Jean-Michel MARCO
Pour commencer, je tiens à remercier l’APCOF et Dario Morales pour leur invitation à cette journée de l’atelier d’épistémologie «La thérapeutique à l’entrée de la psychose- Le travail de la psychose». Cet atelier a été l’occasion pour moi de redécouvrir une partie de l’œuvre de Philippe Pinel, médecin de l’hospice des aliénés de Bicêtre entre 1893 à 1895, puis de la maison nationale des femmes, la Salpétrière. Celui dont le nom reste lié à un geste, la libération des aliénés, et auquel sont attachés les beaux noms de philanthropie et de traitement moral.
Pour cette journée, je suis revenu à l’un de ses premiers textes « Le traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale ou la manie » paru en 1801, avec cette question: est ce qu’aujourd’hui ces premiers travaux qui sont versés au fondement de la psychiatrie peuvent nous éclairer dans notre travail clinique et institutionnel ?
En effet, je travaille comme psychologue clinicien me trouvant dans un certain rapport à la psychanalyse. Ceci en psychiatrie adulte au Centre hospitalier de Montfavet dans le vaucluse, où je rencontre des patients dans un pavillon d’hospitalisation libre, et dans un CMP. C’est à la croisée de ces trois termes psychologie, psychanalyse et psychiatrie que je vais essayer de vous transmettre le vif d’un questionnement lié à un point de butée que j’éprouve dans ma pratique auprès des patients en institution, et qui peut avoir des effets sur leurs tentatives subjectives « de guérison ».
Eléments actuels ou conjoncturels:
D’abord, je me trouve confronté à la part croissante du champ administratif et des injonctions à produire des actes. Au CHS de Montfavet, nous assistons à la multiplication des notes de service, des procédures, des conseils de bonnes pratiques, des évaluations des pratiques professionnelles, des formations-actions, des applications informatiques.
Les temps d’hospitalisation sont de plus en plus réduits. A peine les patients sont-ils arrivés sur le pavillon, que leur sortie est déjà parlée en réunion.
Il me semble que l’intendance n’est plus au service du champ médical mais que le champ médical s’ordonne de quelque chose qui a un rapport avec l’administration. A essayer de le formaliser, nous pouvons peut être y entendre des effets de ce que Lacan appelle le discours universitaire organisé par un signifiant maître, celui de la gestion.
Cette gestion de l’hospitalisation dont le patient serait l’objet me semble avoir des conséquences sur son accueil, ainsi que sur le temps clinique nécessaire pour nous orienter avec lui: qui est-il, qu’est ce qui lui arrive pour être hospitalisé, de quoi souffre-t-il, que peut-il nous en dire, comment pouvons nous nous orienter avec lui dans le traitement de sa souffrance et donc sur le travail qu’il peut mener pour pacifier ce qui le fait souffrir.
Eléments structurels:
Un autre point, en rapport avec le premier et qui me semble essentiel, est que la dimension de la parole du sujet qui souffre est escamotée. La dimension de son énonciation, de sa responsabilité, de sa possibilité de choisir, n’est pas entendable. Avec pour corollaire son assignation à des symptômes et l’élaboration en équipe de projets de sortie. Projets souvent pensés sans lui et dans lesquels il s’agit le plus souvent de le convaincre de rentrer, avec ce que cela entraîne de forçage.
C’est à partir de cette surdité à la parole du sujet que je me suis posé cette question que je vous livre:
Est ce qu’au delà de l’actualité, il n’y a pas dans la structuration du champ psychiatrique quelque chose qui ne permet pas de l’entendre et qui serait lié à la façon dont s’organise le champ psychiatrique depuis son avènement ?
C’est pour répondre à cette question qu’un retour sur ce que nous appellons les écrits classiques de la psychiatrie, et sur son histoire, me semble nécessaire. Qu’est ce que les écrits de Pinel peuvent nous enseigner là-dessus?
