Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

La question de la suppléance dans les tentatives de compensation des états prépsychotiques décrits par Katan

Dario MORALES

En intervenant dans cette table ronde, j’aimerais évoquer comment la mise en correspondance des notions de « comme si » et de « prépsychose », issues de la clinique de H. Deutsch et de Moritz Katan, constituent, au-delà de leur limitations théoriques et de leur divergences, des apports indéniables à la compréhension des défaillances de la structure subjective, chez des sujets parvenant à maintenir pendant des périodes parfois très longues, en dépit d’une conjoncture propice au déclenchement, une stabilisation, pour laquelle on ne décèle pas à proprement parler, ni de délire constitué, ni d’hallucination.

Néanmoins, une remarque historique s’impose. Malgré l’affinement et l’épurement commencé par la psychiatrie et ensuite par la psychanalyse, des auteurs n’ont cessé de décrire des états cliniques frontières. Les tentatives pour nommer ces états ont été fort nombreuses, ouvrant à une série de dénominations. La compréhension de la psychose non-déclenchée, par exemple, ne pouvait guère se poser au milieu des années 50. Les raisons en sont évidentes, la notion de structure psychotique n’ayant pas encore à cette date, trouvé sa consistance théorique.

Avec le terme de prépsychose, Katan a mis l’accent sur ce qu’est la position du sujet avant la décompensation tout en laissant entendre un moment d’avant la psychose. Inversement, au cours de la même période s’imposait la thèse très répandue dans les cercles kleiniens, selon laquelle le noyau psychotique est une virtualité inhérente à tout être humain. Nous avons là deux lectures différentes de l’état subjectif qui précède le déclenchement psychotique. Mais de tels états interrogent. D’où la question que résume parfaitement M.-H. Brousse : « A quelles conditions une structure psychotique échappe-t-elle au surgissement des phénomènes psychotiques ? Autrement dit, comment rendre compte du non-déclenchement ? » (1). C’est pourquoi le terme de psychose non-déclenchée, apparu beaucoup plus tard, s’avère être plus approprié pour mieux cerner les questions de structure. Son étude requiert néanmoins que la structure psychotique ait trouvé sa consistance. La psychose conçue en termes de rapport du sujet au signifiant et à la jouissance que l’on trouve exposée dès les années 50 au Séminaire III et dans la question préliminaire, trente ans plus tard, dans RSI et Le Sinthome (1975), lorsque Lacan est amené à rendre compte du non-déclenchement, après s’être intéressé à Joyce, alors seulement surgissent des questions concernant les modes de compensation et de suppléance

Je vais synthétiser la « période prépsychotique » de Moritz Katan. Ensuite je vais montrer en me référent au Séminaire III, les limites de sa conceptualisation. Enfin, je me permettrai une ouverture à partir des « impostures subjectives » vers des conceptualisations plus récentes de Lacan sur le statut de la suppléance, thème qui sera abordé au cours de l’après midi.

En 1958, dans l’article consacré « aux aspects structuraux d’un cas de schizophrénie » (2), Katan approfondira, à partir d’une observation clinique, les relations existantes entre symptômes prépsychotiques et psychotiques présentés par un patient, en cherchant à comparer les points saillants et leur articulation dans la théorie du développement du Moi. L’étude est assez longue. Je vais me concentrer ici sur un moment, celui de la « stabilisation » durant la phase dite prépsychotique. « Au cours de mes recherches, je suis arrivé à la conclusion que la schizophrénie de l’adulte n’est pas précédée d’un état psychotique chez l’enfant » (3). Deux lectures sont possibles : il y aurait dans cette phase un dynamisme qui tendrait vers la psychose déclarée, mais on voir au contraire une poussée susceptible de retarder la survenue du déclenchement. L’apparente contradiction n’en est pas une, puisque le dynamisme de l’état prépsychotique est un effort de restitution (en anglais, restructuration) (4), une tentative de guérison, dans le but de s’adapter à la réalité objective. La prépsychose constituerait, dans le meilleur des cas, en une suppléance qui mettrait à l’abri une décompensation psychotique.

