Mme B. prend rendez-vous à L’EPOC après avoir demandé à être reçue au CMP sans succès. Elle a déjà consulté à plusieurs reprises pour des problèmes d’addiction. Elle a 32 ans. Lorsqu’elle arrive à L’EPOC, elle dit être addict à l’alcool, avoir fait plusieurs cures de désintoxication entre ses 20 et 30 ans pour se sevrer d’une polytoxicomanie. Elle consomme deux litres de vin par jour, de la cocaïne et du cannabis en fin de semaine. Ce qui diffère dans cette nouvelle demande, c’est qu’elle perçoit dans ses relations affectives la nécessité qui s’impose à elle de souffrir et de faire souffrir l’autre. Par ailleurs, elle se définit « pansexuelle et perverse » dès le premier entretien. Mme B. a le sens du mot choisi, du mot qui percute, voire trouble. Bien sûr, ce signifiant « perverse » fait partie de sa demande, mais ne tient-elle pas à m’avertir ?
La mise en acte de l’absence
Mme B. a commencé à boire à 18 ans, après l’obtention du baccalauréat. De culture africaine, elle aurait subi beaucoup de pression parentale quant à la réussite scolaire. Elle s’y est prêtée, mais après le bac, elle a estimé avoir rempli « sa mission » auprès de ses parents et avoir le droit de vivre sa vie. Elle voulait une vie « singulière, en dehors des normes et des modèles ». Avoir une famille à elle était ce à quoi elle aspirait. C’est ce qu’elle fit en s’entourant d’amis avec lesquels elle partagea la fête et donc les produits. Ainsi à 20 ans consommait-elle de l’alcool dès le matin alors qu’elle vivait avec sa mère. Elle distillera quelques éléments traumatiques de sa vie familiale d’enfant qui ont laissé des marques, sans toutefois souhaiter s’y pencher beaucoup. Elle est issue d’un couple ayant eu des enfants d’un mariage précédent, mais fut élevée comme un enfant unique, étant donné la différence d’âge des autres enfants avec elle. Elle évoque la violence de sa mère qui la frappait, « c’est l’éducation africaine » dit-elle alors qu’elle cherchait à tout prix à satisfaire à ses exigences. Elle la redoutait. Elle décrit son père comme un homme doux, mais qui devint alcoolique à quarante ans car il aurait fait « une mauvaise rencontre avec une autre femme ». Il devint très violent avec la mère de Mme B qu’il menaça de mort à plusieurs reprises avec des couteaux de cuisine. La patiente fut témoin de ces scènes et se souvient de sa peur lorsque son père rentrait. Ses parents se séparèrent lorsqu’elle eut 12 ans. Aujourd’hui, elle est en lien avec eux, mais surtout par téléphone. Elle n’a pas vu sa mère depuis deux ans car dit-elle « je ne supporte pas son discours enfermant sur l’avenir, les homosexuels (elles) qui n’iront pas au paradis… ». Elle préfère une relation téléphonique hebdomadaire qu’elle peut interrompre et ainsi s’échapper.
L’évocation du réel familial eut pour effet une suspension des séances. Elle ne me prévint pas. Je laisserais passer 2 semaines avant de lui proposer un autre rendez-vous. A son retour, elle me dit avoir essayé de venir au premier rendez-vous manqué, mais s’être sentie mal sur le chemin car elle s’était trop enivrée la veille. Durant tout ce laps de temps, les alcoolisations furent massives. Elle ne put d’ailleurs pas aller travailler durant plusieurs jours. Ce fut pour elle une alerte. Elle est animatrice dans une bibliothèque et s’épanouit dans son travail, notamment auprès des enfants : « ils me donnent beaucoup d’amour et l’amour me cadre ». Elle tient à être aimée des enfants qui lui donnerait « un amour pur ». Ainsi donc Mme B. s’absenta, s’échappa pourrait-on dire. J’en pris acte, sans la questionner.
