Anne-Sophie WECKER
Qui n’a jamais été placé par un patient face à ce paradoxe : il pousse la porte d’un centre de consultation mais ne s’y reconnaît pas et l’énonce dès le début de l’entretien ? Si la consultation libérale met en avant la prise en charge singulière du patient, celui-ci peut se sentir englouti dans un collectif dès que la consultation a lieu en institution. Ainsi en CMP il peut énoncer « mon médecin m’envoie mais je ne suis pas fou ! » ou encore en centre d’addictologie : « je ne suis pas alcoolique ! ». Toute prise en charge ciblée pose immédiatement les questions de l’identification et du fantasme.
« Je suis tombée dedans toute jeune » : voilà la réponse que j’aime apporter lorsqu’on me questionne sur le pourquoi et le comment du choix de la pratique en addictologie. C’est surtout emprunt au discours de beaucoup de patients. L’addictologie serait la « science qui étudie les phénomènes de dépendance envers un produit ou un comportement » (internet, santé médecine). Science/produit/comportement : comment manier ces signifiants ? Les patients que je suis amenée à rencontrer dans mon expérience clinique formulent la demande de rencontrer un « spécialiste en addictologie ». En effet, après quelques années d’exercice en CSAPA (centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie), je travaille actuellement à mi-temps dans un hôpital de jour en addictologie et à mi-temps en maison d’arrêt, pour une consultation détachée d’un CSAPA. Afin que je puisse rencontrer les patients, ceux-ci doivent donc s’identifier comme relevant d’une pathologie addictive, ou alors être adressé par un tiers (famille, justice) pour ce motif. Leur demande est donc orientée autour du symptôme « produit » ou « comportement ». On leur demande d’être sorti de leur déni, d’être volontaires et de s’affubler de l’étiquette « dépendant », ou « consommateur à risque », si ce n’est « toxicomane » ou « alcoolique », pour venir parler de leur addiction. Affublés du discours de l’Autre donc porteurs d’une étiquette diagnostique commune, ils se présentent en CSAPA, mais ils restent pourtant bien différents dans leurs désirs et fantasmes. Le gommage de la subjectivité ne doit pas atteindre la psychologue.
Ce paradoxe est ce qui m’a attirée vers l’addictologie, car bien que spécifique, ce domaine reste très intriqué à la psychiatrie, au domaine social (désinsertion) et à la prise en charge du trauma. Clinique qui est transversale nosographiquement et très diversifiée, qu’elle permet de recevoir des sujets tellement différents qu’ils en deviendraient… singuliers ? Enfin, sujets différents mais présentant un symptôme commun. Pour beaucoup de soignants non-psychologues en addictologie, le soin revient à l’arrêt du symptôme : on vise l’abstinence ou la réduction des risques. C’est important, voir vital. Mais au-delà du symptôme, le psychologue vise autre chose. Souvent, lors des premiers entretiens, le patient se qualifie de « toxicomane » ou « alcoolique »… il est alors surpris que je lui demande « c’est quoi pour vous être alcoolique ? ». Les réponses varient « ben vous savez mieux que moi » ou « c’est être dépendant à l’alcool ». Tous les patients fréquentant un CSAPA n’y mettent pas le même sens, et n’ont pas la même représentation de l’addiction. Commençons donc par mettre du pluriel, de la diversité dans cette étiquette diagnostique. Puis essayons de quitter petit à petit le symptôme pour appréhender le sujet… sujet qui utilise souvent la substance pour court-circuiter sa pensée, pour se cacher. La consommation voile le sujet ou voile l’Autre, altérant le lien social. Si on se centre sur le symptôme, la consommation et son arrêt, on risque de manquer la fonction du symptôme et ce qui l’a amené à venir jouer suppléance/ défense dans l’économie du sujet (exemple : un patient ayant une relation de couple houleuse, augmente sa consommation d’alcool, puis à l’arrêt…divorce).