Il n’est pas douteux qu’il existe des suppléances (ou des compensations) permettant d’éviter la survenue de celle-ci parfois pendant toute une existence. Quelques années auparavant, Katan avait avancé le terme de « prépsychose » pour désigner la période précédent le surgissement des crises de Schreber (5). Si Schreber était décédé avant 42 ans, en n’ayant souffert jusque là que de quelques troubles hypocondriaques, qui aurait songé à évoquer la psychose le concernant ? (6) Mais, faute d’avoir dégagé une réflexion structurale en référence à la psychose, comme le fera plus tard Lacan en référence à la forclusion du Nom-du-Père, faute d’avoir repéré les manifestations discrètes de la forclusion, les phénomènes élémentaires, l’expérience énigmatique et toutes les manifestations cliniques qui révèlent l’isolement d’un signifiant par rapport à la chaîne, Katan est obligé de se référer aux développements du Moi freudien, à la perte et/ou renoncement du lien oedipien, au besoin de féminité en raison de l’inachèvement du surmoi ; l’ensemble de ces failles étaient à l’origine de la problématique de la prépsychose, mais en bon kleinien, il ne pense pas à la structure psychotique mais au défaut de structuration que le sujet tenterait de pallier pendant la prépsychose. En revanche, Katan mentionne explicitement et avant Lacan, l’objectif premier de la phase prépsychotique : suppléer à l’effondrement du surmoi, suppléer à l’absence de la triangulation oedipienne structurante. Elle constitue l’échafaudage d’une compensation à défaut d’une suppléance lui permettant d’enrayer définitivement le déploiement de sa psychose.

Je vous propose d’illustrer cette clinique par une vignette extraite du texte de Katan. H. est un patient, que Katan a rencontré vers l’âge de 25 ans. Il souffrait d’une psychose qui avait débuté 8 ans plus tôt. Aux dires de ses parents, jusqu’à 14 ans, il ne posait pas de problème particulier. Des changements notoires vont se succéder avant l’installation de la psychose : la période de masturbation, la période de conquêtes de soi et la période du cérémonial de l’habillement (7). Très influencé par un ami qui lui parla des plaisirs de la masturbation, il va faire appel à des fantasmes de filles possédant un pénis, délaissés ensuite au profit de coïts inter-cruraux avec une femme. Il met brusquement fin à ces pratiques sous l’effet de la parole menaçante de son ami, lorsque celui-ci lui indique que l’onanisme rend fou. En somme, on remarque dans cette phase qu’il est sous l’influence de son ami (8) (p. 187). Ensuite, dans la tentative de restitution, c’est l’expression de Katan, de restructuration, compensation (9) (pour Lacan). Il tente de se rendre semblable à cet ami en collant à son désir, à son comportement, à son orientation sexuelle, cela au moyen d’exercices qu’il nommera lui-même « les conquêtes de soi » (10) (une première conquête avait été la décision de ne pas sortir de la maison le soir où on l’avait interdit à son ami ; il s’inflige des souffrances, imitant ainsi la souffrance que son ami aurait ressenti lorsqu’il avait été puni par son père ou encore il se rend ridicule lorsqu’il pense que son ami a été humilié par son père). Palliatifs à son a-subjectivité, il s’assujettit à l’autre dans une relation spéculaire, « comme si », en s’infligeant des humiliations, des restrictions, des punitions, ce qu’il croit être l’image de son ami, de façon à subir en chair propre la sévérité supposée de son père. (11) D’autre part, au lieu d’entrer en compétition avec son ami, il pousse l’imposture jusqu’à conquérir la jeune fille en imitant son ami. Mais, conscient « que ses actes deviennent des buts et non plus des « moyens » (12) car la fille risquait de lui tomber dans les bras », il remplace « ses conquêtes de soi » par le développement de rituels obsessionnels, de cérémonies de lavage et d’habillage dont les parents disent qu’il lui fallait jusqu’à 6h pour se vêtir, cérémonies qui vont l’invalider jusqu’à l’éclosion d’un délire d’influence où, dit-il, son père lui dicte ses comportements.

