Chantal BONNEAU
C’est « au joint le plus intime du sentiment de la vie » (1) que la rencontre a eu lieu. J’ai été contactée pour mener une supervision, au sein d’un Centre Anticancéreux, avec l’équipe de soins palliatifs. Pas d’expérience antérieure qui vaille, il s’agissait d’intervenir sur un terrain inconnu aux confins des limites de l’expérience vitale.
J’ai rencontré l’équipe pluridisciplinaire, composée uniquement de femmes, des médecins, des infirmières, des secrétaires, des kinésithérapeutes, une diététicienne, une sophrologue, une assistante sociale et une esthéticienne pour explorer avec elles ce qui avait été à l’origine de leur demande à savoir les impasses et l’insupportable de leur quotidien. Cette supervision a duré cinq ans.
Ce n’est pas en tant qu’analyste que je suis intervenue mais en tant qu’analysante, sans savoir établi sur ce qui allait se produire durant les séances, j’étais à l’écoute de leur discours. J’ai été très sensible, dès le début, à l’atmosphère de sérieux, d’engagement et de bonne humeur qui émanait de cette équipe. La supervision était attendue et le transfert de travail a été là d’emblée. Les impasses rencontrées ne s’articulaient pas à l’exercice de leur spécialité mais à la rencontre répétée de la douleur et de la mort. La mort est un irreprésentable. Il n’y a pas, chez l’être humain doté du langage, une possibilité de dire la mort sinon de buter sur le vide de toute signification. Comme l’écrit Lacan, aux premiers temps de son enseignement, la mort c’est : « Le dernier mot du rapport de l’homme à ce discours qu’il ne connaît pas» (2). Elle présentifie la béance, le vide, qui permet les déploiements imaginaires du fait même qu’elle est innommable. La certitude de la mort fait passer la question du « si le patient meurt » au « quand le patient va mourir » inscrivant une temporalité marquée de la dimension de la finitude qui conduit à accepter que les choses puissent s’évaluer jour après jour sans certitude et sans la garantie d’un résultat durable, la précarité humaine devient le point fixe autour duquel se constitue un désir de soulager sans promesse de guérison. Pas de renoncement pourtant et certaines soignantes s’autoriseront à dire la réduction du corps à ses humeurs, l’horreur de son ravage et les dégradations corporelles insoutenables.
Le souci du respect de l’intimité de chacun peut entraîner des malentendus avec les autres services qui supportent mal les demandes de l’équipe de soins palliatifs qui se montre disponible là où les services d’hospitalisations travaillent dans l’urgence. Le temps est alors l’objet de désir que l’une posséderait (l’équipe de soins palliatifs) et l’autre pas (l’équipe de soins). L’impossible refait surface et un travail, à partir de situations précises, a permis de mettre à jour la dimension du malentendu de structure entre les hommes, soignants ou pas. Mais les exigences des emplois du temps et l’instauration de nombreux protocoles, modifient l’idée que chacune se fait de son travail en entachant l’idéal soignant qui le sous-tend.
Accueillir des patients en fin de vie c’est aussi se prêter à recevoir brutalement l’expression de demandes inattendues et violentes tant de la part des familles que du patient lui-même. Le souci de maintenir à tout prix la qualité de vie de ces personnes amène l’équipe à rencontrer ce qu’elle appelle les « ambivalences » du sujet. Tel patient donné pour mourant, traité avec des doses massives de médicament sédatifs, demande à la kiné de s’asseoir dans le fauteuil et demande un massage, tel autre a dit qu’il ne voulait pas que l’on prolonge ses souffrances refuse, au dernier moment, d’être apaisé, telle jeune femme rencontre un homme dans le service où elle est hospitalisée et une histoire se noue qui trouble et émeut les équipes, les exemples seraient nombreux qui pourraient dire une chose et son contraire mais elles écriraient toutes comment le désir de vivre s’inscrit d’une façon imprévisible et saisissante en chacun. C’est un travail qui ne peut se clore puisque la clinique n’est pas une mais plurielle.
