Suzanne HAJMAN
Hélène Deutsch, née en 1884 dans la partie polonaise de l’Empire austro-hongrois, fait partie de la génération des pionniers de la psychanalyse. Elle étudia la psychiatrie avec Emil Kraepelin, puis fut la première femme psychanalyste analysée par Freud (1918-1919) avant de devoir céder son heure d’analyse à « l’homme aux loups ». Freud lui envoya alors des patients parmi lesquels Victor Tausk et il devint son contrôleur. Elle reprit une analyse avec Karl Abraham en 1922. Membre de la Société psychanalytique de Vienne, elle se spécialisa dans l’analyse des femmes. En 1935, comme d’autres psychanalystes juifs, elle fuit le nazisme pour s’installer à Boston où elle poursuivit son travail sur les femmes. Elle est morte dans le Massachusetts, à l’âge de 97 ans.
Son premier texte sur les « comme si » est tiré d’une conférence donnée à l’Association Psychanalytique de Vienne en janvier 1934, en allemand, et publié sous le titre (traduit en français) de : Un type de pseudo- affectivité. « Comme si ». Un deuxième texte, qui est une combinaison de cet article et d’une conférence faite à la Société américaine de Chicago en 1938, le reprend, dans des termes très voisins. Il est publié en 1942 sous le titre « Quelques formes de troubles affectifs et leur relation à la schizophrénie. » Enfin, elle présente une mise au point en 1965, lors d’une table ronde au congrès de l’Association Psychanalytique Américaine consacrée aux « comme si » puisque, depuis son premier article, 30 ans auparavant, de nombreux collègues ont publié sur ce thème. (Elle est alors âgée de 81 ans.)
Le mérite de ses travaux est d’avoir interrogé la frontière entre névrose et psychose et suggéré l’existence de signes précurseurs d’une psychose, des années avant le déclenchement de celle-ci. C’est-à-dire de suspecter qu’il existe une structure psychique du sujet et un mode de compensation transitoire ou permanent de la psychose. Lacan évoque à plusieurs reprises dans le séminaire III (1955-56) l’intérêt de la clinique d’Hélène Deutsch en tant que contribution importante aux modes de compensation de la structure psychotique.
Enfin, H. Deutsch suggère que le mode d’identification « comme si » peut être utilisé dans un but thérapeutique par identification à l’analyste.
Description de la personnalité « comme si »
H. Deutsch précise que le terme « comme si » est emprunté à Hans Vaihinger mais n’a pas la même signification. Elle dit avoir gardé ce terme, bien que Freud le lui eût déconseillé, parce qu’elle n’en a pas trouvé de meilleur pour traduire l’impression ressentie par l’observateur professionnel ou profane au contact des individus concernés. Une question finit toujours par se poser à leur propos : qu’est-ce qui cloche ?
Les exemples cités concernent tous des femmes. Je la cite : « Ces personnes donnent l’impression d’être parfaitement normales. Leurs facultés intellectuelles sont intactes, elles sont douées et manifestent une grande ouverture d’esprit. Lorsqu’elles veulent être elles-mêmes productives — on trouve ces tentatives dans tous les cas — leur travail présente des qualités formelles certaines, mais leur production n’a pas la moindre originalité ; c’est toujours la répétition crispée d’un modèle, sans la plus petite empreinte personnelle. »
La description part de l’exemple de la production artistique d’une de ses patiente peintre pour s’étendre à tous les domaines de la vie : vie affective et structure morale.
Les relations affectives à l’entourage : amitié, amour, compassion paraissent intenses mais l’analyse met en évidence qu’elles sont vides de toute expérience intérieure.Le comportement semble complètement plaqué sur un modèle, comme celui d’un acteur qui a du métier mais pas de vie intérieure. Si la bizarrerie apparait aux observateurs extérieurs, les patients eux-mêmes ne se plaignent d’aucun manque dans leur vie affective. L’identification à ce que pensent et ressentent les autres rend la personne capable de la plus grande fidélité comme de la plus vile perfidie car n’importe quel objet peut servir à l’identification sans aucun critère moral. Il y a une absence totale de direction personnelle, les variations des conduites et des idéaux du sujet témoignent qu’il ne dispose pas de quoi s’orienter dans l’existence et suit le cours des personnes qu’il fréquente de façon absolument aléatoire. A la première occasion, l’ancien objet est échangé contre un nouveau avec la même capacité d’identification qu’il soit un saint ou un criminel. Si le « comme si » est abandonné, il réagit soit par une réaction affective « comme si » qui n’en est donc pas une, soit par un véritable manque d’affect.