Précisons la position de Katan et sa différence par rapport à H. Deutsch :

  1. Les « conquêtes de soi » s’accordent à la nécessité de H. de se protéger de sa peur de la castration, résultat de l’identification à l’ami, par l’attachement féminin homosexuel qui réside dans le caractère préœdipien qui confère la fixation purement narcissique à l’ami, par opposition à l’homosexualité dans la névrose et dans la perversion, où le stade œdipien est atteint. Le mimétisme exclue la présence de la rivalité œdipienne. Dans cette configuration, l’abandon de la jeune fille sera interprété par Katan comme l’échec à surmonter le danger de la castration par le défaut d’une pulsion hétérosexuelle suffisante pour neutraliser sa « pulsion vers la féminité » (13).

  1. Pour étayer le point de vue métapsychologique, Katan prend appui théorique sur la conception du développement du Moi. Durant la phase prépsychotique, « l’absence d’un lien œdipien fort l’empêche de combattre le dangereux besoin de féminité », privant ainsi le Moi du support qu’aurait pu lui apporter le surmoi. Dès lors, il n’a plus les moyens surmoïques d’assurer un « ancrage sûr au port de la réalité » pour construire une pulsion masculine et de transférer son amour pour son ami en amour pour la jeune femme. L’objectif premier de cette phase est de suppléer à la défaillance du surmoi, à l’absence de la triangulation œdipienne structurante. La phase prépsychotique prend fin avec l’éclosion délirante, brisant alors le contact qu’il maintenait jusqu’alors avec la réalité. Le mimétisme à l’ami ne suffisant plus à protéger H. contre la castration ni contre le désir d’être une fille, le conflit intérieur s’extériorise. Autrement dit le système de défense de H., qui reposait pendant un temps sur l’identification prépsychotique, bascule du côté de ce que Katan repère comme étant de l’ordre de la « projection » psychotique, qu’illustre ici l’imposture de l’imitation (14). H. développe alors un délire d’influence, un délire de persécution centré sur le père, ainsi qu’un délire de filiation, assortis de phénomènes corporels (15).

  1. Suzanne Hajman a évoqué la ressemblance entre la clinique de la prépsychose et celle des personnalités « comme si ». Toutefois il y a une différence entre les deux auteurs ; pour Katan, la réaction « as if », ne constitue pas le « stade » préalable de toute schizophrénie comme le laisserait entendre H. Deutsch, mais elle ne se manifeste qu’une fois épuisés les efforts de restitution de la phase prépsychotique. Il s’agit donc de la tentative finale de reconstruction d’une triangulation pseudo-œdipienne, que décrit la « compensation » par imitation. Ce qui sous-tend la réflexion de ces deux auteurs est la question de la possibilité que survienne ou non un déclenchement ; précisons, à cet égard la terminologie : accordons nous sur le fait que la suppléance renvoie à l’instar des travaux de Lacan sur Joyce à ne plus seulement retarder mais plutôt à prévenir définitivement un déclenchement. Alors que la compensation, comporterait davantage, ne serait-ce qu’étymologiquement, la probabilité d’une décompensation. Dans sa forme la plus réussie, la suppléance, à la différence de la compensation ou la stabilisation délirante, suppose une part de création du sujet (16).Il n’y a donc pas de suppléance sans stabilisation mais il peut y avoir stabilisation sans suppléance. Pour ces deux auteurs, la terminologie est loin d’être aussi fixe ; chez H. Deutsch, le nombre de cas est peu exhaustif ; alors que pour Katan les choses sont moins claires ; il est vrai qu’il n’y a pas de doute quant au fait que la prépsychose chez H. D. se solde par un déclenchement ; inversement, Katan avance également l’hypothèse que la période prépsychotique pourrait rester stable et constituer ainsi une suppléance solide : « dans un certain nombre de cas-limites, on trouve des signes prépsychotiques qui n’aboutissent jamais à une psychose vraie ; car les malades réussissent à maintenir le contact avec la réalité » (17).

Quoi qu’il en soit, le cas de H. vient illustrer, dans la phase dite prépsychotique jusqu’à l’entrée dans la schizophrénie, d’un certain nombre de mécanismes dont nous aimerions à présent les confronter aux avancées de Lacan.

