« Il ne s’était certes pas désincarné. Il était toujours M. Monde, ou Désiré, plutôt Désiré…Non ! Peu importe…Il était un homme qui avait traîné longtemps sa condition d’homme sans en avoir conscience, comme d’autres traînent une maladie qu’ils ignorent ». La fuite de Monsieur Monde, Georges Simenon.
L’objet addiction comme un objet qui vise une satisfaction paradoxale au-delà du principe de plaisir, un objet partenaire qui rend sa vie plus supportable et en même temps, qui continue à dégrader le corps qui devient – selon ses dires – sa prison. Au dire de Socrate, le corps comme la prison de l’âme, que le sujet s’efforce de quitter en vain : moins le corps que la vie qu’il s’est construit, « une vie de merde », c’est son dire, en tout cas cet objet est aussi également présent. Ainsi que la mère-de, figure omniprésente à laquelle le sujet voue une admiration et un amour sans borne. Si l’addiction vise ici « une jouissance qui sert de bouchon au désir et qui est désormais aux commandes », nous tenterons d’éclaircir au service de qui ou de quoi.
Mr Z se définit comme un pianiste mais aussi comme « un raté ». Il est à peine entré dans la soixantaine mais il se sent « comme s’il avait 80 ans », faisant la concurrence à sa mère âgée de 85 ans. « On dirait qu’on se dispute pour savoir qui est le plus malade : elle m’en veut de lui voler la vedette » (rires) et il ajoute amer : « elle ne reconnaît pas que je vais mal et que j’ai failli y passer plusieurs fois ». Celle-ci minimise l’état de santé de son fils, alcoolique de longue durée et atteint dès l’âge de 30 ans de la maladie de Crohn, soigné ensuite pour un cancer logé au même endroit que la maladie. Quand il vient me voir il porte un appareil qui lui administre de l’oxygène, pour de l’emphysème aux poumons. Il a aussi une poche à la place du sphincter qui ne finit pas de régler des fuites qui l’obligent à restreindre de plus en plus ses déplacements. « Je suis condamné à rester chez moi. S’il n’y avait ma mère, je me serais déjà tué » : la cure est ponctuée par des périodes longues où il s’oblige à rentrer chez sa mère dans une petite ville en province pour prendre soin d’elle. Chaque retour est marqué d’une aggravation dans son état de santé et la dernière fois, d’une recrudescence d’idées noires.
Le rapport à la substance
Sa vie en tant que musicien il l’a vécu la nuit, dans les bars. Boire lui rend possible alors de jouer du piano. « Je suis bon public quand je bois ». Mais depuis plusieurs années qu’il s’est éloigné du monde de la musique pour se soigner, il n’arrive plus du tout à jouer. Il reconnaît qu’il s’en empêche – y compris chez lui : il ne supporte pas l’idée qu’on l’écoute. Il se reproche toujours de « manquer de travail dans sa pratique », il craint « de ne pas avoir assez de justesse ». Et cela malgré la reconnaissance de ses paires et du public.
Suite à un suivi avec un addictologue qui l’a aidé à arrêter de boire pendant trois ans, la marginalité qui lui prêtait refuge la nuit lui fait cruel défaut : « quand j’ai cessé de boire et de fréquenter les bars, j’ai perdu comme une place, une connexion : je ne savais plus comment continuer à jouer une fois que j’étais sobre. Je ne supportais pas d’entrer dans le rang, fidèle à mon sentiment d’être un clandestin ».
Quand il joue au piano il « se connecte avec ses émotions ». S’il ne boit pas, il trouve ça « intolérable ». « J’aimerais comme dit Samson François – qu’il considère le plus grand pianiste – ne pas jouer du piano mais jouer au piano ».
Au quotidien il essaye de repousser sa consommation à plus tard : il ne boit pas moins de deux litres d’alcool par jour. Ceci aggrave tout le cortège de ses troubles digestifs : « c’est très humiliant car on ne se sent plus maître de son corps ». Cela l’empêche d’être opérationnel le lendemain. Plus tard il reconnaît en riant : « Se chier dessus, pour un musicien, c’est très mal jouer ». Ce contexte le contraint à renoncer à sortir. La plupart de nos entretiens sont à distance.