Le produit : un partenaire
Mme B. consomme de l’alcool le soir lorsqu’elle est seule car elle se sent vide. Elle consomme alcool et cocaïne le week-end avec ses amis. Elle décrit les effets de l’alcool dans son corps : « j’ai un effet d’expansion de mon corps, je suis augmentée… mon corps se met en mouvement, je danse sans jamais m’asseoir, ni manger » Cette élation du corps qu’elle qualifie d’extatique évoque un état de transe. Cet état est chaque fois précédé par ce qu’elle appelle un pacte… avec lui. Ce « lui » que j’interroge, c’est l’alcool qu’elle personnifie : « quand j’achète de l’alcool, je suis dans un engagement avec lui, je sais qu’on aura une histoire…je lui parle … l’alcool m’excite, je sais que je peux en moduler les effets ». Elle parle de l’introduction de l’alcool comme objet dans son corps lui permettant d’accéder à une assurance « maximale ». Elle aime l’alcool pense-t-elle, ce partenaire toujours sous la main qui lui donne un corps qu’elle n’a pas, du fait de l’absence de nouage au signifiant. Pierre Sidon dans son article Love addicts (1) illustre ce qu’il en est du « Un » de l’amour et du « Un » » de l’addiction en précisant ce qui les différencie par un propos d’Eric Laurent: « le Un dont il s’agit n’est pas celui du faire Un de l’amour mais du Un de l’itération ». Mme B sait en effet qu’elle en veut toujours plus. En semaine, elle s’est fixée « une limite, pas plus de deux litres de vin ». La perspective du lendemain, le désir d’aller travailler, de « retrouver l’amour des enfants » ferait point d’arrêt. Toute autre est sa consommation durant le week-end avec ses amis, beaucoup plus excessive et déconnectée selon elle. C’est une parenthèse hors réalité pendant laquelle chacun jouit tout seul, au nom d’un « partage », dans la recherche du « tous pareils ». L’amour de la fête dit-elle nous lie, c’est une compagne à laquelle j’ai mis un anneau au doigt ». L’illimité de la jouissance est au rendez-vous. L’alcool ou les drogues ne sont pas des objets au sens psychanalytique du terme, néanmoins l’usage qu’elle en fait évoque la fonction du produit comme partenaire de jouissance qui exclue la question de l’Autre. Ainsi donc Mme B a-t-elle toujours sur elle un tenant lieu de l’objet qu’elle humanise pour éviter le lien à l’Autre, et se passer comme le propose le thème de cette table ronde, de la castration. Le complexe de castration a une fonction de nœud, nous dit Lacan dans son texte « la signification du phallus » (2), il opère une régulation « à savoir l’installation dans le sujet d’une position inconsciente sans laquelle il ne saurait s’identifier au type idéal de son sexe, ni répondre sans de graves aléas aux besoins de son partenaire dans la relation sexuelle ». Mme B traite par le produit un vide qu’elle appelle aussi « ennui » qui la dévitalise. Elle se sent alors habitée dans son corps par une présence, voire possédée, et fait exister en quelque sorte le rapport sexuel qu’il n’y a pas. Frank Rollier dans son article « l’addiction comme style de vie » écrit : « la toxicomanie, de même que la jouissance des objets en toc, apparaissent comme une tentative du sujet d’écrire du Un et de démentir le nécessaire ratage du rapport sexuel » (3).
La question du scénario et de la haine
Mme B. est pansexuelle. Elle veut signifier qu’elle peut avoir des relations affectives et sexuelles tant avec les hommes qu’avec les femmes ou même des sujets transgenres. Elle évoque par ce signifiant qu’elle peut jouir de tous, quelques soient leur sexe, pourvu qu’elle repère en eux, les traits de condition de sa jouissance. Dans les faits, ses relations sont la plupart du temps avec des femmes. Mais ce qui la questionne c’est ce qu’elle appelle le « scénario », toujours identique qui s’impose à elle, lorsqu’elle s’oriente vers une partenaire potentielle. Ainsi fait-elle tout pour être aimée puis dit-elle « séquence par séquence, j’insère une crainte pour déstabiliser ma partenaire et l’affaiblir ». Mme B a donc une stratégie. Il lui faut contrôler la relation, la diriger, avec cette intention de faire souffrir l’autre et de la rendre dépendante. Elle veut que cette autre soit à sa merci et va jusqu’à inventer des histoires pour que celle-ci souffre et qu’elle exulte de sa puissance. C’est cette démarche calculée, visant à insécuriser l’autre pour mieux la dominer et servir sa nécessité de jouissance, qui lui fait dire qu’elle est « fondamentalement perverse et prédateur » … Ce qu’elle qualifie de perversion serait donc du côté du scénario sado masochiste et de son choix d’objet. Elle choisit des partenaires qu’elle pense faibles, manipulables. Elle les tient, les ravage puis les abandonne. Elle ne sait pas si elle éprouve de l’amour pour ces femmes. Ce qui compte c’est que sa partenaire l’aime plus qu’elle-même peut aimer et « se surpasse pour elle ». Mme B. qualifie ses