André Antunes Da COSTA
La clinique psychanalytique n’est pas une science exacte. Pour cette raison même, elle requiert constamment un effort de réflexion et, par la suite, de formalisation et d’invention. C’est ce mouvement qui la rend vivante. Si le DSM est considéré par certains comme la mort de la clinique, c’est précisément parce qu’il n’a pas besoin du carburant de la réflexion pour faire marcher sa clinique. Ajoutons à cela que, en 1987, le terme borderline a été inclus, après une longue trajectoire, dans le DSM III sous l’intitulé « désordre de la personnalité borderline ».
Il se trouve que dans le même champ, celui de la psychanalyse, une même interrogation peut amener à des formalisations et inventions différentes. L’invention du concept de borderline et d’état limite en est un bon exemple. La question qui intéresse et concerne tous les cliniciens du champ psy dans sa pratique quotidienne est la même : « comment cerner une pathologie qui ne ressemble pas à une névrose, mais qui ne rentre pas pour autant dans le cadre nosographique traditionnel qu’offre la psychiatrie classique, notamment en matière de psychose ? » (1). Nous proposons dans cet exposé quelques points de repères historiques et cliniques nécessaires à la construction d’une réponse possible à cette question.
Il est important de souligner que, pour ce faire, « il nous faut ici dégager de la grande variation théorique et clinique des discours d’état limite, la démarche qui a conduit à l’adoption de cette catégorie psychopathologique » (2). Cela implique de considérer comme synonymes états- limites et borderline, même si une grande ligne de partage est faite par Bergeret, le pape des états limites en France. Il s’agit, aussi bien pour l’un que pour l’autre, de résoudre la même question clinique.
La préhistoire du concept
Avant l’invention du terme borderline, le problème qu’il pose est déjà repéré par les deux grandes écoles de psychiatrie : « l’Ecole Allemande, avec la schizophrénie latente de Bleuler (…) et l’Ecole française avec la bouffée délirante dans des cas de psychose soudaine » (3). Au XXème siècle, nous assistons à une multiplication des catégories hybrides, telles la schizonévrose, mais aussi des catégories qui sont précédés du préfixe « pré » ou « pseudo » qui semblent renvoyer à une proximité avec la psychose, sans être vraiment ça. Elles viennent faire valoir une position-frontière au point de séparation des deux « structures » réputées acquises, la névrose et la psychose.
Première apparition du terme borderline
Le premier qui semble avoir utilisé un terme voisin de celui de « borderline » a été le psychiatre Hugues en 1884. Selon Estellon, par l’expression « folies limites » ou « frontières de la folie », Hugues voulait désigner « ceux dont la personnalité fait se communiquer facilement le délire et la raison, la conscience et l’inconscience » (4). Il faut attirer l’attention sur le fait qu’à l’époque d’Hugues, avant la découverte de la psychanalyse, aussi bien la psychose que la névrose était encore à la recherche de leur particularisation. Sans autre outil que la fine description phénoménologique de la clinique psychiatrique, la composition des traits névrotiques et psychotiques commence à dessiner la figure du borderline. Nous pouvons affirmer que la psychiatrie avant Freud a permis de centrer la question du borderline du point de vue de la nosologie. Par contre, c’est la rencontre de ce tableau clinique avec une version de la psychanalyse promut par les post-freudiens qui donne le véritable essor thérapeutique à cette catégorie. Cette version de la psychanalyse nous vient des Etats-Unis, non pas de l’egopsychology, comme le fait remarquer Patrick Monribot, mais de la selfpsychology. Nous y reviendrons.
Pour introduire le borderline ou la racine du problème : donner un statut inconscient au concept de borderline
Nous devons l’introduction du terme anglo-saxon « borderline », cette fois-ci en psychanalyse, à Adolph Stern en 1938 dans son texte « Investigation psychanalytique et traitement du groupe borderline des névroses », paru donc peu avant la mort de Freud. Il décrit la condition borderline à l’aide d’expressions telle que : saignement psychique, hypersensibilité démesuré, rigidité psychique et du corps, difficulté à l’épreuve de la réalité, etc. (5) Pour Stern, c’est le narcissisme et ses défenses primitives issue de la frustration du besoin que sont à l’origine de la condition borderline.
Les années qui suivent la mort de Freud sont marqués par la surprise du constat, fait par certains psychanalystes, de l’impuissance de la technique classique freudienne dans le traitement d’une pathologie particulière, que Freud n’aurait pas véritablement su reconnaître et qui s’accroitrait significativement, tandis que les névrosés deviendraient de plus en plus rares. La technique freudienne ne permettrait pas de traiter un certain nombre de ces patients et risquerait même parfois de développer chez eux des états psychotiques passagers, c’est-à-dire de les faire déclencher. Comment se servir de la psychanalyse pour traiter ces patients ? De tels patients sont-ils analysables ? Faut-il les recevoir ? Dans quel cadre ?
