Paola COCCHI
Le cas dont je vais vous parler a attiré mon attention par l’intensité de la douleur relative à un deuil, survenu neuf mois avant mon premier entretien, par la détérioration somatique qu’il semblait entrainer, comme par le choix technique peu habituel, que j’ai été amenée à adopter dans la prise en charge thérapeutique de cette patiente.
Je vais essayer d’en retracer le parcours, qui s’est déroulé sur seulement trois séances. Une première rencontre, un deuxième entretien rapproché et une dernière séance environs huit mois après.
Me, que j’appellerais LY, avait pris un premier R.V. au C.M.P. pour une consultation psychologique. Elle l’avait décommandé en suite, pour demander une nouvelle date une semaine après.
Me LY est adressée au CMP de la Courneuve (lieu de son domicile) par un Centre spécialisé dans la prise en charge de psychotraumatismes. Elle y avait été accueillie neuf mois auparavant lors d’une agression dont elle avait été victime. On lui avait proposé un suivi psychologique et un traitement médicamenteux. La collègue psychologue qui l’adressait au C.M.P. préconisait la poursuite des suivis psychothérapique et médical, questionnant la nécessité d’une augmentation, voire d’une rectification, du traitement médicamenteux en place qui n’avait pas donné de grands résultats.
Me LY est une petite femme chinoise d’une cinquantaine d’année et vient accompagnée de son mari, français d’environ cinquante-cinq ans. Lorsque je les reçois ils me donnent la lettre d’accompagnement du Centre de Traumatisme et me demandent aussi tôt si je peux à mon tour leur fournir une attestation, à la demande de leur avocat, pour les dédommagements qui espèrent recevoir de leur assurance. Le ton est expéditif et pérentoire, Me LY est directive, à la fois agacée et en colère me disant que rien n’a marché jusqu’à présent, que les médicaments n’ont eu aucun effet et que rien n’a pu la soulager.
Je l’invite à prendre le temps de me raconter son histoire.
Dans un grand désespoir Me LY me fait part alors de ce qui lui est arrivé : Lorsqu’elle se promenait, un pitbull a attaqué son chien, elle a essayé désespérément et en vain de s’interposer entre les deux animaux, mais son chien a été gravement blessé et elle jetée à terre.
Le patron du pitbull s’est enfuit après l’agression les laissant tous les deux seuls, blessés et ensanglantés, gisants. Son chien mourra dans la nuit après une longue agonie, il n’y avait plus rien à faire…
Lorsque les pompiers son arrivés, ils les ont amenés chez le vétérinaire mais même celui-ci n’a pas pu les aider. Il a donné « que » des médicaments à la pauvre bête mais il n’a pas laissé Me LY ramener son chien chez elle. Elle l’a vu ainsi agoniser, gisant dans un coin sombre, sans boire ni manger.
Je pense qu’elle s’est sentie à nouveau, avec son chien, désespérément seule et abandonnée. Son récit est poignant, son désespoir authentique et j’en suis touchée. Je me sens également
très impuissante et je sais qu’une quelconque tentative de relativiser, de banaliser, de calmer ou détourner la douleur, n’auraient aucun effet, bien au contraire, attiserait sa rage, son désespoir, voir son mépris.
Ainsi je me suis tue je l’ai écoutée. J’ai essayé d’accueillir sa douleur, juste de l’accompagner silencieusement dans l’épreuve que je lui demandais de réactualiser en ma présence dans un récit.
Puis elle se tait aussi et sort de son porte monnaie, la photo d’un joli petit chien, tendre et joyeux qu’elle me montre aussi tôt.
Surprise, je regarde le portrait de son chien, je lui demande comment il s’appelait et lui dis :
« je comprend très bien que vous soyez si triste, votre chien a vraiment l’air très attachant »
Elle poursuit alors son récit.
Elle est très seule ici, Me LY. Elle a quitté son pays, sa famille, un premier mariage et son enfant.
Son actuel mari est un français, il est informaticien et travaille beaucoup, il la laisse souvent seule, ils n’ont pas d’enfants ensemble. Son chien était sa seule raison de vivre, sa joie, sa compagnie. Il ne la quitta jamais, ils allaient se promener toujours ensemble.
Elle est inconsolable, neuf mois sont passés et elle continue de pleurer sans cesse, rien ne l’apaise.
Elle est comme une blessure ouverte, sanglante, Me LY.
Son récit me semble resté intact, comme au premier jour, retraçant à l’infini le contour d’une agonie sans fin, d’une plaie béante sur un désespoir sans fond, sur une impuissance et une rage aussi.
Depuis, elle souffre énormément et elle ne fait que pleurer.
À la suite de cette agression elle a aussi dans son corps des terribles douleurs qui ne la quittent jamais.
Les médicaments n’ont eu aucun effet, rien ne la soulage, elle a mal tout le temps et ça s’empire, elle ne peut plus dormir.
Ainsi, après avoir écouté le récit de Me LY jusqu’au bout, je dis que j’allais réfléchir a comment pouvoir les aider.
Pour l’instant je ne me sens pas non plus, de l’envoyer vers un nouveau médecin pour qu’il lui prescrive encore d’autres médicaments.
Je leur explique aussi que mon métier était de soigner les gens pour qu’ils aillent mieux et que de ce fait je ne pouvais pas me placer en expert dans des questions légales concernant les dédommagements de l’assurance. Ils en sont en peu agacés et ils essayent d’insister.