« Quand je suis chez moi, dit-il, je m’abrutis littéralement, je regarde la télé pendant des heures, je fais de mots-croisées. Je bois parce que je m’ennui, ça m’aide à tuer le temps. Seul me reste la littérature ou je continue à faire de bons choix ». Son livre favori est La fuite de Monsieur Monde de Georges Simenon. « Quand je suis chez ma mère, elle me sert l’apéro avant midi, je bois donc des quantités astronomiques. Vous savez, les alcooliques se forcent à boire parfois. Quand je suis chez moi tout seul, j’ai une culpabilité de faire des choses pas intelligentes. Quand je bois ça va mieux…il y a un vrai plaisir à se détruire, je me mets dans la merde, c’est comme un abandon. C’est un désir de rester sur la touche (…) la solitude est ma deuxième drogue ».
Une dette impossible à payer
Mr Z est le benjamin d’une fratrie de trois, dont deux sœurs. Il décrit une enfance heureuse et aisée en province jusqu’au décès de son père quand il a 11 ans. Ce réel l’a dévasté ainsi que sa famille : « J’ai vu tout s’effondrer…Mon père était l’autorité à la maison, il était solide comme un roc, rassurant. Une fois disparu, il y avait un vide impossible à remplir. Ma mère était débordée, j’étais révolté, il y avait des crises de nerfs interminable. Pour la pousser à qu’elle cesse de crier je me tapotais avec un couteau, ça me rendait fou sa litanie de mots, j’étais malheureux. Comment supporter de vivre dans un monde pareil ? Et il ajoute sans noter le lapsus : c’est une injustice pour un père de perdre son enfant à 11 ans.
Un an après, jour pour jour, Z est âgé de 12 ans lorsqu’il tente de mettre fin à ses jours en ingérant les médicaments qui lui avait donné un médecin. « J’étais mal là où j’étais, je n’avais plus de boussole. Perdre mon père avait été la punition absolue ».
Mr Z livre un premier rêve : il entre dans une boutique de vêtements, il provoque un dégât dans un vêtement avec sa cigarette. Quand il veut payer un dédommagement au responsable, il essaye dix fois de faire un chèque sans y arriver.
« Une dette impossible à payer ! De quoi vous pouvez bien vous sentir responsable ? ».
C’est sous le mode de la dénégation qu’il m’interroge « Vous n’allez pas croire que je me sens responsable de la mort de mon père ? ». Z revient sur le jour de sa brutale disparition : Mon père est mort d’un anévrisme pendant son sommeil. « La veille nous nous étions disputés à cause d’un exercice de maths. Nous sommes allés un peu loin dans les mots, j’ai dû lui tenir tête tout connement. Le lendemain j’ai compris qu’il était mort avant ma mère ».
Plus tard il s’interroge : « Pensez-vous que ma mère pense que je suis responsable de sa mort ». Je lui indique que s’il s’est cru responsable, il a déjà suffisamment payé, qu’il peut maintenant passer à autre chose. Plus tard encore, il dit en riant, « Je n’ai pas tué mon père car il est mort avant que je ne le tue ».
Sa plus grande culpabilité est de « ne pas être un bon fils, de renvoyer une mauvaise image à la mère : un fils alcoolique à 17 ans, un marginal, je lui menais la vie dure ». Je lui dis qu’il avait une grande souffrance en lui au décès de son père, et qu’il n’y était pour rien au fait que sa mère ne sache pas y faire. « Ce que vous me dites me touche, je suis ému : la souffrance peut être un moteur, le vide peut être rassurant, comme le suicide, pas un jour ne se passe sans que j’y pense ». J’ajoute : « Vous avez du mal à vous autoriser à vivre ». « C’est vrai, poursuit-il, plus que jamais je me sens en sursis. Avant au moins j’avais un corps normal ». Je ponctue que sa difficulté à vivre vient de plus loin.