Le corrélat de cette insuffisance théorique pour traiter certains cas, est ce que ce nouveau désordre de l’âme serait plus du ressort de la découverte freudienne, car les origines de ces nouveaux symptômes n’auraient pas leur racine dans les répressions sexuelles ou dans le complexe d’Œdipe, mais dans un moment chronologique antérieur, pré-œdipien. La mécanique qui fonde la psychogenèse permettant de comprendre l’origine des états limites est la suivante : l’expérience première du sujet le confronte à une violence fondamentale, présexuelle, qui ne trouve à se résorber que dans un narcissisme primaire, lui-même fournissant un étayage indispensable à l’élaboration œdipienne. Sans cette « sécurité narcissique de base » l’Œdipe ne peut pas se constituer normalement.
C’est pour étayer théoriquement cette mécanique, présenteé d’une façon simpliste dans cet exposé, que les concepts psychanalytiques seront mobilisés. Selon Assoun « il va donc se produire une dérivation des concepts psychanalytiques, espèce de métaphorisation par laquelle ils vont être importés dans la construction limite pour y remplir une fonction allogène ».
De l’egopsychology à la selfpsychology
L’egopsychology, dans sa visée d’adaptation à la réalité, propose que le dévoilement du refoulé soit investi positivement dans le moi afin que l’individu puisse exercer un contrôle sur lui-même. Les conflits œdipiens entravent les fonctions créatrices et adaptatives du moi, il s’agit de libérer le moi d’une maturation instinctuelle qui n’est pas arrivée à terme. Dans ce sens, « autonomie, responsabilité, esprit d’entreprise ont droit de cité. (…) Il faut noter que cet idéal normatif privilégie des qualités typiquement masculines et patriarcales » (6). Soulignons aussi que le succès de ce mouvement, tourné vers la médecine au détriment de la psychologie, a fait loi au sein de la psychiatrie américaine pendant quelques décennies.
D’un côté nous avons l’ego-psychologie, s’intéressant exclusivement à la névrose, de l’autre des nouveaux malaises psychiques dans lesquels l’analyse des résistances semblerait ne plus en rendre compte. Le moi « masculin » fort et responsable s’insurge et révèle sa fragilité. Il faut amoindrir les idéaux érigés de la personnalité. Selon Feher-Gurewich, « la société américaine des années soixante-dix réclame une genèse de la subjectivité qui déplace les sites de la culpabilité. L’approche psychanalytique doit être plus sympathisante et surtout, plus maternante envers le patient » (7).
Voilà que surgit la self psychologie qui essaye de ne plus centrer la question à partir du moi, de l’ego, et propose à la place le self, structure intersubjective qui a été façonné par le regard aimant de l’autre. La position de l’analyste doit être repensée et celui-ci devient moins silencieux et plus empathique pour répondre à la conception selon laquelle il doit réhabiliter chez l’individu une image de soi restée en souffrance. Un des présupposés de la théorie de la self-psychology repose sur l’idée que le rapport à l’autre et au lien social ne pourra se consolider que si l’empathie qui a manqué au sujet pendant les années où il a construit sa personnalité se reconstruit à partir d’une estime de soi, c’est-à-dire, d’une base narcissique plus solide. Cela donne l’indication à la direction de la cure. « En ce sens, le modèle d’un moi « masculin » autonome et indépendant a été remplacé par un self au narcissisme solide et capable d’empathie » (8). L’importance de la participation de l’analyste dans le processus analytique est devenue centrale et a confiné de ce fait l’inconscient du patient à un rôle secondaire.
Le représentant majeur de la self-psychology c’est Kouth (9). Il s’est formé à la psychanalyse à Chicago et représente une génération intermédiaire par rapport à celle de Kris, Hartmann et Loewentein, piliers de l’ego-psychology et celle de Kernberg. Son importance aux Etats Unis peut être comparée à celle de Winnicott en Europe ou à celle de Lacan en France. L’extension promut par lui de la notion de narcissisme le conduit à postuler, en fait, une nouvelle métapsychologie. Dans un premier moment il considère la selfpsychology comme une contribution à la psychanalyse « traditionnelle » et dans un deuxième temps, il considère que la selfpsychogy est une théorie générale du fonctionnement du psychisme dont la théorie psychanalytique ne serait qu’un cas particulier, valable seulement dans des formes particulières de pathologie. « Le self et sa conservation deviennent le cœur même du développement du psychisme, le complexe d’Œdipe n’a plus de rôle véritablement central pas plus que les pulsions qui deviennent les produits de fragmentation du self. Le cours de la vie n’est donc plus, selon lui, essentiellement déterminé par les conflits infantiles mais par l’expérience même de l’évolution du self » (10). En effet, au fur et à mesure du développement de l’œuvre de Kouth, il est de plus en plus critique par rapport aux conceptions freudiennes qui forment la base même de l’édifice psychanalytique.