Premièrement : le rôle de l’imaginaire sans trame symbolique

En effet, le cas de H. montre à la fois la présence d’un soutien imaginaire trouvé dans l’autre, phénomène élémentaire qui est ainsi mis à jour, et en même temps son échec sur trois modalités : un pseudo-surmoi quand il essaie d’imiter la culpabilité de l’ami ; un pseudo lien œdipien quand il s’auto-punit ; une pseudo-virilité quand il fait croire qu’il fait la cour à la fille. La constitution de ces pseudo s’avèrent être des mécanismes de compensation qui pour un temps semblent recouvrir le réel de la structure psychotique. Prenons le dernier. La pseudo-virilité révèle que H. ne peut accéder à la virilité par le symbolique ; il essaie de conquérir sa virilité « par l’intermédiaire d’une imitation, d’un accrochage, à la suite de son camarade » (18). Rappelons que la séduction est purement extérieure, formelle, désaffectée puisque son seul attrait réside dans le fait que la fille est convoitée par l’ami. D’ailleurs, une fois parachevée l’identification à son ami, il se dérobe, alors « qu’il ressemble assez à son ami pour penser que la fille pourrait l’aimer à la place de son ami ». Cet acte, l’abandon de la jeune fille, confirme que l’identification à son ami ne suffit plus à le « protéger » ; le désir de l’autre, qui devrait l’obliger à se positionner comme sujet, le met au bord du trou (19). Tel n’est pas le raisonnement de Katan, faute d’une théorie du signifiant, enfermé dans une lecture strictement œdipienne et faisant appel aux théories du développement du Moi, qui situe le conflit, au sein de la bisexualité psychique, entre besoin de féminité vis-à-vis de son ami et danger de castration. Katan précise les conséquences de cet abandon chez H., à savoir, la cessation de tous ses efforts, l’incapacité de poursuivre son travail scolaire, le départ de l’école ; en somme, pour H., faute de pouvoir établir un lien de sujet avec la fille, faute de pouvoir faire une quelconque médiation symbolique – ici, la carence de la signification phallique, faute de pouvoir répondre dans sa condition de sujet, le signifiant fait retour dans le réel, révélant alors le trou présent dans le symbolique et provoquant le foisonnement au niveau imaginaire (20). Le symbolique convoqué par la liaison avec la fille le renvoie à une béance, à un trou de signification. Dès lors, le réel se déchaîne selon des modalités très classiques : phénomènes élémentaires puis de persécution portés par la métaphore paternelle qui entraîne la cascade de remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire jusqu’à ce que le signifiant et le signifié se stabilisent dans la métaphore délirante. La phase dite prépsychotique prend alors fin avec l’éclosion délirante. A ce propos, Lacan, dans le Séminaire III, définit le fonctionnement « comme si » « comme compensation au ratage œdipien. C’est un mécanisme de compensation imaginaire de l’Œdipe absent » (21). Autrement dit, il s’agit par l’identification imaginaire de compenser non le manque d’une image paternelle, mais le manque du signifiant Nom-du-Père.

Deuxièmement : Passage ou saut entre prépsychose et psychose

Bien que Katan ne se prononce pas expressément sur la question, son concept de prépsychose suggère l’idée d’une discontinuité radicale, suite à un échec dans le fonctionnement de défenses, entre prépsychose et psychose déclarée (22), l’objectif avoué de la psychose étant de créer une réalité subjective nouvelle. Pour Katan, le passage de la prépsychose à la psychose est une véritable bascule. Le système de défense de H., qui reposait sur l’identification à l’ami, bascule du côté de la projection : le danger intérieur – de castration qui couvre son désir inconscient d’être une fille, – devient un danger extérieur. Mais ce mécanisme de projection, pas uniquement présent dans les psychoses mais aussi dans toutes les formes de la névrose, n’est pas bien élucidé par Katan, qui prend pour de la projection le retour dans le réel du signifiant forclos. H. développe un délire d’influence et un délire de persécution ainsi qu’un délire de filiation. Or la discontinuité, la bascule est à nuancer au vue des perspectives thérapeutiques envisagées par Katan. En effet, pour lui, la voie thérapeutique doit aller, dans le sens de renforcer ce qui reste du Moi en contact avec la réalité ; autrement dit, quoiqu’il ait avancé une rupture entre les deux états, Katan estime qu’une part de la personnalité continue, dans la psychose avérée, de se conduire comme si la structure de la personnalité prépsychotique existait encore (23) et que c’est justement de cette part de la personnalité qui fluctue sans cesse en fonction de l’ampleur du danger constitué par le besoin de féminité, que dépend la possibilité pour le sujet de maintenir, au moins partiellement, le contact avec la réalité. Cet effort a pour objectif le progrès, c’est-à-dire la solidité du moi afin que la partie entamée par la partie psychotique du sujet puisse être employée au service de la partie « saine ».