Dans la version la plus courante des origines, la psychiatrie, dans ses aspects scientifiques, aurait émergé avec Esquirol. Pinel, lui, n’aurait eu qu’une importance institutionnelle et pratique. Je rejoins les travaux de Gladys Swain qui donnent aux premiers écrits de cet auteur une importance fondamentale marquant une rupture avec son époque. Si de nos jours, les livres de Pinel peuvent encore nous piquer les yeux, ce n’est peut être pas seulement parce qu’ils sont pleins de poussières, c’est peut être parce qu’ils ont une sorte de modernité, qu’ils entament le regard d’une fracture qui ouvre un champ en même tant qu’il le borne. D’où nait une institution, l’aliénisme en tant qu’institution.
Cependant, sur ce chemin vers les écrits de Philippe Pinel, je vais d’abord en passer par le mythe, pour dans un second temps vous dire en quoi ceux-ci m’enseignent.
Le mythe du Libérateur
« Et si l’histoire plaisantait », écrivait Milan Kundera. En effet, pour répondre à la question de savoir si la manie de Pinel peut encore nous enseigner, il semble qu’un détour par l’histoire soit nécessaire et « il faut, pour reprendre Jacques Postel, dégager l’œuvre de Pinel de la gangue mythique qui la recouvre » .
Pour situer un peu les choses, nous sommes à la fin du XVIIIème et début du XIXème siècle peu après la révolution. Au niveau de l’état, la préoccupation pour la santé des citoyens prends une importance croissante, ainsi que la figure du médecin comme emblématique d’une classe émergente.
Quel est donc ce mythe? Vous le connaissez certainement. C’est le mythe d’un geste, celui cristallisé par les peintures de Charles Muller (« Pinel fait enlever les fers aux aliénés de Bicêtre », 1848), et de Tony Robert Fleury (« Pinel délivrant les aliénés », 1876).
Le premier est une commande de l’académie de médecine, qui illustre le médecin et le second une commande de l’état, qui représente le citoyen et au-delà une allégorie de la révolution. Nous y voyons exaltée, à des époques différentes, la figure héroïque de l’homme qui enlève les chaînes des aliénés. Ce geste de la libération et de l’amélioration des conditions des aliénés est ce qui nous reste de lui comme version des origines de la psychiatrie. Cependant il masque la nouveauté que Pinel introduit dans le champ de l’aliénation mentale, ainsi que le caractère scientifique de son œuvre.
Je ne rentrerai pas dans les détails de la construction de ce mythe et de ses enjeux, je vous renvoie pour cela aux travaux de Gladys Swain qui la déplie clairement, et même peut être un peu trop. Entre les rets de l’histoire, La vérité est une Esméralda qui toujours se dérobe.
Dans cette période de fin du XVIIIème siècle, où des expériences nouvelles dans le traitement de la folie éclosent sporadiquement en Europe, Pinel lui ne s’attribue pas ce geste. Il est déjà dans l’air du temps, où la brutalité des réclusions est déjà dénoncée. En cela, il se laisse enseigner par l’expérience des autres (Willis, Haslam en Angleterre, Poution, Pussin en France) et par ce qu’il observe à Bicêtre: « cet état de manie peut être guéri, surtout lorsqu’il est périodique, en accordant à l’aliéné une liberté illimité dans l’intérieur de l’hospice, en le livrant à tous les mouvements de son effervescence emporté, ou du moins en bornant la répression au gilet de force, sans omettre les autres règles du traitement moral dont son état est susceptible » .
De la guérison et des conditions de l’institution nécessaires au traitement de la folie, il y a peut être là un enseignement à retrouver.
La curabilité et la folie dans l’Homme
Philippe Pinel n’a pas inventé la manie, ni le traitement moral qui datent de l’antiquité, et qu’il reprend d’Hippocrate, mais il n’a pas non plus reculé devant la folie et son épreuve de « confusion et de chaos » . Alors, qu’est ce qui, à l’époque de sa parution, frappa tant les lecteurs du traité? Je vous propose cette hypothèse qu’il s’agit d’un autre geste de libération: avec son traité, il libère les aliénés de leur incurabilité. Il remarque que la manie qu’on rencontre le plus souvent dans les hospices c’est la manie intermittente, c’est-à-dire une manie qui guérit et qui peut bénéficier d’un traitement. Le dogme de l’incurabilité étant lié au dogme d‘une supposé lésion du cerveau, Pinel va également autopsier des cerveaux d’aliénés pour assoir sa théorie de l’absence de lésion.