La fugue comme solution
Depuis très jeune, il avait l’habitude de fuguer. « Dès que l’envie me prenait, que je suffoquais dans ma vie, il me suffisait de prendre mon sac et je marchais pendant des heures. Je me sentais alors libre ». Suite aux fugues permanentes il est envoyé deux ans en internat. Après il est entré à une école de musique. C’est pour lui une vraie énigme sa désertion de cette école à l’âge de 16 ans. « C’est pourtant tout ce que j’avais rêvé : monter à Paris, faire de la musique dans un lieu prestigieux, je vivais en coloc, j’avais une petite copine dont j’étais fou amoureux et elle aussi ». Il devait redoubler l’année, « la directrice m’a dit que j’avais ma place, que j’avais du talent. J’étais fier ! J’avais fait le coq toute l’année. Je voulais commencer ma vie ! ». Il revient sur les conséquences de cette démission : quand je suis rentré chez ma mère j’ai cru devenir fou, je confondais le rêve et la réalité. Je me suis mis à boire, à faire n’importe quoi. J’aurais pu très mal finir. Quand j’ai réussi plus tard à vivre de ma musique ça allait mieux, j’ai eu une meilleure relation avec ma mère mais j’étais promis à une vie nocturne dans les bars, j’avais mon public. Quand ça n’allait pas je partais à tout moment. J’y pense avec nostalgie ». Il revient à sa petite copine : « Elle m’attendu longtemps ! s’étonne-il. J’ai toujours fui les femmes, je fuis la vie… ». Ce à quoi je ponctue : fuir le bonheur de peur qu’il s’échappe. « C’est exactement ça, (rires), je suis un expert en fugues ».
Un choix œdipien
Un rêve nous met sur la piste d’un désir paradoxal qui relève d’un choix dont il n’est pas dupe : « j’ai un problème avec l’Oedipe (rires) ». Depuis vingt ans il a une relation avec une femme mariée qui a 16 ans de plus que lui. Dans le rêve ils sont surpris par le mari de sa maîtresse. Il est habillé mais pieds nus. Il s’empresse de mettre ses chaussures, mais il trouve seulement celles de cet homme : « Elles sont moches, je les aime pas ». Il s’abaisse pour les chausser et quand il se relève, il s’aperçoit qu’il est toujours pieds nus. « J’essaye dix fois sans réussir ». S’ensuit un combat à l’épée, puis un diner où tout le monde est au courant : « j’ai honte ». C’est rassurant d’être avec elle, ça me permet d’être lâche, de vivre seul, de ne pas assumer une femme, des enfants, une famille…qu’on pourrait bousiller. Quand ils sont en voyage, ils jouent, explique-t-il, « à la comédie du bon mari ». Elle lui confesse que s’il lui avait demandé, elle aurait quitté son mari pour faire sa vie avec lui. Sa mère lui reproche toujours de « ne pas avoir conclu ». Je sais que j’ai déçu ma mère, je n’ai pas été un comptable avec trois enfants ! Elle n’a jamais compris pourquoi je suis devenu musicien : on est marginal quand on est musicien. Je sais qu’elle m’aime mais elle ne m’a pas admiré. Je me suis toujours méfié de la normalité et surtout de l’autorité. Heureusement elle n’a jamais tenté de remplacer mon père. Elle s’est sacrifiée pour nous ».
Je lui dis qu’elle aurait mieux fait de trouver quelqu’un pour poursuivre sa vie et élever des enfants plutôt que de lui laisser penser que la charge lui revenait. « Ce que vous dites me touche… J’ai toujours pensé que leur amour était idéal, si au moins elle avait divorcé…Elle ne m’a jamais dit à l’époque que mon père avait des failles. J’aurais peut-être été moins sévère avec moi. Quand mon père est mort, on m’a souvent dit : tu es l’homme de la famille. « Vous vous rendez compte, s’insurge-t-il, le poids que cela représentait pour un môme de 11 ans ! ».
J’interviens : « Voilà le malentendu : ce n’était pas votre poids à vous de porter une femme, une famille à 11 ans ! ».
Un rêve qui réveille : il n’est pas mort !
Il rêve que sa mère est morte et que sa grande sœur lui demande d’aller la voir une dernière fois. Il découvre le corps de sa mère sur le cercueil. Il y a un autre corps au-dessus qui est en fait une sorte de marionnette. Lorsque le corps de la mère commence à bouger et à faire du bruit, il sort en hurlant : « elle n’est pas morte, elle n’est pas morte ! ».
Être écrasé par le poids mort d’un corps, voilà un combat qui n’est pas encore gagné pour Monsieur Z, même si la vie fait toujours rêver au loin.