Emmanuelle EDLESTEIN
Le temps FIR est un espace/temps hors les murs de nos institutions, propice au décalage, au peaufinage, c’est un temps hors-urgence, sauf celle subjective de nos avancées, de notre écriture mais qui accepte aussi les errements, les arrêts.
Le psychologue, son écriture et son analyse
L’écrit est omniprésent dans la pratique du clinicien : quelques signifiants accolés, quelques repères pour la suite, des associations qui nous poussent dans l’avancée du travail du patient. Pour certains sujets, nous irons plus loin encore dans ce que l’on nomme la construction de cas. Cette construction se fera, certes sur la base de nos notes mais elle sera magnée par une construction théorique sous-jacente, elle engagera les dires du patient et ce qui aura pu faire interprétation. La construction de cas est un outil de mesure de la praxis analytique du psychologue !
De la prise de notes à la construction de cas, nous sommes engagés : notre objet est le sujet en traitement avec nous, mais le style, ce que nous soulignerons davantage, répondra à des critères subjectifs. Si je m’achemine si vite sur la question de la subjectivité, dans nos écrits et dans l’acte analytique, même en institution, c’est que le temps FIR, en ce qu’il constitue un temps de formation, de contrôle de notre pratique, de recherche et d’enseignement, est articulé pour moi structurellement à notre analyse. Ce que j’appelais « style » n’est qu’une façon métaphorique pour évoquer pudiquement ce qu’il en est de notre structure, nos symptômes, nos points d’angoisse et comment l’on fait – ou pas – avec.
Je ne reviendrais pas forcément plus avant là-dessus car le thème se resserre autour du temps FIR (qui n’inclut pas le temps de l’analyse) mais je voulais marquer un temps d’arrêt sur ce qu’est, pour un psychologue, son analyse.
La clinique du singulier : un enjeu politique
Alors pourquoi la question du temps FIR des psychologues m’a-t-elle intéressée ? A deux titres, au moins.
Le premier concerne directement la profession même de psychologue. Cela a été rappelé, la formation universitaire ne vient pas à bout, loin de là de la formation du clinicien et le temps d’élaboration –solitaire et à plusieurs – tout au long de sa pratique est incontournable. Lacan, lui, révoquait le terme de formation pour les psychanalystes : « Il n’y a pas de formation de l’analyste, il n’y a que des formations de l’inconscient ». JAM indique à ce titre que « Certes le savoir a un trou, mais la formation est elle-même en tension entre ce qui s’enseigne du savoir qui s’est déposé de l’expérience, et l’essentiel de la formation est de mettre le sujet en rapport avec ce qui ne s’enseigne pas » (2).
Un enjeu donc pour la profession mais aussi pour les personnes, patients en traitement. Je travaille dans un service de protection de l’enfance en milieu ouvert, c’est-à-dire que le juge des enfants prend une décision d’aide parfois contrainte pour des familles et leur adolescent dont on dit dans le jargon du travail social qu’il est à la jonction de plusieurs champs : soin, éducatif, scolaire. Adolescent, nommé plutôt mineur, qui est vu, bien souvent comme dangereux par l’opinion publique ou plus gravement à mon sens, par les politiques publiques. Les adolescents sont évoqués par d’autres signifiants et appellent des réponses à dominante plutôt sécuritaire.
Il y a donc un enjeu politique à faire valoir la clinique du singulier à l’envers du discours sécuritaire. Mais comment le psychologue, en proie à des injonctions paradoxales, dans les institutions sociales, médico-sociales, ou psychiatriques, peut-il faire faire entendre cette clinique ? Un des moyens, le temps FIR où travail théorique et enseignement de la pratique peuvent se nouer et ouvrir la voie de la praxis analytique du psychologue.
Les trois temps logiques : le temps FIR comme le temps pour comprendre
J’avais envie de présenter le travail clinique du psychologue en trois temps, en référence au texte de Lacan dans les Ecrits « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée ».
Sans trop développer l’instant de voir et le moment de conclure, je voudrais juste indiquer que l’instant de voir serait pour le clinicien qui écoute son patient, le moment, fugace, la plupart du temps, où un élément du discours du sujet, un signifiant, un énoncé, laisse entrevoir, approcher ce qu’il en est du fantasme, de la structure du sujet, un accès est possible à un point de jouissance. Le sujet n’aura pas forcément ce même instant de voir pour lui, je parle là de ce qui pour le clinicien fait boussole dans le repérage d’un symptôme, d’une structure.
Le moment de conclure, pour ce qui concerne le clinicien dans son rapport au sujet et dans la répétition des séances, et non le moment de conclure du sujet en traitement, serait l’acte analytique, l’interprétation (en tous cas ce que l’on pourra nommer dans l’après-coup interprétation dans ce qu’elle produira chez le sujet), le dire du clinicien qui ponctue – à propos – un dire du sujet.
