Catherine STEF
Une jeune fille de 16 ans se livre avec enthousiasme à l’association libre, et délivre ainsi, sous transfert mais sans le savoir, l’architecture du symptôme hystérique comme sorte de langue fondamentale du sujet, qui organise les usages du corps, pour ce sujet subtil : spirituelle, pseudo phobique, pseudo anorexique, pseudo garçon manqué : vraie masacarade.
Dans la talking cure, à laquelle elle dit ne pas croire, mais à laquelle elle s’adonne, se dévoile quelque chose des théories sexuelles infantiles, plutôt orales dans son cas, et du lien à la mère, identification féminine, de mère en fille, par la bouche, l’œsophage et l’estomac.
La division de ce sujet féminin s’y déchiffre comme choix impossible entre l’amour pour la mère et le dégoût pour la féminité telle que la mère l’incarne.
Elle vient consulter au CMP à cause d’un symptôme de plus en plus gênant, qui perturbe, dit-elle, sa vie relationnelle et sociale, puisqu’elle ne peut plus sortir avec des amis, aller au cinéma, répondre à aucune invitation, recevoir chez elle, aller au restaurant …
Donc elle se plaint de son symptôme, mais dans le même temps, la peur de vomir répond à une stratégie précise qui lui garantit qu’à chaque instant, dans sa rencontre avec les autres (qui sont autant d’autres corps), elle est assurée de garder le contrôle sur le sien et sur les surprises qu’il pourrait lui réserver, surprises qu’elle refuse.
Le symptôme est énoncé comme une peur de vomir, qui organise pour elle les conditions du lien social, et plus précisément l’évitement de tout rapprochement à caractère intime.
Elle va au lycée, où elle est bonne élève, en section littéraire, fréquente un centre équestre où elle monte à cheval, un centre de jeux en réseau, et un centre culturel japonais où elle rencontre des jeunes qui comme elle, sont passionnés par le Japon. Elle apprend d’ailleurs le chinois et le japonais.
Au fond, elle fréquente des centres, c’est-à-dire qu’elle fréquente des lieux caractérisés par le fait que tout le monde y vient pour la même raison : ne pas se rencontrer. Le même est au centre de ce qu’elle recherche, à l’exclusion de tout autre chose. Là réside sa stratégie, ne rencontrer personne, ou rencontrer du même, du Un. De la même manière, sur Internet, elle a beaucoup d’amis avec qui elle partage ses passions…
1ère rencontre :
Elle a peur de vomir : c’est pour ça qu’elle a décidé de rencontrer un psy, parce que ça l’angoisse beaucoup.
A ma question sur ce que vomir évoque pour elle, elle évoque un souvenir à 5 ou 6 ans, alors qu’elle dormait avec sa grand’mère maternelle, elle avait vomi en dormant : ça l’a traumatisée.
C’est une jeune fille extrêmement mince, qui use des semblants avec une recherche d’originalité qu’on peut dire artistique, hors des conventions et des canons de la mode. Son style vestimentaire, façon mangas, non seulement l’habille, mais la met en scène. Faussement décontractée, légèrement maniérée, elle parle précipitamment, en faisant beaucoup de gestes. Elle affiche une aisance légèrement surfaite, légèrement surjouée, et une gaieté attestée par un sourire permanent, accroché sur son visage. Ses passions se caractérisent d’être des pratiques corporelles, danse, équitation, et un goût pour les langues réputées difficiles : le chinois et le japonais qu’elle apprend.
Enfin elle écrit, des poèmes en prose, des journaux intimes … beaucoup. Boulimie vient à l’esprit, qui contraste avec une certaine anorexie, visible.
Et, je vais dès lors m’intéresser à la pulsion orale chez cette jeune fille.
Elle aimerait comprendre pourquoi elle a cette peur de vomir, mais elle ne voit pas du tout comment le fait d’en parler pourrait changer quoi que ce soit.
Je risque une suggestion et lui dis qu’avec la psychanalyse, on trouve parfois de la façon la plus inattendue, des clefs à ce genre d’énigmes, parfois même dans les rêves… et j’arrête le premier entretien sur ça.
2ème rencontre :
Elle apporte 2 rêves :
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Rêve N° 1 : son grand-père lui apprend que la grand’mère du souvenir d’enfance est morte.
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Rêve N° 2 : tard dans la nuit, elle rentre du lycée, seule dans les rues sombres. Soudain son père surgit et l’emmène en voiture. Elle est soulagée.
3ème rencontre :
Elle rêve encore: elle est le vomi d’un garçon qui se tient à coté d’elle, sur le lit.
Elle commente ce rêve en disant qu’elle s’est toujours considérée comme un garçon manqué. L’ombilic du rêve remonte sans doute au souvenir d’enfance. La proximité du corps de la grand’mère maternelle et la scène du vomissement se condensent dans le rêve d’être un garçon.
