Patrick CHALTIEL
Je vais vous entraîner sur une “autre scène” (“ein andere schauplatz”, pour reprendre la métaphore Freudienne). En effet, mon propos est en décalage avec la tonalité générale de ce colloque. Moi, ça ne me dérange pas… j’espère que vous non plus. Après tout, comme le disait le regretté Desproges, l’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne! Il va donc vous falloir quitter quelques instants la matrice quadratique « Inconscient/Pulsion/Transfert/ Répétition », pour la matrice « Soignant/Soigné/Souffrance/Institution »… soit, vous transporter de la scène analytique à celle du soin psychiatrique de Secteur, dont je suis ici le représentant. Je vais donc vous parler de la souffrance des acteurs de ce soin, toutes professions confondues.
I) Supportable/insupportable
Tout d’abord, la souffrance professionnelle est-elle chose normale ou anormale?
Qu’en est-il, qualitativement et quantitativement, d’une souffrance professionnelle acceptable, irréductible, voire fructueuse (source de maturation professionnelle), et à quel degré ou selon quels critères peut-on parler de souffrance professionnelle anormale, pathologique, délétère, bref, insupportable?
La première particularité de la souffrance des travailleurs du champ psychosocial (travailleurs sociaux, enseignants, psychistes…) tient au caractère inéluctable de “la souffrance portée”, dans ces professions en contact direct avec des sujets en souffrance (ou en développement… ce qui, nous l’avons vu plus tôt, revient au même). En effet l’empathie, condition nécessaire de toute efficience dans ces champs professionnels, consiste à partager la souffrance de l’autre, à en prendre une part sur soi dans un premier temps, pour la transformer en soi, dans un second et restituer, dans un troisième, cette souffrance transformée au patient. Mais notre évolution sociétale accentue une dualité voir un clivage éthique et épistémologique entre deux courants, au sein desquels le concept de souffrance ne tient pas du tout la même place ; En médecine, ces deux courants idéologiques sont portés par deux conceptions, selon les époques complémentaires ou divergentes, concurrentes, du métier:
1- La médecine “d’Assistance”, humanitaire et humaniste, qui met au premier rang de ses préoccupations la personne souffrante et son soulagement: le mot d’ordre en est la consigne d’Ambroise Paré, l’un des fondateurs de la médecine en France: “guérir?… parfois. Soulager?… toujours!” C’est de cette médecine, qui réunit sous sa bannière la Médecine Humanitaire, la prise en charge des pathologies longues et chroniques, le Soin Palliatif, la Réduction des Risques, etc., qu’est issue la Psychiatrie (rappelons le “rapport d’assistance” des hôpitaux psychiatriques, complétant les rapports de Neurologie et de Psychiatrie jusqu’à l’avant guerre). Elle est exposée, dans ses excès d’humanisme:
– aux risques de frontières peu claires
– à une technicité parfois imprégnée de moralisme, voire d’une dimension mystique,
– à un manque d’évaluation rationnelle de ses méthodes et de ses résultats, au profit du “cas par cas” et au détriment de la statistique.
2- La médecine « Scientifique », pour laquelle la souffrance du patient n’est que symptôme utile au diagnostic, et surtout pas objet premier du soin (Curing). Cette dernière devient parfois caricaturale et contreproductive dans ses prétentions et ses excès, qui confinent parfois au scientisme plus qu’à la scientificité: “évidence based médecine”, obligation de résultat, etc., quand bien même le malade en mourrait! (Comme le dit Semprun: “il est des maladies dont, si on les guérit, le patient ne survit pas!”), traçabilité, subordination au “consensus statistique” au détriment de l’art du “prendre soin” (Caring) et de la “réduction des risques” (Coping). Dans cette seconde acception, le rapport au malade et à sa souffrance n’est pas objet d’enseignement et est laissé à l’appréciation et à la dimension humaine (fut-elle totalement absente) de chaque professionnel. Le contre feu en est “l’empowerment” politique des “usagers”, légiférant, voire judiciarisant le rapport soignant-soigné afin de lui garantir un minimum d’humanité face aux dérives d’une technicisation froide du soin. Ce dualisme éthique et épistémologique est aussi présent dans les autres disciplines du champ psychosocial: l’Assistance et l’Education.