Cas clinique
La patiente qu’Hélène Deutsch décrit le plus longuement était l’enfant unique d’une des plus vieilles familles de la noblesse européenne. Les parents, totalement occupés par leur devoir de représentation, avaient délégué l’éducation de leur fille à des personnes étrangères peu après sa naissance, ce que la patiente décrivait comme une situation normale dans l’aristocratie de son époque. Les nombreuses personnes chargées de son éducation étaient régulièrement remplacées et elle avait toujours 3 nurses en même temps, en situation de concurrence entre elles vis-à-vis des parents et de l’enfant. Les résultats pédagogiques étaient régulièrement contrôlés par les parents, de façon formelle et distante, sans qu’aucun témoignage de tendresse ne soit manifesté à l’enfant. Le résultat a été que, pendant toute son enfance, ni les parents ni une nourrice ne purent jouer un rôle de quelque importance en tant qu’objet d’amour.
Malgré l’absence de chaleur dans les relations, l’accent était mis sur l’existence des parents et la patiente était dressée à leur manifester amour, estime et obéissance, sans avoir jamais réellement éprouvé ces sentiments. Elle fantasmait sur leur toute- puissance divine, qui lui procurait, comme dans les contes de fées, des choses inaccessibles aux autres. Mais elle ne regrettait pas leur amour, tout était bénéfice narcissique. Elle ne faisait pas de rapport entre ses parents mythiques et ses parents réels qui ne représentaient que l’ombre fantasmatique d’une situation œdipienne.
L’enfant fut formée très tôt à des règles strictes en matière de repas et de propreté, et les violentes crises de colère de la petite enfance, combattues avec succès, cédèrent le pas à une obéissance et une docilité absolues. Cette discipline de fer était constamment rapportée par les éducateurs à la figure des parents mythiques.
A 8 ans, quand l’enfant fut mise au couvent, l’état « comme si » était déjà parfaitement constitué, son comportement calqué sur celui des autres élèves : elle affichait de fausses amitiés, une religiosité sans foi, se masturbait avec une fausse culpabilité, calquée sur celle de ses camarades.
Avec le temps, ses parents réels dévalorisés effacèrent le mythe des héros imaginaires sans que se forment de nouveaux fantasmes. Les fantasmes narcissiques laissèrent la place aux expériences réelles qui ne pouvaient exister que par identification.
L’observation analytique montra que la « réussite » de son éducation n’était qu’apparente. Il s’agissait d’un dressage, uniquement lié à la présence des dompteurs. Les pulsions étaient suivies ou repoussées en fonction du modèle contingent, sans inhibition mais aussi sans plaisir. Lorsqu’elle tombait sur des personnes peu recommandables, elle pouvait « s’enivrer dans des bouges et se livrer à toutes sortes de perversions sexuelles, aussi à l’aise dans les bas-fonds que dans une secte piétiste, un mouvement artistique ou politique qu’elle fréquenta successivement. Elle pouvait être tout et renoncer à tout avec une totale absence d’affect.»
Explications étiologiques d’H. Deutsch
Deutsch rapporte le comportement « comme si »à l’absence de fixation de l’objet .La jeune aristocrate ne peut établir de relation objectale parce qu’aucun des objets à sa disposition (parents et éducateurs) ne l’a investie libidinalement : « Il ne suffit manifestement pas que les parents fassent acte de présence et alimentent les fantasmes pour créer un complexe d’Œdipe déterminant. Pour faire de l’enfant un être normal sur le plan affectif, ils doivent le séduire jusqu’à un certain point par leur activité libidinale. »
Le choix d’objet d’amour primordial a été impossible et plus tard, les identifications sont inconsistantes et transitoires, avec régression au narcissisme et absence de Surmoi intégré et unifié. Il n’y a pas d’introjection du sens moral, elle rejette la responsabilité de son comportement sur les objets du monde extérieur auxquels elle s’identifie passivement.
