolescente, se retrouve éjectée de ce cocon familial et dès lors elle ne cessera pas de « répéter l’effort de détachement » de ce substitut maternel. Elle est recueillie par un oncle maternel, mais va très vite s’ingénier à se rendre insupportable (fugues, hasch) et elle sera rejetée par cette famille. Elle est placée en foyer : ici encore elle multiplie les conduites délictueuses et se fait renvoyer. Elle n’admet aucune autorité, elle combat le Bien qui lui vient de l’Autre. Y a-t-il déjà une jouissance à se faire rejeter de plusieurs côtés ? Sa fuite en avant l’amène à rencontrer Pierre, de 10 ans son aîné, avec qui elle va avoir une relation durable mais destructrice. Elle est attirée par sa profession dans le domaine culturel.
La période de destruction : Pierre est porteur du virus du SIDA mais ne l’en informe qu’au bout de deux ans. Elle est contaminée et doit prendre une trithérapie en continu. De plus Pierre se montre tyrannique, voire violent, mais elle reste 10 ans avec lui en dépit des mauvais traitements. C’est aussi lui qui l’initie aux drogues dures. Elle ne fait rien pour se préserver des dangers, c’est comme si elle n’en voulait rien savoir. Est-ce dans l’espoir de se brancher sur le désir de Pierre ? Seules comptent les intensités de son corps joui par les drogues dans le moment présent, sans aucune projection dans l’avenir. Ces dérèglements la livrent à « des impératifs de néant » pour reprendre une formule de S. Cottet. Elle occulte cela pour ne voir que l’effet qu’elle recherche : soulager sa douleur d’exister. Ses défenses se précarisent face à un réel angoissant qui plombe son existence et l’efface comme sujet. Elle s’est mise hors protection (inverse de la relation avec la grand-mère). Nathalie est déçue par l’amour, mais elle n’en considérera pas moins Pierre comme l’amour de sa vie bien au-delà de leur rupture. Un rêve porte témoignage de la persistance de ce qui a fait trace pour elle dans cette relation : Pierre lui a pris son téléphone portable. Ça l’embête car elle continue à payer l’abonnement alors que c’est lui qui dispose du téléphone. Elle va chez lui, défonce la porte et récupère l’appareil. Mais ensuite elle a peur de perdre la clé de chez elle. Elle interprète l’abonnement comme son lien avec le VIH. Ainsi le virus transmis fait-il trace de leur union, comme si en l’inoculant, Pierre l’avait faite chair de sa chair. À noter que Pierre l’a aussi faite son héritière, aussi bien de certains objets que de ses dettes auprès de la banque ! Elle semble n’avoir pas été affectée par la mort de Pierre et a poursuivi sans lui sa vie périlleuse en choisissant très souvent des partenaires sexuels qui la dégradent : elle est l’objet déjeté, méprisé par l’autre et elle reste toujours en quête de ce qui pourrait calmer son avidité. La répétition des expériences ne lui apprend rien, c’est, pour le dire avec J.-A. Miller « la répétition du « Un » commémorant une irruption de jouissance inoubliable »1, mais ces expériences ne s’additionnent pas, si bien que Nathalie n’en tire aucune leçon.
- Freud: « l’action des stupéfiants dans le combat pour le bonheur et le maintien à distance de la misère est à ce point appréciée comme un bienfait que les individus leur ont accordé une solide position dans leur économie libidinale »2
Pour Nathalie, c’est un bienfait à double tranchant : car le stupéfiant est bien « un briseur de soucis » pour s’exprimer comme Freud (« Sorgenbrecher »), mais c’est en même temps, ce qui la pousse au pire.
Elle va désormais entremêler auto-construction et autodestruction sans pouvoir donner un sens véritable à sa vie. Elle paye un lourd tribut pour que le bonheur lui soit accessible, mais cela ne vaut pas comme reconnaissance d’une dette, d’une dette symbolique qu’elle ignore totalement. Elle fait beaucoup pour échapper à l’errance subjective et cherche en vain une place assurée dans l’Autre qu’elle a répudié de façon radicale depuis son abandon par la grand-mère le jour de sa mort.
Au cours du traitement, le récit de ses difficultés relationnelles dans le travail et dans les relations amicales occupe une place prépondérante. Les embrouilles sont constantes et les tensions sociales multiples. Prenons le domaine du travail : Nathalie a noué une relation privilégiée avec la dirigeante de l’entreprise et savoure l’exclusivité qui lui est réservée (repas en tête à tête, inclusion dans la vie familiale …). Mais peu à peu sa côte d’amour baisse ; ne serait-ce que parce qu’elle ne peut pas cacher son jugement très négatif sur le mari de la chef d’entreprise ou parce qu’elle développe une jalousie tenace envers le juriste avec lequel elle doit collaborer. Elle peut se montrer autoritaire et cassante avec un autre collègue. Perdant sa position d’exception aux yeux de la dirigeante, elle trouve alors d’autres façons de bénéficier de privilèges : elle argue de ses troubles du sommeil pour imposer de commencer sa journée de travail à 14 heures. Elle est de plus en plus mal supportée et décide de quitter cette entreprise où elle avait projeté sur la patronne, selon ses dires, une image de « mère », pour postuler à un autre emploi, toujours dans le domaine culturel.
Il s’agit pour elle d’une promotion intéressante et elle investit ce nouveau contrat massivement « c’est comme si je me mariais » jubile-t-elle, sans associer sur le fait que cet emploi se situe dans la même orbite professionnelle que celui exercé autrefois par Pierre. Mais les choses sont mal engagées : pour se faire embaucher elle a menti sur son CV en prétendant avoir des diplômes et qualifications qu’elle n’a jamais eus. Elle compte sur sa débrouillardise et sa vivacité d’esprit pour tenir le poste. Elle ne fera illusion que quelque mois et sera licenciée, non sans obtenir une indemnité confortable. Mais la chute est dure et la crise inévitable.