Or, les aliénés sont encore à l’époque considérés comme entièrement insensés et incurables, inaccessibles à la raison avec, souvent, pour pronostic la démence et la mort. Dire que la folie est curable, qu’elle cesse, cela a des effets. C’est dire que les fous ne sont pas que fous, qu’ils ne sont pas d’un seul tenant, qu’il y a une part de raison en eux, qu’ils peuvent répondre de leur folie. C’est produire une division entre l’homme et sa folie et réintroduire la folie comme une possibilité de l’être humain. Pinel aurait ainsi opéré un geste de rupture dans la représentation qui prévalait jusqu’alors des insensés, mais aussi de l’homme.
Pour revenir à aujourd’hui, au temps de la gestion des patients, c’est un point que je retrouve avec étonnement sous sa plume et qui m’enseigne sur les fondations de la psychiatrie, comme une dimension éthique qui me semble important de soutenir.
Cependant, pour faire un pas de plus, la curabilité me semble elle-même un effet de la démarche de Pinel qu’il réfère à la « la marche méthodique et sévère suivie dans toute les branches de l’histoire naturelle ». En effet, le projet qu’il énonce est de sortir de ce qu’il appelle un « empirisme borné » et d’introduire plus de science dans la médecine, de nouer «l’art de l’observation » à des « principes solides ». Ce qu’il cherche dans l’étude des maniaques, ce sont les lois naturelles de la maladie. Ces principes, il les éprouve à leurs tours par l’observation des aliénés pour n’en garder que les plus sûrs. Cet aller-retour entre l’expérience et la formulation de principes, c’est ce que nous appelons une méthode clinique. Cette clinique est une clinique où le regard est prégnant (il y a de nombreuses descriptions des signes corporels des aliénés, des comportements). Il fait ainsi de l’étude de l’aliénation mentale une branche spécifique de la médecine.
Je rapproche la démarche de Pinel avec ce que Lacan énonce, dans son petit discours aux psychiatres de Saint Anne: « La science qui est la nôtre ne se constitue que d’une rupture qui est datable dans les siècles, et l’âge n’en est pas plus que le siècle d’or, le 17e » . Dans ce passage, Lacan fait référence à Descartes et à la formulation du « cogito ». Et je me demande si la rupture épistémologique n’est pas antérieure à l’œuvre de Philippe Pinel. De cette rupture, Pinel n’en serait-il pas l’agent dans le champ de la folie en y introduisant quelque chose de la science avec son corollaire l’exclusion du sujet?
C’est peut être là un autre point sur lequel « Le traité » nous enseigne. Pour reprendre le fil de ma question, peut être pouvons nous faire l’hypothèse que depuis sa fondation le savoir psychiatrique s’organise d’une clinique qui réifie. Il me semble en effet que dans le même temps où Pinel divise l’homme de sa folie, il les enferme dans une classification assise sur des signes. C’est peut-être là un point qui éclaire le malentendu fondamental entre psychiatrie et psychanalyse qui court encore aujourd’hui.
Pour continuer et nuancer mon propos, je vais vous parler du traitement moral en ce qu’il garde une actualité, et qui, pour l’auteur du traité, suffit pour traiter la plupart des cas de manie.
D’une part il y a l’effet de la position qu’il prend par rapport à la folie, qui est une position d’observation et d’attente (la méthode expectante) où il se laisse enseigner par les aliénés. Très prudent avec les médicaments et la saignée, encore très en vogue à l’époque, il ne les utilise que si c’est nécessaire. D’abord, Il étudie le caractère des hommes et leur maladie avant de prescrire un traitement. Ensuite, il en déduit le traitement qui correspond à chacun et à l’espèce d’aliénation qu’il présente.