Ces deux courants sont parties constituantes de la médecine, comme les deux serpents du Caducée : un entrelacs de Science de la nature et d’Art du Soin. Ce dualisme structurel ne devient source de souffrance que lorsque le rapport entre ces deux courants se hiérarchise et que la dimension d’art relationnel du soin se trouve reléguée, encadrée, surveillée, voire réprimée, au nom d’un scientisme qui n’est que le masque d’une doctrine économique utilitariste. La question de l’empathie et de la souffrance portée, non seulement inéluctable, mais part intégrante du soin, se trouve alors non reconnue, voire disqualifiée par une idéalisation pseudo-rationaliste, au sein de laquelle les affects et émotions des soignants sont traités comme des déjections encombrantes ou des “événements indésirables”.
II) Au delà de la “souffrance portée”…
Nous avons vu que celle-ci constitue, dans certaines de ses dimensions (et hors de toute tendance doloriste), l’une des sources d’apprentissage du métier et de maturation professionnelle. En résumé, une certaine souffrance est le contrepoint de toute croissance et de tout progrès, dans le travail comme dans le reste de l’existence.
Cependant, il n’en existe pas moins des degrés ou des formes de souffrance très graves et destructives, individuelles (retrait, phobie sociale, isolement, exclusion, invalidité, dépression, suicide), ou collectives (démotivation, perte du sens des actes, abandon des malades, explosion de l’équipe, ou à l’opposé, fusion régressive autour d’un pacte dénégatif comme “tout va bien”).
Intéressons nous maintenant aux aspects “anormaux”, pathogènes, destructifs, de cette souffrance psychique au sein de nos professions, aspects que nous rangerons sous l’étiquette générique, désormais consacrée de “risques psycho-sociaux” ou “Psychopathologie du Travail”. Je les ordonnerai en quatre rubriques: les facteurs cliniques, les facteurs individuels, les facteurs institutionnels, les facteurs sociétaux. Mais avant tout, à l’aune de quelle définition de la “Santé Mentale” allons nous mesurer, qualitativement et quantitativement, le caractère pathologique ou non de ces souffrances? Nous contenterons-nous de celle de l’OMS en 1945? La Santé est “un état de bien être, physique, psychique et social, qui ne se réduit pas à l’absence de maladie”. Bien entendu non, car si c’est à cette définition que nous nous référons, ce n’est que morts que nous parviendrons à cette Santé idéalisée. Choisissons plutôt celle, à la fois complexe et synthétique, de Jean Furtos (Psychiatre Lyonnais, spécialiste de “Clinique Psychosociale”). La Santé Mentale est “Un état du Psychisme qui permet au Sujet de Penser, Agir, Ressentir ET Souffrir… Sans Destructivité, mais non pas sans Révolte… Au sein d’un Environnement donné, sur lequel il a le sentiment de pouvoir agir pour le transformer”.
1- facteurs cliniques: déni des troubles, violence des comportements, violence du soin psychiatrique. La violence de tout soin, est une réalité mal reconnue, masquée par la “bonne intention” qui la sous-tend (pourtant, le pharmakon constitue toujours une attaque, chimique ou physique, de l’organisme). Cette violence consubstantielle du soin est, en psychiatrie, initialement perçue comme agression, voire comme persécution intentionnelle. Ainsi, le soignant Psy sera vécu comme hostile et malveillant dans deux tiers des cas au début des soins, dans un tiers des cas tout au long de ceux-ci. Tout l’art relationnel psychiatrique consiste à inverser cette tendance pour instaurer, dans le temps, la confiance et la continuité d’attention nécessaire et suffisante (en évitant, par ailleurs, le lien de dépendance).
Une certaine violence est donc inévitable, en psychiatrie un peu plus que dans les autres disciplines du soin, pour deux raisons. La première est que le soin, même animé des meilleures intentions, fait violence à l’homme. Tout malade, donc, se débat psychiquement (…mais quand son inhibition pré-frontale est pathologiquement levée, alors il se débat aussi physiquement), contre un soin qui lui fait violence et que sa déraison ne peut concevoir. La seconde est que l’homme, comme les animaux en général, est animé d’une violence pulsionnelle, prédatrice ou défensive. La prédatrice, nous la repoussons, avec l’aide de la loi. La défensive, nous l’accueillons, nous la modérons, nous la contenons, nous la maintenons parfois, nous l’apaisons de mille façons. C’est là une grande part de notre savoir-faire soignant : savoir réfléchir et agir humainement, avec vigilance aux risques, face à l’homme déchaîné, pris dans une violence pulsionnelle défensive. Réprimer la violence, jamais! La contenir, la circonscrire, si nécessaire!… le moins possible car l’enfermement est à double tranchant. L’apaiser, toujours!
Inutile de dire que face à la violence clinique, le choc est rude pour le débutant qui, incertain de lui-même, recherche la reconnaissance et la gratification dans le regard de l’autre!