C’est sur le temps pour comprendre que je voudrais insister. Je situe le temps FIR dans ce nécessaire du temps pour comprendre. Entendons-nous sur comprendre, pas dans une volonté de sens à tout crin, Lacan engageait ses auditeurs à ne pas se hâter de comprendre, mais dans ce temps pour saisir justement ce que l’on pourra approcher, nommer un point de singularité du sujet en traitement.
Plusieurs modalités, plusieurs composantes du temps FIR : le contrôle, les cartels, les enseignements. A la racine du temps FIR, j’extrairai les concepts, le travail théorique et donc avant l’écriture – production clinique – les lectures, que l’on peut voir comme la matière première du clinicien.
Dans le travail théorique, il y a la compréhension purement cognitive et intellectuelle des concepts mais surtout, et c’est sûrement ce qui prend le plus de temps, parfois des années, l’inscription pour soi, dans sa pratique clinique, du concept, on habite le concept, il nous a magné et il préfigure ce que nous allons entendre des dires du patient.
Le cas que je vais présenter, ce que j’ai choisi d’extraire pour mon propos d’aujourd’hui montre, je crois, comment l’écoute de ce sujet est à la fois du côté d’un travail théorique (d’ailleurs malmené) et de l’approche au plus près de ses dires, et que le temps pour comprendre a fait suite à un instant de voir particulièrement articulé au désir de l’analyste et à un certain mode jouissance du sujet.
Stan ou le silence brisé
Stan est en passe de devenir majeur quand je le reçois. Notre service l’accompagne depuis deux ans dans le cadre d’une AEMO au civil (il a également bénéficié d’un contrôle judiciaire jusqu’à majorité). Les faits qui lui sont reprochés sont graves puisqu’il s’agit de viol sur sa demi-sœur durant plusieurs années : il était âgé de 13 ans au début et elle, de 3 ans. L’instruction est encore en cours.
Stan attend, comme en suspend, le jugement. Je ne l’accueille pas avec des questions sur ce qui s’est passé avec sa sœur mais sur un moment d’angoisse qu’il a connu récemment et dont il pourra parler relativement aisément. Stan était alors placé en lieu de vie (après deux années passées en internat). La différence de taille entre l’internat et le lieu de vie c’est que le lieu de vie était mixte. Il n’est resté sur ce lieu que deux ou trois semaines. Il me raconte qu’un soir, une jeune fille du lieu est venue le rejoindre dans sa chambre. Ils n’avaient auparavant que peu discuter ensemble. Elle ne lui plaisait guère, ni ne lui déplaisait. Quand elle vient dans sa chambre, ils ne parlent pas. Après leur relation intime, Stan est totalement « pris de panique » selon ses dires, il a peur de ce rapport non protégé, il tremble et pleure. Au-delà des craintes – légitimes – pour sa santé, Stan pense à ce qu’il a fait à sa demi-sœur. Ce moment d’angoisse s’articulerait avec cette question « Que me veut-elle ? », « Que me veulent-elles ? », les filles, les femmes ?
On pourrait formuler les choses ainsi : l’effraction de la jeune fille peut être vue comme répétition ; le réel de la rencontre sexuelle refait surface dans une position en miroir : l’angoisse prime. L’angoisse comme ce qui ne trompe pas a orienté mon acte puisque j’ai pu la souligner et lui indiquer son rôle de signal de quelque chose qui touche au plus près si ce n’est son désir, pour le moins un point de jouissance.
Des premiers entretiens je note la fulgurance de deux énoncés : « j’ai cru que ma grand-mère maternelle était ma mère jusqu’à l’âge de 13 ans » et « quand je suis arrivé en France chez ma mère, mon beau-père, et ma demi-sœur, j’ai pleuré pendant des mois, ma grand-mère me manquait, je ne savais pas ce que je faisais dans cette nouvelle maison » Les actes sexuels sur sa sœur débuteront moins d’une année après son arrivée.
Un trou initial autour de la vérité des origines, personne ne lui dit qui est sa mère, voire le laisse penser que sa grand-mère l’est et cette vérité est dite au moment de la puberté, vérité révélée qui s’accompagne d’une séparation d’une imago maternelle, d’un arrachement à son pays natal, le Cameroun, au reste de la famille et de nouvelles règles dont il dit ne rien comprendre. Cet énoncé : « je ne comprends rien », viendra émailler nombre de rencontres, ce que j’extrairai à chaque fois de son discours.
Deux rencontres sexuelles : troumatisme et angoisse
Sur ce qui s’est passé avec sa demi-sœur, il explique qu’il s’occupait d’elle après l’école depuis son arrivée en France, et qu’un jour « ça » s’est passé. Obtenir les coordonnées de ce premier geste est impossible. L’accès en est barré, je n’insisterai pas. Dans ses propos, cela ne serait arrivé qu’une fois, il évoque des attouchements sexuels. C’est l’instruction qui permettra de retracer la vérité des faits. Ce que je constate c’est que Stan élude déjà pour lui-même cet événement : « je n’y pense pas, et en parler me met mal à l’aise »
L’autre événement qui a trait à la sexualité est plus récent, c’est celui qui vient réactiver l’acte sexuel dans sa fantasmatique avec une jeune fille qui prend les devants, et que je nommais au début.