Je leur propose à la place une attestation de passage, qu’ils ont tout à fait le droit de me demander, stipulant que je les ai reçus en entretien psychologique à telle date et à telle heure au C.M.P.
Je leur donne rendez-vous pour la semaine d’après.
Me LY appelle le jour même pour décommander le R.V. prétextant d’autres soins médicaux. Elle demande alors qu’il soit reporté d’une semaine.
Lorsque la semaine d’après je suis allée chercher Me LY et son mari dans la salle d’attente j’étais saisie par une vision inattendue : elle portait au coup un grand collier blanc (une minerve) et j’ai eu comme l’impression vertigineuse qu’elle était en train de se transformer en chien… Quoi faire pour qu’elle ne décède pas de ses blessures après une longue agonie? Il était encore temps? Il fallait manifestement une intervention d’urgence, sans s’échapper, comme le patron du pitbull, sans multiplier les passations comme pour les pompiers ou le centre de traumatisme et en essayant probablement de faire ce que le vétérinaire n’avait pas pu…..
Je les reçois et interloquée je leur demande « que se passe-t-il ?»
Ils sont tous les deux très remontés. Le mari m’explique que, à la suite d’une « mauvaise » manipulation, le kinésithérapeute avait provoqué un tassement des vertèbres à Me LY. Le médecin a préconisé alors une intervention chirurgicale comme seule solution restante pour plaquer la douleur, mais il s’agissait d’une « opération risquée ».
Ils sont désespérés et enragés, ils veulent à tout pris porter plainte contre le kinésithérapeute aussi. Me LY n’en peut plus, et elle veut, sans attendre, très vite, que le médecin puisse l’opérer.
Inquiète, c’est moi qui coupe court, je m’adresse à Me LY et je lui demande : ” Où est-il votre chien?”
Elle me répond aussitôt : “Chez moi”
C’est ainsi que j’apprends qu’après le décès du chien chez le vétérinaire, elle avait récupéré sa dépouille, elle l’avait fait incinérer et elle l’avait gardé dans l’urne chez elle.
Sur quoi je lui réponds aussi tôt, très fermement mais avec douceur :” Me LY, ce n’est pas possible, vous ne pouvait pas le retenir ainsi. Il faut le laisser libre, il doit retourner courir, vous ne pouvez pas le bloquer comme ça. » Je poursuis : « Où est ce qu’il aimait courir votre
chien?”
Elle me répond que c’est au Parc de la Courneuve, qu’ils avaient l’habitude de se promener. Ils aimaient beaucoup cet endroit. Ils y avaient passé tant d’après-midi ensemble…
Alors je lui dis que je sais maintenant ce qu’il faut faire.
« Vous allez écrire une lettre à votre chien et vous allez lui dire tout ce que vous n’avez pas pu lui dire : combien vous l’aimez, combien il vous manque, tout ce que vous avez sur le cœur et qui vous fait tant souffrir. Vous allez y mettre tout votre amour, puis vous allez bruler cette lettre, recueillir ses cendres, les joindre à celles de votre chien et le disperser dans cet endroit que vous aimiez tant tous les deux… » Et je conclus : »Les morts avec les morts, les vivants avec les vivants ! Après avoir fait tout ça vous retournez me voir.
Il faudrait plus tard, peut-être, songer à adopter un nouveau chiot, mais pour l’instant il faut, d’abord, s’occuper de tout cela». Puis, en m’adressant à son mari, je conclus : « Je pense aussi qu’il faut laisser tomber le procès au kinésithérapeute, il a sans doute, lui aussi, voulu faire de son mieux, il ne pouvait pas savoir… de même que pour l’intervention chirurgicale… ne vous y précipitez pas, ce n’est pas cela qui est urgent pour la douleur.
Faites d’abord ce que je vous dis et retournez me voir après. »
Je n’ai plus revue Me LY, ni eu de ses nouvelles pendant environs huit mois. Puis un jour, elle a pris R.V. et elle est revenue me voir avec son mari, en m’annonçant qu’elle était de retour d’un long voyage.
Après avoir fait ce que je lui avait demandé, elle était partie pour la Chine où elle avait beaucoup voyagé, car elle s’était beaucoup intéressée entre temps à la « médecine douce ». Elle avait pu rencontrer et consulter beaucoup des médecins chinois et bénéficier de différents
« traitements naturels. »
Elle s’était aussi rendue au mariage de son fils et elle avait pu retourner sur la tombe de son père. Elle n’y avait plus été depuis l’enterrement, survenu avant le départ de Me LY pour la France. Au moment du décès de son père, Me LY avait gardé un objet de lui, quelque chose qui normalement ne lui était pas destinée et qui traditionnellement aurait dû revenir à son frère… mais elle aimait beaucoup son père et depuis toujours elle n’en faisait qu’à sa tête !
Elle avait beaucoup de mal à accepter ce que les autres et sa famille lui disaient Me LY. Dans ce voyage elle avait pu les retrouver et partager des moments avec eux, se réunir et se réconcilier un peu plus avec sa famille et son pays, y retrouver sa place. Elle avait pu aussi restituer à son frère « l’objet » qu’elle lui avait dérobé à la mort de son père.
Elle allait bien Me LY, elle avait retrouvé sa vitalité et elle acceptait mieux de prendre en compte ce qu’on lui disait, même lorsqu’il ne lui était pas facile de l’accepter.
Elle songeait aussi maintenant, à adopter un nouveau chiot.