Dans un autre rêve, elle est éjectée dans la cuvette des WC au Center Game : on entre par la porte, mais on sort comme ça, par les toilettes. Parfois on atterrit directement dans une tombe
Elle se voit comme Amélie Nothomb, la romancière japonaise belge : No tombe, auteur de Métaphysique des tubes, elle rit de l’équivoque.
Mais dans cette séance, un autre souvenir d’enfance lui revient : après la séparation de ses parents, elle avait environ 4 ans, sa mère a eu une liaison avec un homme qu’elle qualifie de bizarre, repoussant, hirsute. L’histoire n’a duré que 3 mois, mais a laissé des traces : la mère est restée longtemps seule, et la fille en a conçu une peur de certains hommes.
4ème rencontre :
Elle revient sur ce qu’elle appelle son coté garçon manqué. Elle est très à l’aise au milieu des garçons : ils me renvoient le reflet de ce que j’aurais aimé être, dit-elle. Mais elle évite soigneusement les rapprochements physiques.
Elle n’a bien entendu jamais eu de relations sexuelles.
D’ailleurs elle s’en est fait le serment : elle n’aura jamais de relations sexuelles, ni d’enfant. Mais elle est toujours plus ou moins amoureuse d’un ex. Tous les garçons deviennent des ex, voir des ex ex.
Elle m’apporte ses écrits sur une clef USB.
Quelques extraits :
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Ne vous est-il jamais arrivé d’avoir envie de bousculer votre vie ?
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Car au fond ce puzzle que vous assemblez ne vous satisfait jamais tout à fait…
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Lorsque vous trouvez une paix intérieure, le désir qu’elle dure éternellement devient peu à peu angoissant…
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Au fond de mon estomac, il y a un cocktail d’émotions qui ne demande qu’à exploser…
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Je ressens un énorme vide en moi depuis que tu es parti.
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Je suis avide d’infini…
5ème rencontre :
Elle a passé quelques jours chez son père et sa belle mère.
Chez eux, la peur de vomir se transforme en peur de mourir . Il lui arrive de penser que la nourriture pourrait être souillée : sa belle-mère ne se lave peut-être pas les mains pour cuisiner, contrairement à sa mère qui est très méticuleuse.
D’ailleurs, quand elle est chez son père, elle s’inquiète pour sa mère : elle a peur qu’elle meure d’un cancer digestif, parce qu’elle a des nausées, des douleurs digestives.
Ce trait dénote par rapport à ce qui s’est présenté jusqu’à présent de son symptôme, et est le point qui pourrait, s’il faisait l’objet d’une fixation de jouissance, constituer le point de certitude quant à une possible persécution de l’Autre.
8ème rencontre :
Après une période délicate au cours de laquelle elle perdait du poids, et était angoissée, elle dit retrouver son originalité, sa singularité. D’avoir avoué cette chose jusque là secrète, qu’elle aurait aimé être un garçon, et sans doute de n’avoir rencontré aucun jugement ou commentaire de ma part, lui permet, dit elle, de renouer avec la vie : je me sens plus vivante ! Elle se remet au japonais qu’elle avait délaissé. Elle renoue avec le plaisir de se vêtir, de se nourrir. Elle évoque pour la première fois sa grande sœur, celle qui est parfaite, auprès de qui elle s’est toujours sentie comme le vilain petit canard : elle parvient à s’en distinguer…. Et elle évoque sa petite sœur, dont elle s’occupe, pour aider sa mère.
9ème rencontre :
Le bac approche, elle est à nouveau angoissée : se mesurer aux autres est au dessus de ses forces. Elle va renoncer. Elle le sent.
10ème rencontre :
Elle estime qu’elle est dans une impasse.
En plus, elle vient de se rendre compte que son meilleur ami est homosexuel.
11ème rencontre :
Elle parle de son père.
Il est très tactile. Elle est mal à l’aise avec ça. Au restaurant dernièrement, il a mangé des moules, ce qui l’a fortement dégoûtée.
12ème rencontre :
Elle n’est pas venue pendant une semaine parce qu’elle a été opérée au niveau du frein de la langue .
13ème rencontre :
Elle est enchantée par la Japan Expo, où elle a retrouvé ses amis sinophiles et japonophiles.
14ème rencontre :
La peur de vomir est à nouveau installée. Elle évite les sorties, au restaurant en particulier. Le bac approche, elle est tétanisée.
15ème rencontre :
Elle a passé et réussi son bac : la peur de vomir disparaît .
16ème rencontre :
Les vacances se sont bien passées, mais des rapprochements qu’elle a fui continuent à l’angoisser, et elle se demande si elle est fille ou garçon ? car décidément elle se dérobe devant le réel du sexe.
Je lui indique que la dérobade est un trait plutôt féminin. Un effet d’interprétation se produit, immédiat : elle est enchantée (que je la situe du coté féminin, faisant du même coup de la mascarade un semblant phallique).
