Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

La scène intime de l’adolescent et l’importance du décrochage scolaire – Dario MORALES

Passer le cap de l’adolescence est une étape physique et psychique complexe que chacun doit traverser, avec plus ou moins d’embuches, d’encombres, de douleurs, d’espoirs etc. Un ensemble riche de sentiments à la fois sincères, vrais, mais aussi ambivalents. L’adolescence n’est-elle pas une étape qui se vit dans une langue dont le sujet ne sait pas trop comment l’utiliser ? Qu’est vivre, sédimenter, construire et en être l’usager de sa langue en mutation ? Justement, il en sera question ce soir, par un biais très particulier, certainement faussé mais qui en dit long par le malentendu qui est véhiculé. Comment nommer ce passage de vie lorsque le jeune adolescent rencontre à l’école – lieu de passage – l’impasse, la rupture scolaire, qualifiée par ce terme à consonnance généralement négative, le décrochage scolaire ? Au fond, plutôt que de savoir qui décroche (parfois le sujet se porte bien), la question serait comment et à partir de quoi cela décroche ? De quel objet l’ado décroche ? Inversement, vers quoi pourrait-il se re-accrocher, quel serait cet objet ? Et si décrocher, n’était que le signe d’un malaise plus profond, le débranchement subjectif ? 

Autant de questions au croisement des problématiques de l’adolescent traversé par la séparation, le détachement, le refus – signifiants de ce qu’on appelle couramment la crise de l’adolescence. L’adolescent qui décroche se trouve en panne, décroché du désir, du désir d’école, voire du désir même de savoir. Tout cela peut être observé et pensé de manière plus profonde, comme un chamboulement dans la vie psychique du sujet qui peut/veut/doit en passer par ce décrochage. Le clinicien averti saura faire la différence entre débranchement subjectif et décrochage. En effet, parfois la frontière est complexe : des signes discrets du décrochage peuvent nous mener vers « le désordre provoqué au joint le plus intime du sentiment de la vie (chez l’adolescent) »(1). Cela implique un désordre dans la manière de ressentir le corps, la subjectivité et le monde. Trois niveaux qui inscrivent le mode relationnel du sujet à son univers : il peut présenter ainsi un « débranchement, une déconnexion » dans les identifications sociales produisant alors des phénomènes qui se traduisent par le repli ou au contraire l’errance ou la marginalisation ou inversement par l’idéalisation des études ou encore un intérêt pathologique lié aux problématiques corporelles portées par le poids, la nourriture, taille et les semblants corporels, etc. Dans bien des cas, on observe une décompensation psychotique ou l’installation d’une psychose ordinaire où dominent des thèmes qui portent sur des questions existentielles plutôt que sur celles du désir – dans une constellation de petits signes discrets qui attestent la carence de la fonction symbolique au profit des préoccupations imaginaires ou réelles. La clinique nous surprend toujours !

Il y a donc du sujet qui grandit – adulescens – dans ce passage de la vie qui ne trouve pas sa spécificité immédiatement du fait qu’elle est la marque de la fin d’un cycle, l’enfance et de l’autre l’ouverture vers une nouvelle vie encore inconnue, l’âge adulte. Ce long cheminement se fait dans un tunnel intérieur et secret où s’élabore une pensée, promesse d’un acte. Comment inscrire ce qui n’est pas encore élaboré dans le champ de l’Autre et qui ne peut parfois se faire que par des symptômes et des comportements qui révèlent la difficulté de cette inscription, le refus anorexique, le suicide, la toxicomanie, la compulsion au jeu, certains actes de délinquance, etc.  De l’autre, il y a l’aspect social de ce qui peut le désarrimer jusqu’à sa désaffiliation de toute institution – plus voyante assurément à l’école car elle occupe pratiquement tout son vécu social. Dès lors le décrochage est défini par les multiples manifestations quotidiennes d’attaque du lien éducatif, de mise en échec de la forme scolaire, ainsi que les manifestations de souffrance par rapport au savoir. 