Le premier qu’il rencontre, celui du patient, est au mieux méfiant, au pire hostile… Les regards suivants, ceux des proches du malade, ne le sont souvent pas moins, car l’ambivalence de “dépossession” que nous ressentons tous, lorsque nous sommes contraints de laisser entre les mains des psys notre enfant, notre frère ou notre parent se transforme vite, si nous n’y prenons garde, en méfiance rédhibitoire, voire en franche agressivité. D’où la nécessité narcissique, toute particulière en psychiatrie, d’une Équipe soignante animée d’une forte utopie et apte à donner sens à son travail. Ce d’autant plus que la “violence du soin” associée à la “méconnaissance du trouble” peut générer, en retour, la violence du patient… et parfois de l’entourage: violence verbale, comportementale, physique, etc., jusqu’aux agressions les plus graves, susceptibles de traumatiser sévèrement une équipe entière! Dans ces cas, la solidarité des Soignants psys est une nécessité essentielle, car le traitement du traumatisme professionnel grave, individuel ou collectif, est aussi de leur ressort professionnel… Contrairement aux autres professions, la Psychiatrie est appelée à observer et à traiter, en elle-même et par elle-même, ses propres traumatismes professionnels (en plus de ceux des autres).
2- Facteurs individuels : les “personnalités soignantes“. Nous n’aurons pas de prétention à l’exhaustivité en matière de prédispositions personnelle au stress professionnel et au “burn out” (effondrement par épuisement). Nous chercherons plutôt à montrer, par quelques exemples, que chacun de nous y est exposé, selon des modalités pathognomoniques, qui varient en fonction de nos traits de personnalité spécifiques et des formes de méconnaissance de nos limites induites par ces traits. J’utiliserai, en illustration de ce propos, une typologie de “personnages professionnels”, que chacun reconnaîtra aisément, plutôt que de se référer à des “structures psychiques”. Je citerai donc:
– Le “missionnaire” ou “surengagé héroïque”, exposé à l’épuisement par surexploitation de ses ressources, conçues par lui-même comme inépuisables…
– À l’opposé, le sceptique désengagé, exposé à la perte de sens et au sentiment professionnel d’inutilité.
– l’anaclitique dépendant affectif, quant à lui, se décompensera plutôt sur un mode abandonnique.
– Alors que le narcissique borderline s’effondrera de se sentir malaimé
– quant au schizoïde à tendance autistique, isolé au sein du collectif, il est exposé au sentiment d’envahissement et de perte de frontières propres.
Cependant, ces traits personnels (nous en avons tous, d’un genre ou d’un autre), ne sont réellement exposés au risque psychosocial que si les conditions contextuelles, institutionnelles ou sociétales (que nous survolerons ci après) sont elles aussi “attaquantes”, paradoxales, inconfortables.
3- Facteurs institutionnels : L’attention au “Bien Commun”; l’attention aux personnes. Ces facteurs sont multiples et conduisent, lorsqu’ils sont cumulés, certaines institutions ou entreprises à voir se multiplier, en leur sein, les accidents de santé, somatiques et psychiques. Dans le champ qui nous concerne de près, celui de la Santé et de l’Assistance Sociale, et, en particulier, celui du Soin Psychique, il est désormais connu de tous que la santé de l’Institution est la condition sine qua non de la santé psychique de ses acteurs humains. Les risques sont parfois de la responsabilité du “management” (qui peut produire de sévères dégâts, comme on l’a vu dans certaines entreprises, comme France Télécom: un exemple parmi bien d’autre de “killer management”), mais aussi et surtout de l’oubli et l’abandon collectif du “rôle social” de l’institution à l’égard de ses acteurs, parfois au profit d’un “productivisme” exagéré, parfois à l’inverse au profit d’une incurie, d’un renoncement à toute attention, à toute exigence, parfois pire encore, les deux à la fois!
Une culture du “prendre soin” mutuel, au sein d’une institution soignante, constitue la meilleure prévention des risques psychosociaux de notre métier. Ce, à condition bien sur de ne pas tourner au “nombrilisme”, au détriment de l’attention due aux patients.
J’appelle cet art institutionnel “l’empathie critique”, ou encore “le partage du Bien Commun”. Il s’organise autour de réunions de différents types, que certains jugent, bien à tort, “chronophages”, mais qui font circuler, entre les acteurs, la sève du “projet collectif” de sorte que chacun, quel que soit son niveau hiérarchique ou fonctionnel, s’en ressente dépositaire et porteur. Cette culture d’équipe doit mettre régulièrement en question, au cas par cas, les contradictions inhérentes à la définition même du Secteur de Psychiatrie dans sa double mission, de Soin de proximité ET de Santé Publique Territoriale. En effet, l’éthique oppose ces deux missions. La première, le Soin individualisé, répond à l’éthique Hippocratique, selon laquelle chaque prise en charge soignante se doit de maximiser les moyens mis en œuvre, conformément aux connaissances et acquis actualisés de la Médecine. La seconde, de Santé Publique, répond à une éthique nécessairement “utilitariste” (qu’elles que soient les résistances soignantes), consistant à prioriser l’effort collectif au profit d’un accès au soin du plus grand nombre.