17ème rencontre :
Elle revoit un ex, dont elle est à nouveau amoureuse. Maintenant elle aime le rapprochement avec lui. Elle aime qu’il la prenne dans ses bras et même qu’il l’embrasse.
Elle sait qu’il faudra encore du temps pour qu’elle puisse consentir à des relations sexuelles, mais elle ne se sent plus poussée comme vers un mur, ou dans le vide, creusée elle-même de l’intérieur, comme elle dit.
Pour Freud, le symptôme dans l’hystérie présente toujours 3 strates :
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Un noyau de souvenirs autour duquel gravitent quantité de matériaux mnémoniques groupés chronologiquement, concentriquement et logiquement.
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Ce qui induit son caractère surdéterminé.
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La reproduction dans le présent de ces symboles mnésiques.
Quant à la fonction, elle est double : car le symptôme permet d’éviter une situation impossible, mais aussi d’obtenir une certaine satisfaction substitutive, offerte à la pulsion insatiable, sur le modèle de la faim ou de la soif. L’ objet est indifférent en tant que tel, ce qui est déterminant est que la pulsion en fait le tour, ici de la bouche comme bord, à l’estomac qui se retourne, dans un trajet qui se répète en aller et retour, selon l’image attachée au tube digestif…
Dans « Fonction et Champ de la Parole et du Langage », Lacan fait allusion à cette notion du double sens du symptôme chez Freud, à propos de ces cas d’hystériques.
C’est dit-il, le symbole d’un conflit défunt par delà sa fonction, dans un conflit récent, non moins symbolique. C’est par ramification ascendante de cette lignée symbolique que s’y repèrent les points où les formes verbales s’en recroisent avec les nœuds de la structure.
De ce fait le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage (p. 269), dans laquelle le sens sexuel est retiré, seul reste le sens du symptôme, qui s’y substitue : ici peur de vomir.
La sublimation peut aussi bien tenir le rôle du symptôme, tant qu’elle permet une satisfaction sans refoulement : le goût pour l’étude des langues (sans frein !).
Mais il s’agit aussi d’obtenir un corps vidé de jouissance, (par le vomissement à l’occasion), vidé de la jouissance féminine nommément, qu’elle soit rejetée, refusée, empêchée ou interdite, ce point est développé par Lacan dans le Séminaire XVI, « D’un Autre à l’autre », dans la leçon sur la logique de la jouissance. (Sem XVI, p 386).
Avec cette jeune fille, ce qui pourrait en imposer pour un monosymptôme ou un trouble isolé des conduites alimentaires type anorexie (selon les thérapies cognitivo-compotementales), s’avère couvrir et démontrer rien de moins que la structure de langage du symptôme hystérique, surdéterminé, véritable nœud de signifiants et permettant au présent au sujet d’assurer la position que lui assigne ce résidu traumatique refoulé.
Pour ce sujet, la peur de vomir condense plusieurs choses :
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Dans l’ordre du signifiant, la proximité et le lapsus vomir-mourir, l’équivoque de Nothomb et la circularité de la métaphysique des tubes …
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L’ombilic, le résidu mnésique du contact répugnant avec le corps de la grand’mère, premier dégoût, consolidé renforcé par l’homme hirsute et répugnant.
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L’objet oral dégoûtant, avec les moules … ce point rappelle le passage de Maupassant sur les huîtres d’Ostende, mignonnes et grasses, dans Bel Ami.
Identifiée au désir du père, elle est divisée, car l’horreur de la castration lui fait rejeter le féminin, et par là même rejeter ce qu’elle désire : peur de vomir. L’accent porté sur la mascarade féminine est le résultat logique de sa division : un déchet, mais un déchet maquillé, un déchet magnifique et spirituel…. Elle joue de ces semblants avec aussi bien qu’avec l’analyste … Il faudra jouer avec tact, et ne pas commettre ce que Freud lui même a reconnu avoir été son erreur : de faire porte l’accent sur l’objet.
Du coté des théories sexuelles infantiles, quelque chose passe par la bouche et par le tube digestif, et de ce point de vue, ni fille ni garçon ne font solution.
Mais au fond, le fait de déplier-déchiffrer le symptôme, en satisfaisant sa curiosité pour la langue étrangère, « lever le frein de la langue », comme le soulignait Dalila Arpin dans la discussion (!), lui a permis de se reconnaître fille, un semblant pas pire qu’un autre, et comme sujet animé par une vérité qui se dérobe, mais qui cause!
1/ Sigmund Freud, Joseph Breuer, Etudes sur l’hystérie, Bibliothèque de psychanalyse, PUF, 1985, p 240.
2/ Sigmund Freud, Cinq psychanalyses, Dora, PUF, 1979.
3/ Lacan, Séminaire Livre V, Les formations de l’Inconscient, Seuil, 1998, p 385.
4/ Lacan, Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p 150-153.
5/ Lacan Séminaire, Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006, p 386.
6/ Lacan, Ecrits, Fonction et champ de la parole et du langage , Seuil, 1966, p 269.