La thèse que je défendrai ce soir est la suivante : le décrochage est une étape psychique importante riche en malentendus dans un mouvement de séparation. Le décrochage scolaire peut être le symptôme individuel et social dans une phase de changement à la fois du corps et de la psyché qui peut entraîner une fragilité subjective. Et cette fragilité a pour cause le rapport à l’objet, aux objets, psychiques et réels. D’où la place importante qu’est faite à l’école.

Qui sont les décrocheurs ? Majoritairement des garçons, ils accusent des retards scolaires, souvent ils habitent en périphérie des villes. Tout cela doit être contextualisé – nous avons évoqué l’adolescence comme passage où se joue un processus de séparation d’avec l’Autre, l’enfance, les savoirs infantiles, les parents, et l’école des premiers âges. Mais cette dialectique peut être pensée non seulement comme processus de décrochage, rupture mais aussi comme processus de re-accrochage avec la scène scolaire, les pairs, des nouveaux savoirs, mais aussi un nouveau rapport au symptôme (…) Rater, affronter, surmonter ces différents processus que s’écrivent en termes de décrochage, séparation, ré-accrochage, nous souhaitons les interroger à partir de ces entrées réflexives que sont, le rapport au savoir et le lien à l’Autre. 

Le premier mouvement de ce détachement, vécu comme un décrochage est le refus – centrons nous un instant sur la question du savoir et ses conséquences. La touche de l’idéal qui touche les figures parentales concerne souvent leur prétendu savoir, leur assurance et dans le désenchantement qui s’ensuit l’esprit se met à la recherche de la vérité rencontrant plusieurs voies possibles. La régression infantile, le repli chez soi, la soi-disant phobie scolaire est souvent la seule explication proposée. La symptomatologie habituelle est celle de la défiance vis-à-vis de l’école et du cadre familial ou bien, il va rejoindre des groupes mais cela peut dériver vers la bande du quartier et les passages à l’acte délinquants. Ou encore, il choisit une voie moyenne, celle de l’isolement. Pas facile à repérer immédiatement : il est silencieux, sans trouble de comportement voyant, il sort, va à l’école mais il n’a pas d’amis, il est perpétuellement seul dans sa chambre. Il joue pendant des heures avec son téléphone ou l’univers virtuel qu’il s’est inventé, il est triste, à l’allure dépressive. Le refus donc, la symptomatologie en présence amorce donc un changement initialement pris dans les tourbillons de la relation aux parents, au père, au savoir, et ce déplacement se fait sentir dans la relation ambivalente qu’il entretient avec les enseignants. Ces différentes voies tracent le chemin du « décrochage » et de la stigmatisation d’une problématique qui se traduit par les termes de « l’élève en échec », « absentéiste », etc. Décrocher serait pour alors une étape psychique spécifique dans ce mouvement de séparation propre à l’adolescence – étape qui peut être traversée et surmontée pour se raccrocher. 

Pourrions-nous soutenir une réflexion sur la figure du maître à l’adolescence et le pivot que représente le père ? Peut-être pourrions-nous arrêter un instant ! Le père est un idéal pour l’enfant et ensuite il n’est plus le plus puissant.

Dans un joli texte, « Sur la psychologie du lycéen », Freud confesse : « je ne sais ce qui nous sollicita le plus fortement et fut pour nous le plus important, l’intérêt porté aux sciences qu’on nous enseignait ou celui que nous portions aux personnalités de nos maîtres » (2). Freud met en tension dans ce paragraphe, l’intérêt pour le savoir et la rencontre avec ce qu’on appelle les maitres. C’est dans cette conjonction que se fait jour l’importance du désir car le savoir revient au sujet par la voie de l’Autre. Il n’y a pas d’acquisition de savoir sans l’Autre et inversement, une défaillance du maître, de l’Autre, peut rendre impossible l’accès au savoir. Ce postulat de Freud trouve-t-il des nos jours sa place ? Est-ce que la figure de l’Autre peut barrer la route au savoir ? 