La problématique de l’identification du sujet. L’imposture pathologique : mode de compensation imaginaire

La clinique de la prépsychose et le fonctionnement des « comme si » ont le mérite de dégager les déterminants essentiels des modes de compensation imaginaires des psychotiques. A ces approches, nous pouvons rajouter ceux de la psychanalyste américaine Greenacre (24) (1958) sur « les imposteurs pathologiques ». Le point commun réside dans l’étonnante plasticité des identifications. Peu importe, d’ailleurs, la gradation : H. ayant trouvé chez un seul ami – en position de moi idéal (25) – de quoi tenter une stabilisation visant à remédier l’inconsistance de son identification. En prenant appui sur les idéaux de son ami, le sujet maintient une ouverture à la dimension de l’Autre, ce qui lui donne accès à un tenant-lieu d’idéal du moi ; nous avons évoqué les limites réelles d’une telle initiative et sa précipitation dans le délire. Deutsch et Greenacre rapportent, au contraire, dans leur clinique, des identifications, des usurpations et des impostures multiples ; ici, les tentatives de stabilisation sont plus labiles (26).

Lorsque H. Deutsch introduit en 1934 le concept de personnalité « comme si », la notion de borderline n’était pas encore forgée (27). Les sujets présentés dans son travail donnent une impression de complète normalité qui s’avère ne reposer que sur des capacités d’imitation hors du commun. On retrouve ici la phénoménologie des sujets en errance, à qui toutes les significations peuvent paraître comme équivalentes. Je m’appui sur Maleval qui prend pour source, H. Deutsch et Phyllis Greenacre, cette dernière a travaillé sur les imposteurs. Un bel exemple, rapporté par H. Deutsch est celui de Ferdinand Demara, après s’être enfui de chez lui, il devient tour à tour professeur de psychologie, moine, soldat, marin, citoyen assermenté faisant office de chef de police, psychiatre et chirurgien, et toujours sous le nom d’un autre homme (28). Ici comme vous le constatez, un signifiant fait signe pour un moment au sujet.

En somme, il s’agit des sujets en quelque sorte « disponibles pour n’importe quoi ». Une telle absence d’un point d’arrêt dans la diversité des significations révèle la carence du bouclage phallique de la signification ne permettant pas à un signifiant maître de fonctionner comme principe organisateur. D’où la recherche d’un signifiant qui par moments peut faire office d’arrêt, chez Ferdinand Demara, c’est le nom (29). A ce propos, la relation du sujet au signifiant convoqué dans sa nomination n’est autre qu’un rapport d’identification. Le sujet ne peut se nommer que dans la mesure où il s’identifie à ce signifiant qu’est le nom propre, soit à quelque chose qui est de l’ordre du trait unaire. Ces travaux ont la particularité de rassembler des troubles de l’identité suscités par la carence de l’identification primordiale au trait unaire (30).

En quoi consiste la carence de l’identification primordiale au trait unaire que signalent les troubles de H. dans sa relation à l’ami ? Je vais le formuler par un biais pour que vous me compreniez : dans unaire qui est à distinguer de l’unique il y a l’Un sous deux modalités, bien qu’articulés, se distinguent : la structure de l’identité et la structure de la pure différence. Tout se passe comme si au cours de la période prépsychotique, H. s’était structurée autour de deux énonciations, la sienne et celle de son ami qui devient progressivement prévalente. Or cette cascade d’identifications à l’ami semblait se dérouler sans trop d’écueil tant que le seul registre concerné était celui de l’identité ou « comme si » basé sur l’imitation et la copie. Ici, le Un signifie quelque chose en lui-même et pour lui-même ; le sujet fait comme si c’était l’autre, sans en avoir la structure ni la signification, ce que l’absence de rivalité vient parfaitement signer ; il s’agit d’une sorte d’imitation extérieure. Nous constatons que le repérage de sa position sexuée dans le miroir ne suffit pas à H. pour lui assurer le réel de la différence des sexes. Or justement le dispositif de ce soutien imaginaire ne tient plus lorsque la fille pourrait se laisser séduire ; plus d’embarras possible ; c’est l’Un investi d’un tout autre statut, celui de la pure différence qui doit se positionner. C’est H. et non plus son ami, qui est face à l’irruption de ce réel, Il n’y plus d’unification possible avec l’un de l’identité puisque c’est le désir du sujet qui risque d’être engagé et son rapport à la jouissance sexuée. C’est cet Un qui induit la possibilité même de la différence qui fait défaut.