Le rôle secondaire joué par l’inconscient et par la sexualité, l’articulation des phases préœdipiennes avec le narcissisme dans son rôle structurant et la relation intersubjective marqué par l’empathie sont des ingrédients essentiels pour attraper le tableau clinique des borderlines à partir de la théorie psychanalytique. Donc nous faisons l’hypothèse que les états limites sont le rejeton de la self-psychology après qu’elle ait traversé l’Atlantique et pénétré en Europe. Il est précieux de mettre en évidence qu’aussi bien l’ego que la selfpsychology sont des théories qui ont récusé la contribution freudienne du concept de pulsion de mort. Cela conduit les analystes à demander secours à la métapsychologie d’usage jusqu’en 1915, qui fait du narcissisme un des concepts, sinon le concept clé pour la compréhension de la psychose.
Conclusion :
Ainsi, à titre de conclusion, il faut souligner que la pièce de l’arsenal métapsychologique qui va être mise à contribution dans la pensée des états limites, c’est le moi. Il va se référer, bien évidemment au narcissisme, mais se soumettre à un éclairage en termes de « personnalité », de « caractère » ou de « self ». Assoun (11) remarque que le texte de référence à ce propos n’est pas l’essai de 1914, « Pour introduire le narcissisme », mais celui de 1931 « Sur le types libidinaux » où Freud dégage un « type narcissique » (12). Dans cette catégorie, on ne trouvera de façon prévalente ni tension entre moi et surmoi, ni prédominance des besoins érotiques. Le moi chez ce type de patient disposerait d’une grande dose d’agressivité et présenterait une disposition à l’action. Ajoutons à cela la supposée carence du surmoi, héritier du complexe d’Œdipe, et nous aurions au plan descriptif un style de vécu qui permettrait de donner à des pathologies et à des manifestations symptomatiques des plus diverses tel les addictions, les automutilations, les menaces suicidaires, les troubles psychosomatiques, les troubles alimentaires, déficits d’attention, les conduites à risque, etc. un air de famille.
(1) MONRIBOT, P. Critique des états limites, In : Les feuilletes du Courtil n°22 – Conversations avec l’enfant en institution. Belgique 05/2004, p. 87
(2) ASSOUN, P-L Le sujet limite entre malaise et idéal, In : Malaise de l’ideal, Psychologie Clinique, 1991, n°6, Paris : Klincksieck, p. 123
(3) DI CIACCIA, A. Lacan et la question du borderline, In : Préliminaire n°4, 1992, p. 73
(4) ESTELON, V. Les états limites, Collection Qui sais-je ? Paris : PUF, 2010, p. 35
(5) KOURETAS, N. Le développement du concept de borderline (état –limite) dans le diagnostique et le traitement psychanalytique, In : Lacan et la psychanalyse américaine, Org. FEHER-GUREWICH, J. et TORT, M. Paris Donoël, 1996, p.39.
(6) FEHER-GUREWICH, J. Avant propos… après coup. Le sujet américain et sa psychanalyse, In : Lacan et la psychanalyse américaine, Org. FEHER-GUREWICH, J. et TORT, M. Paris Donoël, 1996, p. 18
(7) FEHER-GUREWICH, J. Avant propos… après coup. Le sujet américain et sa psychanalyse, p. 18
(8) FEHER-GUREWICH, J. Avant propos… après coup. Le sujet américain et sa psychanalyse, p. 22
(9) OPPENHEIMER, A. Heinz Kouth. Collection : Psychanalyse d’aujourd’hui. Paris : PUF, 1998.
(10) OPPENHEIMER, A. Heinz Kouth. Collection : Psychanalyse d’aujourd’hui. Paris : PUF, 1998, p. 20
(11) ASSOUN, P-L Le sujet limite entre malaise et idéal, In : Malaise de l’ideal, Psychologie Clinique, 1991, n°6, Paris : Klincksieck, p. 125.
(12) FREUD, S. Des types libidinaux (1931), In : La vie sexuelle, p. 157