Deutsch note que l’analyse a montré un infantilisme authentique et ajoute qu’il existe, outre une tradition défavorable de l’éducation aristocratique, des antécédents familiaux de psychose et de psychopathie.
Diagnostic différentiel
Le tableau clinique des « comme si » peut évoquer d’autres structures psychiques :
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La capacité d’identification aux objets d’amour décrite par Freud comme une caractéristique féminine, notamment chez les hystériques. Mais les objets auxquels s’identifient les hystériques sont très investis libidinalement et leur choix est conforme aux lois des modèles infantiles.
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Le barrage affectif des personnes narcissiques chez qui le refoulement des affects a produit une absence de sentiments. L’absence d’affects n’est pas ressentie comme un manque mais prend une valeur positive puisqu’elle ajoute encore à la satisfaction narcissique, la différence majeure étant que ces patients n’essaient pas d’imiter ce que d’autres éprouvent.
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La psychose en raison du narcissisme et de la pauvreté des relations objectales, mais l’évaluation de la réalité qui reste bonne chez les « comme si » va contre ce diagnostic.
« L’identification narcissique, comme étape préliminaire à l’investissement objectal et l’introjection de l’objet après qu’il a été perdu comptent parmi les découvertes les plus importantes de Freud et d’Abraham. » Contrairement à la mélancolie où l’objet d’identification a été intériorisé et est en conflit avec le surmoi, indépendamment du monde extérieur, chez les « comme si » le conflit est évité car le moi se soumet à une autorité jamais introjectée.
La principale question qui se pose est la suivante : le fonctionnement « comme si » existe-t-il chez tout le monde à des degrés divers, en particulier à la puberté (Anna Freud 1926) sans être pathologique, ou bien est-il une étape transitoire avant le déclenchement d’une phase délirante schizophrénique ?
Dans les deux premiers articles de 1934-42, Deutsch penche pour l’existence de cette phase transitoire. Lors du congrès de 1965, elle revient sur cette position, affirmant que, dans toute sa carrière, elle n’a rencontré qu’une seule personnalité réellement « comme si ».Mais elle insiste sur l’extension abusive du terme qu’en font les tenants de la psychologie du moi .Ils en viennent à qualifier de comme si une expérience, un symptôme ou un trouble transitoire alors que sa description originale s’appliquait à une certaine structure de personnalité.
Lacan, dans le séminaire III (p 218) dit nettement que : « le mécanisme du comme si que Mme Hélène Deutsch a mis en valeur comme une dimension significative de la symptomatologie des schizophrénies est un mécanisme de compensation imaginaire de l’Oedipe absent. »
Puis (p 285) « Hélène Deutsch a mis en valeur un certain comme si qui semble marquer les premières étapes du développement de ceux qui, à un moment quelconque, choiront dans la psychose. Ils n’entrent jamais dans le jeu des signifiants, sinon par une sorte d’imitation extérieure. La non- intégration du sujet au registre du signifiant nous donne la direction dans laquelle la question se pose du préalable de la psychose – qui n’est assurément soluble que par l’investigation analytique. »
Pour Lacan, il ne fait aucun doute qu’il y a là une structure particulière où le Nom-du-Père est absent. L’incertitude porte sur le devenir à long terme. En effet, H D décrits les cas de patientes jeunes qu’elle n’a pas suivies pendant de très longues années.
Perspectives thérapeutiques
Interrogeant l’intérêt d’une cure analytique chez les « comme si », H. Deutsch conclut que « l’effet du processus analytique est à peu près nul, mais que le succès pratique peut être considérable si l’on met à profit la forte identification avec l’analyste pour exercer sur les patients une influence active et favorable. » Il s’agit donc, en quelque sorte, de copier la solution qui constitue le mode de fonctionnement naturel de ces patients, en choisissant un objet capable de les maintenir à flot. Il s’agit, bien entendu, d’un mode de compensation et non de guérison, une sorte d’auto-prévention au déclenchement de la psychose.