Cette dualité inhérente à la définition du Secteur Psychiatrique, qui fait sa complexité, sa force et son efficience, ne doit pas déboucher sur des apories paralysantes ni diviser l’équipe par des conflits incessants, mais, partagée par tous, constitue un paradoxe fondateur, rapprochant la Psychiatrie Publique des principes de la Médecine Humanitaire (Utopie élevée ET Réalisme pragmatique de terrain)
4- Facteurs sociétaux : La peur des fous; la défiance des psys; le “TST”. Autant les facteurs précédents (individuels et institutionnels) me semblent transposables d’un continent à l’autre (je répugne à employer le terme d’Universels car cette prétention d’universalité est souvent une forme de “colonialisme intellectuel”), autant les facteurs de stress professionnel qui vont suivre sont pathognomoniques de nos civilisations post-modernes du Nord.
– La peur du fou dans l’empire de la Raison. De tous temps, la Psychiatrie et son Sujet: le malade mental, l’aliéné, le fou, ont fait l’objet de stigmatisations, d’accusations implicites ou explicites, de craintes mystiques archaïques, de méconnaissance et de désinformation. Les maladies mentales sont souvent sources de scandale ou d’opprobre, au mieux d’ambivalence et d’injonctions paradoxales: “Soyez humains avec les fous… mais débarrassez nous d’eux! Intégrez les à la société… mais rendez-les invisibles!” Ces attitudes ne sont pas sans effet sur l’estime de soi des soignants psys, tant la reconnaissance sociale est un facteur important du narcissisme professionnel de tout un chacun. Elles peuvent parfois les entraîner vers un repli communautariste de ghetto, voire à un sectarisme borné et féroce, attitudes défensives régressives qui aggravent encore “l’isolement social” de la profession. Le rapport des sociétés à la psychiatrie est, de mémoire d’homme, dans la plupart des cultures, marqué d’un stigma, d’une scotomisation et d’un déni d’humanité à l’encontre de la folie. Sur ce fond d’ambivalence ou de rejet, certaines éclaircies se font jour, à certaines époques d’utopie. Lorsque j’ai commencé mon métier de psychiatre, au début des années 80, nous étions encore portés favorablement par un courant sociétal de solidarité, de fraternisation, tout à fait exceptionnel (conséquence des effets, cumulés au Long des “trente glorieuses”, de l’existentialisme, du surréalisme, de la psychanalyse, de l’antipsychiatrie et du situationnisme hédoniste de Mai 68). Je me rends bien compte de ce “climat favorable” particulier à mon début de carrière, maintenant que cet élan utopique est en grande part oublié. Qui, de nos jours, reconnaît et connaît sa propre aliénation? Qui, aujourd’hui, voit dans la folie une potentialité plutôt qu’un dérèglement?
Mais, au delà de ce rapport spécifique et particulier, pesant sur les soignants psy comme une menace de désaveu, nous sommes aussi travaillés par des évolution plus générales, concernant l’ensemble du champ social. Ainsi la dépossession consumériste, administrative, judiciaire, de la Responsabilité soignante, conduit à une régression de l’engagement, de la créativité, de la prise de risque inhérente à tout soin, au profit de la “peur de la faute”, d’une soumission aveugle et infantile aux protocoles standardisés, d’une conception déshumanisée de la technicité. Pour finir, les crises économiques que nous traversons et les rationnements en moyens qui s’ensuivent ont conduit la Psychiatrie Française à une régression très préoccupante de l’humanité des soins : augmentation constante et significative du recours à l’isolement et à la contention physique des malades “agités”, faute d’effectifs humains suffisants, source importante de culpabilité et d’auto-dévalorisation pour les équipes soignantes.