Ce pour quoi je nomme ce point troumatisme c’est qu’il est question du trauma au sens d’une rencontre avec un réel insupportable, qui fait trou dans la chaîne des signifiants. Est-ce à dire qu’il s’agit pour ce sujet d’un trou dans le symbolique, d’une forclusion du signifiant primordial. La question se pose. Si mes lectures m’ont plutôt conduites sur le chemin de la perversion, un second temps de contrôle marquera une encoche dans ce qui se tramait pour moi du côté de la perversion (déni de la castration féminine et susciter l’angoisse chez l’autre) et ouvrir du côté de ce que la psychose (non déclenchée avec un délire construit, ni même à bas bruit) pourrait venir expliquer de la non inscription de ce sujet dans le champ du symbolique. L’usage qu’il fait de l’insulte est à ce titre précieux : il maugrée, nomme les personnes – surtout les femmes- de noms insultants, alors qu’elles ne sont pas en sa présence. Un traitement de l’insulte que l’on peut situer plutôt dans le champ de l’acte, du passage à l’acte, plutôt que dans le champ symbolique, consiste à demander une explicitation de ces insultes pour ne pas laisser le sujet avec du hors-mot. Il se laisse conduire dans cette direction.
Un franchissement lors d’une séance
Stan vient à tous ses rendez-vous, il accorde à ce temps une certaine importance pour poser auprès de quelqu’un son incompréhension de ce qu’il a vécu. Un jour, il me pose toute sorte de questions sur moi, mon âge, suis-je mariée, ai-je des enfants ? Il me demande ensuite si les bureaux ferment tard, s’il m’arrive de travailler tard le soir, si l’on vient me chercher ? C’est cette seconde série de questions qui m’interpellent. Les balises qu’il a pu poser en plusieurs mois – le départ d’Afrique non parlé, non intégré, un mensonge sur ses origines côté maternelle et un silence de mort côté paternel – sont attaquées dans ce moment où il suscite l’inquiétude de celle à qui il parle.
Mon hypothèse est que d’une part il peut avoir éprouvé un certain danger à parler de lui et son mode de jouissance propre de susciter l’angoisse chez l’autre émerge, et d’autre part, je suis engagée dans ce franchissement de par mon désir engagé depuis le début pour tenir ces rendez-vous et lui porter un intérêt fort.
Quand je l’interroge sur le pourquoi de ces questions, Stan évoque un certain nombre d’images, de fantasmes sur ce qu’est une femme pour lui, les rôles qui sont dévolus aux femmes et aux hommes.
Les temps de l’analyse puis du contrôle ne peuvent être un supplément d’âme. Le temps de contrôle, envisagé au démarrage du suivi autour d’une question de structure du sujet qui m’avait amenée à lire, à travailler sur la perversion, je suis dans une urgence à nommer l’angoisse, de mon côté cette fois, suscitée par ses dires, et à y voir ce que je ne pouvais jusqu’alors pas voir, et notamment un désir engagé sur un mode qui n’empêche pas le franchissement, voire le précipite. Je ne suis pas plus rassurée des dires de l’analyste du contrôle mais enfin, je peux poser quelque chose qui est un acte au sens d’un dire qui produit des effets pour le sujet en traitement. Quand Stan revient la semaine suivante, il indique clairement qu’il vient car il est obligé. Je peux lui dire qu’il a le choix de venir parler de ce qui lui arrive. Il ne viendra pas aux deux rendez-vous suivants.
Quand il revient, il formule un insupportable pour lui : porter le nom de sa mère et de sa tante. Il ne porte pas le nom de son père, pire il ne le connaît pas. Il verbalise son impuissance à être en attente d’un jugement qui l’empêche notamment de quitter la France pour l’Afrique. Il ne comprend pas ce qui s’est passé, n’entame pour lui aucune démarche d’insertion, mais indique son envie inextricable de retrouver son père. De ce père, il veut faire cas.
Le silence – sur ce qui est pour lui insupportable – est brisé. Il est brisé dès lors que Stan a pu dire son incompréhension de sa trajectoire, la parole contre le passage à l’acte reste possible dès lors qu’il consent à nommer son point d’insupportable.
Entendre Stan pas sans temps FIR
Stan ne donne pas, au premier abord, de symptôme à déchiffrer, le traitement est orienté du côté d’un mode jouissance à border : la clinique orientée par le réel (ici le réel de la pulsion) reste – et de cela il faut pouvoir en élaborer quelque chose pour soi et avec d’autres – la seule voie possible avec ce sujet.
1 En référence au texte des Ecrits de Lacan Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée –un nouveau sophisme, 1945
2 « La « formation » de l’analyste », Jacques-Alain Miller, Revue de l’Ecole de la cause freudienne n°52, 2002, « La formation entre guillemets des psychanalystes »