Ce qui me semble très important, c’est que pour cela il les écoute, il leur parle, il s’intéresse à eux. Il recueille leur histoire, écoute leur délire, essaie d’entendre leur logique. C’est-à-dire qu’il leur reconnaît une dimension énonciative. Nous pouvons imaginer que cela prend du temps.
D’autre part il y a le traitement moral en lui-même dont le but est de ramener les patients à la raison. Celui ci repose essentiellement sur une transformation des établissements.
De meilleures conditions de vie pour ces hommes reclus, une meilleure alimentation, jusqu’à alors ces hommes mourraient de faim dans les hospices, de meilleures conditions d’hébergement et d’hygiène, des activités agréables et culturelles, des exercices du corps, du travail. Ce que nous retrouvons peut être aujourd’hui sous la forme des activités de médiation et de l’ergothérapie.
Avec l’évolution des concepts, le traitement moral est devenu synonyme de suggestion, d’un acte qui serait celui du médecin de ramener par les voies du dialogue les patients à la raison (Leuret). Certes Pinel et Pussin, le surveillant de Bicêtre, s’y essaient parfois, mais ce n’est pas là le point essentiel. Le point essentiel est que le traitement moral est d’abord institutionnel. Il réside dans l’interdiction de la violence envers les pensionnaires, leur libre circulation dans les locaux (à l’époque la plupart était enchaînés dans leur loge) ainsi que dans l’autorité du surveillant et de son personnel, qui doivent pouvoir contenir les accès de fureur maniaque par les moyens de la douceur et de l’intimidation, et par degrés jusqu’à la menace, la contention physique et l’isolement. Ce que Pinel appelle « subjuguer et dompter».
Je vais vous donner un exemple qui me semble propre à illustrer la manie et son traitement:
C’est l’histoire d’un horloger qui s’épuise à résoudre le problème du mouvement perpétuel. «Delà, écrit Pinel, perte du sommeil, l’exaltation progressive de l’imagination et bientôt un vrai délire […] il croit que sa tête a tombé sur l’échafaud, qu’on la mise, pêle-mêle, avec celles de plusieurs autres victimes, et que les juges par un repentir tardif de leur arrêt, avaient ordonné de reprendre ces têtes et de les rejoindre à leur corps respectifs; mais que par une sorte de méprise, on avait rétabli sur ces épaules celle d’un de ses compagnons d’infortune » .
Après un passage à l’Hôtel Dieu où le traitement consiste en saignées, il est interné à Bicêtre. Ce qui le caractérise comme maniaque c’est son comportement extravaguant et son agitation bruyante: donc il chante, il crie, il danse. Mais comme il n’est pas violent, on le laisse circuler librement pour, je cite, « exhaler cette effervescence tumultueuse ». C’est là le début de son traitement moral.
Mais cet homme devient furieux et violent, il met tout en pièce (dans l’esprit de l’époque la fureur est presque synonyme de manie). Il est isolé dans sa chambre pendant quelques temps. Lorsqu’il redevient plus calme, on lui rend la liberté. Son idée du mouvement perpétuel revient et il dessine sans cesse des mécanismes sur les murs de Bicêtre. Pinel et Pussin décident alors de lui procurer des outils d’horlogerie et lui permettent d’installer un atelier dans sa chambre. Après de nombreuses tentatives qui s’avèrent infructueuses, il déclare qu’il ne veut plus s’occuper d’horlogerie.
Pour conclure, le traitement moral semble s’appuyer sur l’idée d’en faire le moins pour ne pas empêcher que la maladie trouve une résolution par des voies naturelles et peut être, ne rien faire pour que rien ne se passe pas, pour que l’homme maniaque effectue son propre travail thérapeutique. Peut être pouvons nous dire que Pinel remarque les effets iatrogènes de la violence dans les hospices et ce qui s’ébauche ici est que le traitement de l’établissement est un préalable à tout traitement possible de la folie.