Le fait de consulter dans un centre spécialisé créé un effet de ségrégation: le symptôme créé la ségrégation. Certains patients recherchent cette famille, ou société qui a manqué pour eux. Ils ne se sont inscrits dans rien. L’effet de communauté, « tous dans le même bateau », avec une identification importante peut alors aider. Les groupes Alcooliques Anonymes fonctionnent sur ce modèle (Alexandre Stevens, dans « l’errance du toxicomane », Quarto 79, parle d’ « identification communautarisante »)… Parfois, l’identité du sujet n’est plus que « toxicomane », et tout est à reconstruire ou construire au niveau de l’identité personnelle. L’effet ségrégatif sauve, il est préférable d’être exclus que de ne pas être. Dans d’autres cas, l’effet ségrégatif est lourd à porter, renvoie les pires fantasmes de ce que peut être le « toxicomane » ou « l’alcoolique ». Cela peut remettre en cause le suivi, et il est alors urgent de centrer sur la clinique du sujet. (Exemple : un chef d’entreprise à l’alcool mondain ne se reconnaît pas en salle d’attente avec des patients très précarisés, parfois SDF). Le patient n’est pas qu’un dépendant ou qu’un détenu ; il n’est d’ailleurs pas qu’un patient…
L’illustration clinique que je vous propose est celle d’un patient, Victor, 62 ans, suivi en CSAPA, de 2011 à 2014. Je l’ai intitulée : Qu’est-ce qu’être un homme ? La virilité, de la bouteille à la femme.
Victor est reçu par l’infirmière du CSAPA depuis 2007 et a vu régulièrement la psychologue précédente, pendant 7 mois. Il est marié et a 3 enfants. Il est retraité en milieu rural. Je l’ai vu de façon quasi-hebdomadaire de 2011 à 2014, en parallèle du suivi infirmier. Il vient pour sa « dépendance ancienne à l’alcool » et consomme encore quand je le rencontre. Il est anglais et me dit qu’il est plus à l’aise pour s’exprimer et vraiment parler de lui en anglais. Tous nos entretiens auront donc lieu en anglais. Il sait mon niveau basique de la langue, et nous utilisons parfois un dictionnaire. Cela ne posera jamais de problème et je considère qu’il m’indique là qu’il vient pour être entendu, pas être totalement compris. Il habite à 30 km du CSAPA mais investit néanmoins fortement les soins.
Au premier entretien, il m’explique consommer de l’alcool depuis ses 16 ans. Il est allé en cure il y a quelques mois mais n’a pas réussi à conserver sa sobriété. Sa mère est décédée cet été et il lie sa reprise de consommation à cet événement. Il dit avoir honte de consommer et vouloir arrêter. Cependant, il explique aussi avoir subi une intervention suite à un cancer de la prostate en 2008, qui ne lui permet plus d’avoir une sexualité épanouissante. Or, Victor se qualifie « d’obsédé par le sexe », précise qu’il n’a jamais trompé sa femme, mais a besoin de séances quotidiennes de masturbation, afin de baisser un niveau de frustration. Alcool et sexualité semblent mêlés pour Victor. Il souhaite être un « bon patient », être honnête. Le transfert est d’emblée établi. Petit à petit, il me déplie son parcours de vie : il s’enrôle à 15 ans dans la Navy pour fuir l’école et sa mère qui le « contrôlaient » trop. Il y trouve un esprit d’équipe, un uniforme et une position dit-il. La virilité, mais aussi l’alcool. L’alcool lui permet alors de rompre sa timidité, sa « barrière avec le monde ».
Une année sabbatique de 22 à 23 ans lui sert à « se trouver lui-même », il décrit une vie de hippie, avec LSD et cannabis, il avait besoin de se sentir libre. Il travaille ensuite dans les télécommunications, se marie à 23 ans avec une femme « dominatrice ». Il fut marié de 23 à 27 ans et eut un fils. Au divorce, il décrit un épisode aiguë d’alcoolisation. Victor est très touché du fait qu’il n’ait pas de contact avec son fils, à qui il a plusieurs fois tenté d’écrire. Il en dit qu’il est malade « maniac dépressif ». A 28 ans, il rencontre sa femme actuelle, qui a déjà 2 enfants. Ils en auront 2 autres ensemble. Il travaille alors comme antiquaire en Grande Bretagne.
Actuellement, il a « besoin » de boire, son cerveau étant dépendant, dit-il. Un jeu de cache-cache des bouteilles a lieu avec son épouse. Il dit ne pas réussir à gérer ses émotions et sa frustration sexuelle sans l’alcool, que ça le « rend fou ». La bouteille lui parle (il boit alors plus de 2 bouteilles de vin quotidiennement) et sa demande est de trouver la « force de résister ».