relations destructrices de « passion de la destructivité ». Elle raconte qu’elle fit payer très cher à sa dernière amie qui était « tout amour », la dévotion totale que cette dernière lui manifesta. Le sacrifice serait pour elle « la preuve de l’amour extrême ». Mme B n’hésite pas à s’épingler de signifiants tels que « diable incarné ou malade » pour rendre compte de la pulsion de mort. Elle ressent de la douleur lorsqu’elle décide de se séparer de sa partenaire : « je suis droguée à la douleur… je la ressens en moi comme un liquide qui me shoote » énonce-t-elle. A ce moment- là, elle dit connaître depuis l’enfance les effets de la douleur sur l’autre, sa mère, et sur elle-même. C’est précisément ce trait de la douleur repérée chez la mère lors des violences du père qui fit l’effet d’un surgissement et fixe le scénario nécessaire à sa condition de jouissance. En quelque sorte, Mme B violente psychiquement ses partenaires comme le fit le père vis-à-vis de la mère mais aussi comme le fit la mère vis-à-vis d’elle-même. Puis elle quitte celles qui ont tout donné pour dit-elle « trouver un objet à sa douleur », douleur dont elle jouit dans son identification à la souffrance de la mère et à la monstruosité du père, mais aussi en lien avec à sa douleur d’enfant maltraité dont elle ne dit mot. La haine dont rend compte Mme B au lieu de l’autre en cherchant à le détruire est aussi haine d’elle-même. Ce qu’elle put dire de sa relation à sa mère pose en effet la question de la place qu’elle occupait dans le fantasme de cette dernière. Elle évoque les traumatismes de son enfance, comme pouvant rendre compte de la place qu’elle prend par rapport à l’autre dans ses relations affectives, mais elle rectifie très vite car selon elle « c’est une hypothèse bien facile… tous ceux qui ont vécu des évènements semblables ne deviennent pas des monstres comme elle ». Elle tient à ce signifiant « monstre » qui ne semble pas la mortifier. Il la désigne maître du jeu.
La fonction de l’amour
Au bout de quelques mois de prise en charge, Mme B. rencontra à son travail, une femme plus âgée qu’elle, mariée et mère. Elle appliqua ses scénarios habituels, mais fut en partie mise en échec. Cette dernière sut lui mettre des limites, car dit-elle :« elle ne s’oublie pas ». Bien sûr elle n’a pas le sentiment d’omnipotence qu’elle avait dans d’autres relations, mais elle y découvre une certaine pacification. Elle recule alors un peu devant ses auto-accusations de monstre et de diable incarné. Certes, elle ne supporte pas la frustration qu’induit la situation maritale et familiale de cette femme, mais elle réussit selon elle « un tour de force car cette amie consomme avec elle sa première relation homosexuelle ». Elle occupe ainsi une position d’exception pour sa partenaire. Elle tente alors de s’arranger du manque de disponibilité de cette femme qu’elle pense aimer, en ayant des relations avec d’autres femmes « qu’elle a sous la main ». Elle ne s’en cache pas auprès de son amie. La relation s’équilibre ainsi, même si la question du « manque » peut être douloureuse : « c’est comme si on m’enlevait un membre » dit-elle. Ce qu’elle qualifie de manque la confronte à un réel insupportable auquel elle répond par la connexion à un autre corps que celui de la partenaire aimée. Elle arrivera cependant à se projeter un peu plus, reculera devant son idée qu’elle serait sans avenir, tant elle se détruisait : « c’était un suicide annoncé ». La consommation de produit en est diminuée. Ainsi, bien que la patiente ne puisse supporter la dépendance à l’être aimé car elle y rencontre l’angoisse, l’amour a un effet de capiton et régule un tant soit peu la jouissance. Il y a donc chez Mme B ce qu’elle appelle « un pousse à jouir » dont elle dit qu’il faudrait la camisoler pour qu’elle y renonce. Une manière à elle de dire que le plus de jouir est aux commandes. Eviter toute intervention pouvant nuancer les signifiants par lesquels elle se définit, (ce qui aurait risqué pour elle d’aller dans le sens de l’amour), ou encore ne pas occuper la place du « dévoué » furent les boussoles de ce suivi. La solution relativement pérenne trouvée par cette patiente se situe dans la position qu’elle occupe dans son travail auprès des enfants -animer, raconter des histoires, les mimer-, afin d’être le maître du jeu dans cette situation ou il s’agit vraiment de jouer avec la voix, le corps, pour recevoir « cet amour pur » qui la cadre. L’amour pour une partenaire auprès de laquelle elle occupe une position d’exception permet un certain désamorçage de l’illimité de la jouissance grâce à un montage bien singulier.
Notes
1- Sidon Pierre « Love addicts », La cause du désir, Navarin n°88 p. 57
2- Lacan J., « La signification du phallus », les Ecrits, Paris Seuil p.685
3- Rollier Frank, « L’addiction comme style de vie », La cause du désir, Navarin, n° 88, p.23