Les travaux de H. Deutsch et de P. Greenacre trouvent naturellement leur place dans le champ des branchements imaginaires auxquels les sujets psychotiques peuvent recourir pour compenser le défaut du trait unaire. Le champ de cette clinique est très étendu ; néanmoins on peut évoquer une sorte de gradation : la plus pauvre est l’autoscopie du miroir, le sujet peine à se reconnaître dans le miroir ; parfois les identifications sont porteuses d’idéal, de sorte qu’elles limitent et localisent la jouissance. Ou bien, ces identifications à l’objet prévalent, apportent ou non des satisfactions libidinales ; ou encore dans les formes les plus élaborées de ces processus, les identifications sont en connexion avec le réel, et ce réel est resserré ; à cet égard on peut citer les communautés qui fournissent des solides identifications, sectes, groupes religieux, militaires ou politiques ou lorsque la jouissance se trouve localisée sur le partenaire ; dans ces cas, bien que l’objet de jouissance soit conservé, le sujet arrive à limiter l’envahissement de l’objet a ; au fond, bien que le processus de séparation de l’objet ne soit pas intervenu, l’objet a est recadré.

Ces descriptions très fines, débouchent paradoxalement sur des thérapeutiques assez normatives ; soit le transfert est impossible, soit on renforce les mécanismes de défense dans la connexion avec le développement du moi. Ils déduisent l’orientation thérapeutique du fait que, selon leur lecture de Freud, le moi du psychotique n’est pas assez solide, aussi convient-il de renforcer le moi et, éventuellement, faire alliance avec la partie saine du moi. Greenacre s’interroge : comment le traitement peut-il modifier cela ? (31) En citant Annie Reich, elle avance qu’elle aurait obtenu des résultats, grâce à une intervention centrée sur le transfert. D’où les changements de valeurs, permettant de structurer différemment les idéaux du Moi et leur mode d’emploi. Le paradigme utilisé est celui de la psychologie du Moi appliquée à la névrose. Alors que justement le psychanalyste (lacanien) confrontée à la psychose doit se garder d’appuyer sur les idéaux du sujet, sachant occuper une place tierce, en ce sens qu’il tâchera de ne pas se laisser identifier à la place du sujet supposé savoir, ce qui ouvrirait à une identification avec l’Autre jouisseur qui persécute le psychotique. Et de cette place, permettre au sujet psychotique une prise de parole grâce à laquelle il puisse se trouver à être sujet d’énonciation, en élaborant une construction logique qui puisse faire écriture et servir comme point d’appui où il peut arriver à rassembler le corps épars de la langue qui compose, qui constitue son être.

En conclusion, je propose de garder de la démarche de Katan, la reconstitution psychodynamique de la période prépsychotique, ce qu’il appelle « les efforts de restitution », très actuelle dans notre questionnement sur la stabilisation des psychoses non-déclenchées ; deuxièmement, la description du réseau complexe d’identifications imaginaires en vue de « compenser », « suppléer » l’absence de structuration oedipienne du sujet est d’une grande portée dans la compréhension des avatars présents dans l’identification psychotique, lorsque l’irruption du réel et l’angoisse qui l’accompagnent ouvre la brèche de leur précarité. Cette dernière nous donne une indication sur la position du clinicien. La manœuvre du clinicien ne consiste pas à « socialiser » coute que coute le sujet, mais à faire le pari que le branchement qui est à la charge du sujet, (qui mobilise des idéaux), puisse donner une limite à la jouissance, à son envahissement. La prise en compte du traitement de la jouissance, de ce réel, suppose alors chercher une invention, la plus durable possible – compensation ou suppléance, selon les cas, lui permettant d’éviter, je cite Lacan, « le crépuscule de la réalité » qui caractérise l’entrée dans la psychose (32).

