L’Institut Hospitalier Soins-Études pour Adolescents a ouvert ses portes en septembre 2009, grâce au désir des acteurs d’un service de psychiatrie infanto-juvénile d’Ile-de-France. Les adolescents qu’on accueille ont toujours l’urgence de parvenir à circuler dans la vie à partir d’un désastre subjectif faisant vaciller les repères antérieurs. Le pari de chaque soignant du service – infirmier, éducateur, psychologue ou psychiatre – est de permettre à ces adolescents de poursuivre leur scolarité, à partir de leur propre choix symptomatique.
Les professeurs de l’Éducation nationale qui se sont portés volontaires pour s’engager dans cette initiative – continuant par ailleurs à exercer à mi-temps dans leur lycée d’origine – témoignent déjà de leurs surprises de trouver un grand sérieux vis-à-vis des études chez ces élèves. Dans cet institut il y a donc les heures de cours et ensuite les rencontres avec les soignants qui ont fait le choix de s’orienter dans leur pratique quotidienne avec Freud et Lacan.
Une fois que l’admission est décidée, le jeune sera accueilli pendant un an minimum, en tant qu’externe ou lycéen interne, puisque les eux régimes sont possibles. Au bout d’un an ce sont les enseignants qui décident si l’élève passe à la classe supérieure ou il redouble. Pendant ce temps, le travail consiste à permettre à ces adolescents des classes de seconde à la terminale, de continuer un cursus scolaire déjà investi, et de repartir avec une trouvaille singulière, nécessaire pour tenir en compte leur propre fragilité subjective.
« NATURE »
Louise est arrivée dans notre service à Aubervilliers, il y a deux ans. Elle cherchait un lieu pour reprendre ses études suite à une longue hospitalisation, qui fût nécessaire pour l’empêcher de se laisser mourir, avec une alimentation quasiment inexistante et ultra sélective. Très souffrante, elle venait à nos rendez-vous avec un corps qui portait les traces du manque de civilisation dont elle pouvait témoigner.
Âgée de 17 ans à son arrivée parmi nous, cette jeune fille n’a pas hésité à se saisir de cette première offre de parole qui lui a permis d’exposer le désordre qui habitait son monde. L’accueil dans notre Institut Hospitalier Soin Etude pour Adolescents a été contemporain à son admission dans l’Unité Clinique de soirée et de nuit à partir de mai 2010.
Ses premiers souvenirs d’enfance témoignent d’un chaos familial où elle se voit dans la rue avec sa mère alcoolisée, en essayant de retrouver le chemin de la maison. Après la séparation des parents, survenue très rapidement après sa naissance, Louise reste seule avec sa mère. Quand cette dernière retrouve un compagnon, les trois s’installent ensemble et Louise, alors âgée de 8 ans, ne partage plus le lit de sa mère. Ejecté du lit de sa mère, le corps de Louise a tout de suite répondu à cette séparation impossible. Les douleurs au ventre l’accompagnent, la contraignant très souvent à prendre des médicaments pendant des longues périodes. Cette souffrance, connotée par des pleurs incessants, était déjà présente lors des visites de sa demi-sœur. La mère n’a jamais vécu avec sa première fille, préférant la laisser, depuis l’âge de 4 ans, aux soins de sa belle-famille. La présence de cette sœur aînée auprès de sa mère mettait Louise dans tous ses états. Sa mère répondait à ces crises en la traitant de « méchante ».
L’intrusion dans le corps
Brillante élève pendant toute sa scolarité, Louise parle de ses études comme d’un refuge. La mère travaillant depuis toujours et avec beaucoup d’acharnement dans la restauration, Louise reste à la maison avec un beau-père alcoolique. Pendant l’été qui a précédé sa première hospitalisation, et sans le recours de l’école, Louise a cessé de se nourrir normalement, en évitant les aliments préparés par cet homme, qu’elle voyait sombrer littéralement dans l’alcool. Bientôt, tout ingrédient utilisé par lui devenait impossible à ingérer. C’est au lycée qu’un fort malaise est survenu, et a conduit Louise aux urgences, puis à l’hôpital qui l’accueillera pendant 6 mois. A son admission elle dira que son anorexie témoigne « d’un besoin de s’exprimer ».
Louise commence à témoigner dans nos entretiens d’un « manque de place », de la « nécessité de s’exprimer », et de sa « transparence » pour les autres. Consciente de la gravité de son état, elle reconnaît qu’elle est en train de « se tuer à petit feu ».
Depuis l’hospitalisation, la mère a enclenché une procédure de divorce : après plusieurs mois de recherches et de démarches administratives, Madame a finalement retrouvé un logement pour elle et sa fille. Exit le beau-père, Louise reste néanmoins dormir plusieurs fois par semaine dans notre service, car la cohabitation se révèle toujours très difficile.