Dans les relations personnelles avec ses amies, complicités et rivalités se conjuguent. Nathalie veut toujours avoir raison, elle se fâche et se réconcilie sans cesse, si bien que, pendant les week-ends, les plages de solitude sont inévitables ce qui l’incite à consommer alcool et drogues à plus fortes doses. Elle s’en plaint dans chaque séance de lundi.
Elle fait de fréquentes rencontres sexuelles qui la déçoivent à plus d’un titre. D’abord elle sélectionne le plus souvent des hommes qui veulent l’utiliser sans scrupule avant de la rejeter. Il lui arrive rarement d’établir un contact avec un homme « bien » mais très vite, elle s’ennuie et elle rompt. Pour varier un peu, elle fréquente les milieux échangistes. Il y a une addiction au sexe qui ne lui procure le plus souvent que peu de plaisir : il faut qu’elle soit « défoncée » pour que ça marche pour elle. En tout cas l’amour n’est pas au rendez-vous.
Un imprévu survient : elle doit être hospitalisée pour un syndrome très douloureux des extrémités de tous ses doigts. On évoque le diagnostic d’une artérite obstructive ; elle est paniquée « on va me couper les doigts ». Il n’en sera rien mais elle comprend que ce trouble est dû à l’association de la trithérapie avec la cocaïne. Il lui est demandé de se sevrer non seulement de cigarette mais de toxiques. Elle ne respectera la consigne médicale que quelques mois, tout en manifestant son mécontentement à l’infectiologue qui tâtonne pour trouver un autre traitement que la trithérapie précédente. Elle s’estime en droit d’exiger un résultat rapide de celui qui est censé posséder le savoir. Ni reconnaissance, ni dette ne l’encombrent.
Si Nathalie se montre aussi difficile avec les autres, c’est à cause des exigences du « plus-de-jouir » qui s’impose à elle comme un partenaire , de cet impératif de jouissance qui usurpe la place du signifiant-maître dont elle ne fait pas cas. Cela la voue à de fréquents moments de solitude pendant lesquels les idées de mort lui reviennent à l’esprit. La mort comme point de butée quand plus rien dans le Symbolique ne peut réguler l’angoisse, plus de signifiant-maître.
Un rêve : elle est avec un homme. Ils doivent transporter un cadavre dans un sac de voyage. Elle a peur que ça pue dans le bus. Ça lui évoque l’idée qu’il y a quelque chose de caché. Sans associer davantage, elle me demande : c’est quoi, ce qui est caché ? (en esquivant une autre question qui serait : c’est qui ? qui peut être ce cadavre ?). C’est un rêve contemporain d’une période où elle part seule en vacances dans un pays lointain. Seule mais avec ses tourments.
Le cas de Nathalie me semble pouvoir être éclairé par une formule de S. Cottet : « la pulsion de mort unifie le sujet à sa propre béance sans que le moi y trouve à redire »3
De quelle béance s’agit-il pour elle ? Serait-ce « la béance de la castration » que Freud situe « au niveau du génital »4: on serait alors dans le champ de la névrose mais ce n’est pas celui où s’inscrit la problématique de Nathalie. Dans son cas il s’agit plutôt d’un rejet de la castration (Verwerfung dit Lacan)5. Donc d’une béance existentielle qui concerne un signifiant manquant dans l’inconscient : avec pour effet que « cette dépossession primitive du signifiant, il faudra que le sujet en porte la charge et en assume la compensation »6. C’est sans doute ce à quoi Nathalie se voue, en prenant appui sur les drogues pour masquer le vide qu’elle ressent dans sa vie, le trou noir d’un réel impossible à supporter. Pas de remords, une étanchéité totale à la culpabilité. Le moi ne trouve rien à redire à tous ces comportements transgressifs, ou si peu : les passages à l’acte s’enchaînent répétitivement, parfois au péril de la vie. Et c’est la pulsion de mort qui croche le sujet à un Un susceptible de faire pièce à l’Autre délesté de ses moyens signifiants, un Autre dégradé. Nathalie refuse le renoncement de jouissance qu’implique la castration, et le manque propre au désir. De là s’ouvre la voie du mortifère qui l’enferme dans une jouissance qui l’abîme.
Elle a un jour rencontré son père et a obtenu de lui qu’il lui paye les leçons pour obtenir le permis de conduire ; elle a donc pu payer l’auto-école mais n’a jamais pris de leçon. En pure perte en somme. Mais comme dit le poète « la perte aussi nous appartient »7. Quelle place lui faire ? Pas de permis autorisé par le père pour bien se conduire, mais Nathalie s’en passe car elle est « de l’époque de la permission de jouir, où la béance intrinsèque de la jouissance ne s’abrite plus derrière le père »8 comme le remarque J.-A. Miller
Notes de bas de page
1- J.-A. Miller, Revue Cause du désir, n° 107
2- S. Freud, le malaise dans la culture, Œuvres complètes, PUF, Paris,Tome XVIII, p 265
3- S. Cottet, Revue de la Cause freudienne, n°48, p 113
4- J. Lacan, Les Noms-du-Père, p 79
5- J. Lacan, Je parle aux murs, p 96
6- J. Lacan, Séminaire III, « les psychoses », le Seuil, Paris, p 231
7- Rainer Maria Rilke
8- J.-A. Miller, l’orientation lacanienne, cours fait au Département de psychanalyse Université Paris VIII, séance du 11-06-2003, inédit (notes personnelles)