– Le “Tétrapode”. Historiquement, l’effondrement de l’empire communiste à la fin du 20° siècle, a provoqué dans notre monde, une « catastrophe de confluence idéologique» vers un attracteur unique : La Social-démocratie, appuyée sur un libéralisme économique peu régulé, exigeant une « croissance » mondiale constante. Le dualisme idéologique s’est évanoui. Le bipartisme politique devient comme “bonnet blanc et blanc bonnet”. Comme le répètent nos politiques résignés : « vous savez bien qu’il n’y a pas d’autre choix ! »… Plus de choix, donc plus de « disputatio », plus de dialectique, plus de révolte, plus de luttes sociales…et plus de Politique. Reste “l’érotisme mou de la plainte” (à la Française) ou le “bonheur” (à la Danoise). Quant à la « commande » (pour employer un terme de cybernéticien), elle est désormais dévolue à un totem : « Le Tétrapode Sociétal Totémique » (TST) : sorte de robot bionique, veau d’or de nos démocraties avancées, reposant sur quatre pattes :
– Principe de Simplification (face à la complexité)
– Principe de Transparence (face au secret, à l’intime, à la confidence)
– Principe d’Auto-Evaluation (face à l’imprudence de l’engagement)
– Principe de Précaution (face au danger de la prise de risque) L’animal totem dispose d’une tête : l’Obligation de Résultat ; Et d’une queue : la Traçabilité. Il se nourrit en dévorant de la pensée qu’il métabolise et excrète, au pôle caudal, sous formes de tableaux Excel, de protocoles et de procédures.
Ce totem moderne, c’est l’ennemi que nous avons à débusquer sous toutes ses formes, faute de quoi toute tension vers l’Utopie s’en trouve anéantie ! Mais attention! Cet ennemi est autant à l’extérieur qu’à l’intérieur de nous-mêmes. Citons encore notre humoriste Desproges, maître du “bien dire” : “L’ennemi est bête: il pense que l’ennemi, c’est nous!…alors que c’est lui!” De fait, l’ennemi est bien en nous-mêmes, en ce que nous introjectons les “impératifs catégoriques” de notre modernité, instruments de notre auto-persécution! Il s’agit donc avant tout de débusquer et de réduire en nous-mêmes, ce qui s’est installé de ce “tétrapode”.
III) Conclusions : de l’importance du travail d’équipe: éloge de l’amour et de la dispute.
L’essentiel de l’humanité que nous avons su, à mon sens, mettre en œuvre dans nos soins, repose sur la « dispute d’équipe ». C’est elle aussi qui nous protégera de la perte de sens, premier signe du Burn-out.
C’est autour des apories d’une « médecine de la liberté » qui pratique, a contrario, la contrainte, et « d’une médecine de l’émergence subjective » qui pratique, a contrario, l’adaptation sociale, que cette dispute d’équipe, vive, tonique, constante, joue un rôle crucial de rempart contre le triomphe de l’arbitraire.
Mais encore faut-il pouvoir se disputer ! Et ça demande beaucoup de conditions, la dispute thérapeutique ! Des conditions très précises, très précieuses et très fragiles. En premier lieu, pour se disputer régulièrement et convenablement, il faut des liens suffisamment affirmés et motivés, afin d’éviter la rupture. En effet, si les processus de différenciation/séparation font partie de la bonne santé d’un système humain, la rupture est le contraire de la séparation : elle laisse le lien en l’état, chacun de ses moignons saignants tendus vers l’autre sans réparation possible. Pour une dispute sans rupture, il faut de l’Amour : celui qui consiste à regarder ensemble vers la même Utopie. Celle qui fonde notre Psychiatrie Publique, Médecine des Aliénations et de la Liberté : l’Utopie « d’être avec » la folie, plutôt que de l’éradiquer, la réprimer, la compartimenter, l’enfermer dans des diagnostics ou dans des institutions. C’est l’utopie d’un dialogue enrichissant entre raison et déraison, sans qu’aucune de ces composantes de l’esprit n’exerce de pouvoir totalitaire sur l’autre ! Car les enseignements de cette « dispute amoureuse » sont que… 1) Les savoirs de la clinique psychiatrique sont largement insuffisants à déjouer l’arbitraire. 2) Toute décision, pour être thérapeutique, doit laisser place au doute et à l’incertitude quant à son bien fondé. Tout choix, pour être fructueux, doit participer d’une dialectique intersubjective, favorisant la mise en abîme des apories de l’aliénation et de la liberté. Ainsi, au sein d’une équipe, aucune décision n’est « la bonne solution du problème », mais simplement l’aboutissement d’un processus dialectique, qui nous remet au contact de notre fragilité propre, de l’ambiguïté de nos intentions, de notre dualité pulsionnelle, nous évitant ainsi la dérive vers l’hybris et l’auto-validation.
C’est là ce que j’appelle “une souffrance professionnelle suffisamment bonne”… le meilleur pare-feu contre le “Risque Psycho-Social” en Psychiatrie.