Une plainte consistante
La fonction principale de nos rencontres, au-delà d’un ordonnancement des évènements traumatiques de son existence, est pour Louise celle de m’amener ses plaintes envers les autres. D’abord se plaindre de sa demi-sœur, dont les souvenirs de l’enfance restent très vivants, puis de la monstruosité de son beau-père, et aussi de la méchanceté de sa belle-mère.
Mettre à distance l’autre qui lui veut du mal est une étape préalable et indispensable pour l’élaboration d’un discours nouveau. Actuellement ses plaintes se concentrent surtout à l’égard de sa mère, avec laquelle elle essaie de mettre de la distance. À la maison, sa cigarette « l’empoisonne », ses mots « la jugent », ses regards « l’étouffent ». Aucune intimité n’est possible. La porte de la salle de bain est toujours ouverte, celle de la cuisine n’existe plus, et la mère ne frappe jamais à la porte pour entrer dans sa chambre. Pour Louise cette maison n’est pas « chez elle » mais c’est « chez sa mère ». Elle arrive tous les lundis matin très soulagée de retrouver sa chambre d’hôpital.
Louise sait se servir de tout le dispositif hospitalier pour faire entendre ses plaintes. Auprès des diététiciennes de l’hôpital, quand le repas ne lui convient pas ; avec les équipes, qui offrent une écoute, même si cette attention peut se révéler parfois intrusive ; avec les psychiatres du service avec qui elle gère ses présences à l’hôpital, continue de donner les nouvelles de son état, ou consulte pour son traitement.
Quant au transfert, Louise nous apprend à partir de sa position singulière l’attention nécessaire à avoir avec les mots qu’on emploie : les termes sont précis, c’est elle qui sait, surtout pas de place pour le malentendu. Ainsi, respecter ses plaintes, donner la parole à ses petites revendications, permet la mise en place d’un nouvel ordre dont elle-même devient l’auteur.
Mettre l’autre à distance pour créer une nouvelle civilisation
Louise observe attentivement le fonctionnement de notre hôpital. Venir me parler de tout ce qui se passe, les changements, les nouveautés et bien sûr les dysfonctionnements récurrents, donne chaque fois l’occasion de proposer une petite solution sur mesure. C’est Louise qui sert le pain à table le soir, pour que personne ne puisse le toucher directement avec ses mains ; elle se promène dans les couloirs en faisant beaucoup de détours pour éviter « l’enfermement » ; elle a ses « Repas Nature », commandés expressément pour elle auprès des cuisines, dans des barquettes individuelles qui doivent rester fermées jusqu’à l’arrivée à table.
Le signifiant « gras », devenu persécuteur depuis l’épisode avec son beau-père, était à son arrivée contré par l’exigence d’une nourriture « sans gras ». Puis la trouvaille d’un signifiant nouveau « nature », proposé par l’institution, car c’est celui que les cuisines utilisent pour ce genre de repas. « Nature » est devenu un signifiant hors sens et souvent utilisé par Louise, car pouvant s’associer à son alimentation, mais aussi nommer une façon d’être, une personnalité, un style (son chanteur préféré, par exemple). Plutôt que de se laisser mourir, Louise peut maintenant, grâce à ce nouveau circuit, consentir à se nourrir, jamais comme les autres, mais dans sa manière singulière.
L’exception : « la » mais pas « une »
Pacifier son rapport à l’autre n’est pas simple. Louise est vite déstabilisée dès que l’un de ses interlocuteurs est absent. Ainsi j’ai fait le choix, au début de nos rencontres, de lui laisser mon numéro de téléphone. Elle s’en sert avec discrétion, rarement pour m’appeler, mais plutôt pour m’envoyer des SMS pendant les coupures des vacances.
Se faire une place parmi les autres constitue un travail constant. Dernièrement elle s’autorise des exceptions à la règle stricte de ses repas. Systématiquement son corps réagit avec des douleurs, toujours dans le ventre, qui l’empêchent de « faire comme tout le monde ». Je l’invite à respecter cette limite qui vient ponctuer ainsi sa singularité. Au-delà de sa structure, Louise cherche maintenant à construire son savoir-faire avec un impossible : « J’ai envie, mais je ne peux pas ». C’est son exception et pas celle des autres qui lui convient. Laisser tomber le pathos avec lequel elle transmet ses plaintes, donne une nouvelle place au sujet qui continue d’élaborer un symptôme lui permettant d’habiter un monde un peu plus humain.
L’accueil dans notre service et son travail depuis deux ans ne vont pas s’arrêter avec l’obtention du BAC. Louise envisage de rester parmi nous l’année prochaine, pour continuer à témoigner de ce qui la rend singulière et pouvoir ainsi assurer son existence, en prenant en compte l’énigme de son corps.