En novembre 2011, il rend visite à son père en Grande Bretagne ; son père est « alcoolique », dit-il, tout comme son grand-père l’était. Il est triste car il a beaucoup bu lors de ce séjour. Sa femme est une « femme gendarme » Il dit avoir appris à mentir jeune, car sa mère était « controlling », qu’il n’a jamais ressenti l’amour de sa mère. Le fait de chercher à plaire à sa mère le faisait mentir, ne pas être lui-même. Le seul contact qu’il avait avec elle c’était lorsqu’elle le tapait. Le patient fait là le lien entre l’amour et la domination. Son rapport aux femmes a toujours été biaisé (par le mensonge ou par la substance), car il en a peur. Il dit confondre l’amour et la domination, et sa première femme était « cruelle » avec lui. Elle était professeur et le traitait comme un écolier, or il ne souhaitait être dominé que sexuellement. C’est là qu’il évoque ses premiers émois sexuels alors qu’il voyait sous la jupe de sa mère, pendant qu’elle le battait. Son rapport aux femmes est donc éminemment marqué par ce souvenir traumatique. Traumatique sans doute du fait de la violence, mais surtout de son ressenti sexuel pour sa mère, dans cette situation.
C’est la peur des femmes qui l’a fait commencer à boire à l’adolescence dit-il. Pour avoir confiance en lui. Depuis qu’il est en France pour sa retraite, soit depuis 9 ans, son ego n’est plus flatté par les femmes rencontrées dans sa boutique. Se sentir moins valorisé le pousserait à augmenter sa consommation pense-t-il. Mais l’alcool est aussi une « protection » pour lui, pour couper ses pensées. Il décrit une grande énergie sexuelle, et une grande frustration depuis son opération. L’alcool lui permet ces derniers temps d’étouffer ses pulsions sexuelles. Il évoque le fait qu’il existe deux personnes en lui : la bonne et la mauvaise. Et que sa mère depuis son décès ne l’influence plus sur ce qu’il doit être. Il dit de son père qu’il est alcoolique et avait un souci de sexe aussi : il draguait beaucoup en la présence de son fils, qui retrouvait des magazines pour adulte de son père. La ressemblance est frappante, mais le patient ne parle pas plus de cette identification au père, il pourra juste dire qu’il a appris la drague par son père. Il pense que son père se vengeait de la méchanceté de sa femme en draguant. Et que celle-ci passait ses nerfs en frappant son fils, ne trouvant la force d’affronter son mari. Victor dit que la cruauté de sa mère ne lui était pas destinée et souligne que sa sœur le battait aussi. Toutes les figures féminines sont décidément violentes pour lui.
En janvier 2012, il retourne en Grande Bretagne, son père va mal (démence?) et sa fille vit une grossesse problématique. Il est content car à l’hôtel il pourra « vivre tranquillement ses pulsions sexuelles ». En effet, la cause première de sa frustration est de ne plus satisfaire sa femme. Il pense donc rentrer moins frustré mais en ayant consommé car ses gardes fous ne seront pas là (voisins, sa femme). « C’est une bonne thérapie pour moi d’être seul ». Avant son opération, il buvait pour calmer ses idées sexuelles, mais depuis, soit il est frustré de ne pas satisfaire sa femme, tout rapport à deux étant décevant, soit il cherche d’autres voies lui permettant, seul, d’être moins frustré. Il évoquera le fait qu’il s’inquiète lui-même que ses fantasmes deviennent de plus en plus « hard », bizarres. Il ne peut plus satisfaire sa femme, sa position « d’esclave » n’est plus tenable dit-il. Avec la chute de testostérone, il dit chercher à accepter cette part de féminité qu’il a toujours méconnue, courant après la virilité. On peut relever là que la position de dominé, ou d’esclave, tout comme le fait de consommer de l’alcool, renvoient à une position de passivité, classiquement plutôt féminine. Il revient déçu de son séjour, précisant que quand il ne me voit pas, il « perd le focus sur lui » et a tendance à plus boire. Il dit vouloir continuer à me voir, même si ce dont il parle est douloureux, et qu’après les séances il est fatigué. Pour la première fois, il énonce que de se dire que c’est fini avec le sexe est trop difficile, qu’il déprimera trop. Dénégation qu’il ramène lors de plusieurs séances. Le sexe était « comme une drogue tous les jours ». En mars 2013, il dit que depuis l’opération, il souffre de ne pas être sexuellement le même qu’avant. Alors il doit accepter d’être « différent », il sera moins frustré s’il l’accepte. Il doit cesser le « combat » et m’explique qu’il essaie d’être plus dans la tendresse avec Madame. Il pleure en expliquant se sentir « moins masculin » depuis l’opération. Il parle très peu de sa femme. Si ce n’est pour me dire qu’elle est obèse « elle mange, je bois », et qu’elle a de l’arthrite ce qui la rend douloureuse au toucher lors des rapports. Il lui montre mes cartons de RDV car elle soupçonne qu’il n’aille boire au lieu de se soigner. Pendant les séances, il évoque les soucis somatiques, le sommeil, les stratégies en place pour diminuer l’alcool, et je l’incite à parler des activités qui lui procurent du plaisir : la cuisine, la belote.