(1) Cité par Anne Lysy-Stevens, « Ce qu’on appelle des psychoses « non déclenchées », Les feuillets du Courtil, juin 1966, n°12, pg 105-111. cf. également, Brousse M.-H., « Question de suppléance », Ornicar ? 47, 1988, pg 65-73.

(2) Katan M., « Aspects structuraux d’un cas de schizophrénie », La psychanalyse n°4, Paris, PUF, 1958

(3) Ibid, pg 179

(4) Ibid, pg 180 ; cf également, Galiana-Mingot E qui a retracé finement un parallélisme entre H. Deutsch et M. Katan à la lumière des enseignements de Lacan , en particulier en s’appuyant sur le Séminaire III., « Quelques préalables théorico-cliniques à la conceptualisation lacanienne des suppléances », « le terme de « restructuration » est en fait la traduction de l’anglais « restructuration » (…) dès lors, il ne semble pas être question, pour Katan, d’une structure psychotique sous-jacente mais bien d’un défaut de structuration que le sujet tenterait de pallier pendant la prépsychose », paragraphe 48.

(5) Katan M., « La phase prépsychotique chez Schreber » (1953), in Le cas Schreber, Paris, PUF, 1979, pg 91-107

(6) Cité par Maleval J.-C., « Eléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », Séminaire de la Découverte freudienne (janvier 2003), pg 4.

(7) Katan M., « Aspects structuraux… », op.cit., 186.

(8) Idem, pg 187.

(9) Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, pg 219.

(10) Ibid, pg 181, 190 et passim.

(11) Ibid, pg 182, c’est son ami qui n’avait pas la permission de sortir le soir, alors que H. pouvait le faire ; son ami était puni, H. s’est donc puni, en s’accroupissant dans la cave pendant une heure, ou en faisant des choses extravagantes, etc »

(12) Ibid, pg 182.

(13) Ibid, pg 189.

(14) Galiana-Mingot E., op.cit ; pg 19. cf. également, Hoffmann Ch., in Figures de la psychanalyse, n°9, 2004, pg 7 : “Quelques reflexions à propos du déclenchement de la psychose et de ses suppléances dans le monde de l’adolescent contemporain”; l’auteur avance comment “la nature de la relation de cet adolescent à son ami, ne relève pas de l’identification projective mais de l’imitation et de la copie”.

(15) Katan, ibid., pg 183 : « il se sentait menacé par son père à cause du besoin présumé de celui-ci de satisfaire ses tendances homosexuelles. H. avait le sentiment que son père voulait le châtrer, le dévorer, l’empoisonner, etc… ».

(16) Bordelet V., « La stabilisation dans le Séminaire III, Les psychoses », FCL, Mensuel, n°17 pg. 59

(17) Ibid, pg 180.

(18) Lacan J., op.cit., pg. 217.

(19) Ibid., pg. 228.

(20) Galiana-Mingot E., op.cit., pg 23.

(21) Lacan J., op.cit., pg 218.

(22) Galiana-Mingot E., op.cit., pg. 19.

(23) Galiana-Mingot E., op.cit., pg 20.

(24) Il a débuté son cursus de psychanalyste en 1932 au New York Psychoanalytic Institute où il devient formateur dès 1942. Il a notamment été influencé par Ernst Kris et Heinz Hartmann éminents représentants de l’egopychology

(25) Katan M., op.cit., pg 186.

(26) Maleval J.-C., op.cit., pg.54.

(27) Maleval J.C., op.cit., pg 42.

(28) Maleval J.C., op.cit., pg 47., cf également, H. Deutsch., « L’imposteur », La psychanalyse des névroses, Paris, Payot, pg. 278.

(29) Maleval J.C., op.cit., pg.46.

(30) Ce trait « einziger zug » comme vous le savez est le support de la différence, c’est-à-dire l’inscription distinctive du sujet dans son rapport au langage.

(31) Greenacre P., (Collectif), L’identification : l’autre c’est moi ; quelques troubles de l’identité. Les imposteurs, Paris, 1978, Source, Tchou,

(32) Lacan J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, pg 231.