Freud défend la thèse que « c’est dans cette phase du développement du jeune individu que survient sa rencontre avec les maîtres » (3). Tout tourne autour de la place du père et de sa substitution par la figure du maître. Nous sommes devenus méfiants quant à l’usage que l’on peut faire du père ! Peu importe, ce qui compte, la substitution et le détachement définissent la donne à d’adolescence ! En gros, le détachement se fait comme moment de crise pour laquelle il faut remodeler autrement le rapport aux identifications afin qu’une décision puisse annoncer sa sortie ! 

Comment sortir de cette situation d’être élève en situation de décrochage ? Le pari que nous avons fait consiste à considérer l’élève à partir de sa condition individuelle, subjective, mêlée de choix et de non-choix, de passages à l’acte, de ratage, de refoulements, d’oublis, d’ambivalences, mais également « épris de parole ».

Ce soir nous accueillons des collègues enseignants et psychologues qui interviennent dans des lieux qui ne sont pas forcément les derniers recours pour nombre de jeunes qui « échouent ». L’élève qui y vient arrive avec son symptôme frappé initialement par le « décrochage » . Il s’agit ici d’élaborer et d’inventer dans la mesure du possible une autre position singulière dont il pourra faire valoir autrement son rapport au savoir, afin que ce savoir soit moins pris dans le refus, moins teinté d’ignorance, moins con, disait Lacan (4). En prenant le temps qu’il lui faut, s’il franchit ce mouvement, il pourra faire valoir la singularité de son symptôme et en faire un autre usage – lui permettant de construire son nom et sa place de sujet confronté à ses nouvelles responsabilités.

Il ne s’agit pas d’empêcher l’adolescent en grande difficulté qui peut trouver dans les études une manière nulle autre pareille de circuler dans son univers, et de poursuivre les études malgré les limites qu’impose son vécu symptomatique ! Au contraire, c’est un pari. Certains sont volontaires et par leur initiative ils témoignent de leurs trouvailles sans forcément abandonner l’école ! Comment un sujet peut-il traverser le tunnel de l’adolescence si ce n’est en essayant de tâtonner avec sa propre langue intérieure et secrète, à la rencontre de celle de l’Autre qu’incarne l’autorité, les parents, l’Autre social, l’Autre sexué… ? 

Cette langue, sous le coup du remaniement pulsionnel pubertaire est également une épreuve du manque. C’est donc un long cheminement intérieur et secret qui peut mener de cette intention d’aller vers l’extérieur de soi à sa mise en acte, à l’inscription de son désir dans le champ de l’Autre, au champ du savoir sur l’humain. L’impasse que l’adolescent rencontre est accentuée par le fait qu’il ne prend pas souvent le temps de maturer sa pensée, car elle est souvent dépassée par l’agir. Par conséquent, l’inscription de son désir dans le champ de l’Autre et mis à mal. L’école va accentuer ce décalage. Il doit en passer par une certaine perte de jouissance qui laissera sa place à un autre type de jouissance, inconnue et initialement peu contrôlable qui accompagne les changements psychiques et corporels. Une jouissance libidinale inconnue, étrange et presque étrangère à soi-même, bien qu’émanant de son propre corps. Comment en rendre compte pendant les études ? Comment penser ce passage alors que l’école peut-être en même temps un support identificatoire et que les adultes sont investis comme transmetteurs de l’accès aux savoirs ?

 

NOTES

1 Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.93-100

2 Freud S., « Sur la psychologie du lycéen », Resultats, idées, problèmes, Paris, PUF, 1984, vol I, p.228 

3 Freud S., ibid, p.230

4 Lacan J., « Du discours psychanalytique », Lacan en Italie