L’été 2012 il dit vouloir arrêter l’alcool. Il veut cesser pour que le moral remonte, mais devra affronter ses pensées obsédantes qu’il pense avoir dégonflées, étant en cours de processus « d’acceptation ». C’est le moment de le faire pour lui et non plus pour les autres. Il entre en cure et post-cure en novembre 2012, avec l’accord de la structure pour que le patient ne soit pas suivi le temps de l’hospitalisation par une psychologue sur place, comme d’ordinaire, mais par moi. Le patient sort donc du centre pour venir à nos RDV. « L’alcool est ma maîtresse » me dit-il. A sa sortie de dix semaines d’hospitalisation, il dit aller bien, être bien avec lui-même mais c’est plus compliqué avec sa femme : depuis qu’il ne boit plus, il est « en vie » et lui répond ! Lui qui pensait avoir perdu de la virilité, se voit reprendre sa place d’homme. Je suis alors assez inquiète pour l’avenir de ce couple ; « je ne lâche plus ».
Nous espaçons les RDV. Il dit avoir une nouvelle addiction : le gâteau au chocolat, et avoir découvert la peinture. Il est très reconnaissant envers le centre de cure. Il accepte de ne plus courir après des sensations qu’il n’aura plus. Un travail de deuil est enclenché, et verbalisé en Avril 2013. Il vit une abstinence d’alcool heureuse et vient faire le point avec moi en précisant qu’il n’a plus besoin d’un suivi aussi « approfondi ». Il évoque les bénéfices de l’arrêt de l’alcool, sa vie sans, sa relation avec sa femme, et le fait que ses obsessions sexuelles diminuent du fait qu’il accepte de faire le deuil de cette sexualité frénétique passée. Être un homme ne peut plus passer par cela.
En novembre 2013, il demande à ne me voir qu’une fois par mois, m’apportant à plusieurs reprises des cadeaux (produits de sa ferme). En mars 2014, à 1 an et 3 mois d’abstinence il me dit qu’il ne me parlera plus d’alcool à nos séances. A l’été 2014, lors de nos derniers échanges il me dit être « heureux » et « être une nouvelle personne ». Il pense que l’alcool l’anesthésiait. Il me dit ne plus avoir besoin de mon aide, et je l’informe à cette occasion de mon départ du CSAPA. L’infirmière l’a revu en novembre 2014 puis avril 2015 et il donne encore des nouvelles. Il est toujours abstinent et va bien. Il est toujours en couple.
Fonction dans le couple :
– « pour le toxicomane homme, la drogue n’est pas un symptôme. La drogue est pour lui un ravage et il devra consentir au symptôme, c’est-à-dire faire d’une femme son symptôme. » (Mauricio Tarrab, « pire qu’un symptôme », Quarto 79).
– Se demander de quelle manière la satisfaction toxique intervient dans la satisfaction sexuelle.
– Pulsion orale, scopique.
– Cette pratique est un mode de jouir à travers lequel le sujet tente de se passer de l’Autre.
– Auto-érotisme : masturbation et recours répétitif au produit : Jouissances répétitives autocentrées, immédiates
– Identification « être un homme »
– Drogue-partenaire vs partenaire sexuel : court-circuit de la fonction sexuelle
– Inquiète pour son couple à l’arrêt de l’alcool
– Bouteille : ersatz de rapport sexuel, non confrontation au choix sexuel
– D’habitude, le produit permet d’éviter la rencontre sexuelle ; là ça la calme : solution thérapeutique propre au sujet. « ce qui définit un homme, dit Lacan, c’est son rapport à une femme (…) qu’est-ce qu’être un homme ? C’est faire signe à une femme qu’on l’est.» (Laure Naveau, Un homme et son objet d’addiction, Cause Freudienne 71).
– Scène fondamentale de son enfance : mère le battant. Culpabilité de plaisir
– Qu’est-ce qu’être un homme ? Virilité/boire/frénésie sexuelle vs ? À inventer
– Notion de partenaire-symptôme : sa femme