Ce qui occupera une part importante des deux premières années peut se ranger sous la fonction du traitement de l’idéal des membres de l’équipe. L’idéal du soignant est une constante rencontrée dans ce travail. Plus l’idéal du soin palliatif est élevé plus est difficile la rencontre avec l’impossible. Dans le service, il est souvent mis à mal par l’enjeu de la tâche et la perte qu’il entraîne est difficilement supportable. « Comment puis-je arriver à oublier les noms des patients que j’ai accompagnés si longtemps ? » se demandent une infirmière et un médecin, « Je pensais à eux si souvent quand je les suivais ». Une faille apparaît qu’il s’agit d’approcher prudemment. La supervision nous le rappelle Alfredo Zenoni (3) n’est pas une analyse, il maintient ce titre de « supervision », mais il lui met des guillemets montrant là toute la distance qu’il prend avec le terme, elle s’apparente davantage à une « réunion clinique » et vise à être plutôt une forme d’enseignement. La psychanalyse n’y est pas convoquée en tant qu’expérience privée mais comme l’outil permettant une approche du réel en jeu dans les cas présentés ou dans les embarras que cette clinique de la douleur suscite. Les soignantes qui travaillent dans ce service y sont venues par choix, de ce point obscur méconnu d’elles-mêmes qui ne peut se résoudre dans la supervision. L’ouverture sur la dimension de l’intraitable en chacun de soi n’est pas une coordonnée de la séance de supervision mais il n’y a pas à reculer devant la demande qui peut s’y associer car la supervision redonne toute la place à la parole du soignant comme du patient. Comment donc chacune peut-elle adapter son idéal au réel de la clinique ? Ce qui se dit met en avant la dimension personnelle qui n’exclut pas un certain rapport au sacrifice qui a été évoquée dans une séance où fut abordé le travail sous l’angle du péril. Certaines n’hésitaient pas à se faire « Kamikaze » pour les missions confiées, signant la nécessité intime de ne devoir reculer devant aucune demande, aller au feu sans espoir de retour, telle était l’image forte qui se véhiculait alors, qui me fit ponctuer cette séance sur l’idée qu’il n’était pas nécessaire d’être kamikaze pour être efficace ! Etre partout, pour tous, est le mode de fonctionnement de l’équipe cependant la nécessité de ménager un temps pour soi, de pouvoir s’arrêter quand la tension est trop lourde s’est, me semble-t-il, imposé en se dégageant de la culpabilité. Reconnaître que l’on est ni une héroïne du soin, ni une kamikaze sacrifiée au champ de l’Autre, a été un virage nécessaire.
Les demandes des services à l’égard des soins palliatifs est grande. La difficulté dans les services spécialisés est de faire avec ce qui échappe à la médecine pure, à l’urgence interventionniste que la souffrance appelle, il y a un reste qui s’appelle le sujet. Là le savoir de la médecine est mis en échec, non par une quelconque décision de patient, mais par cette part subjective et imprévisible. Or cette situation n’est pas exceptionnelle, le corps ne répond pas comme une machine et l’incertitude quant aux effets des traitements habite les médecins. L’équipe des soins palliatifs représente alors la dernière ressource pour trouver une réponse. Appelée quand toutes les possibilités de traiter la douleur ont été épuisées, là où le savoir défaille, met l’équipe en situation précaire car elle sait l’enjeu de l’attente et, en même temps, elle ne peut garantir une solution nécessairement meilleure. Mise en place d’un Autre du savoir qui serait sans faille, c’est leur impuissance qui fait retour. Sentiment de frustration qui s’accompagne d’une incompréhension entre deux professionnels, comme si la fonction même de l’équipe s’étiolait dans cette réponse impossible.
Bien que professionnelles de la prise en charge de la douleur il n’y a pas chez ces soignantes de banalisation de ce que la douleur représente. Le travail de séparation entre l’affect et le traitement est souvent délicat mais si le soin palliatif reste pour elles la nécessité de tenter l’impossible. La nécessité d’un réglage d’une distance supportable, qui préserve le patient et le soignant, sans vouloir le bien de l’autre à tout prix a été un axe fort du travail de la supervision qui ne peut avancer que sur ce fil étroit de l’orientation clinique du travail et du respect de la subjectivité de chacun. Ce sont les conditions mêmes qui ont présidé à l’entrée dans le dispositif de la supervision qui inscrivent, dès le départ, les modalités de l’engagement des équipes et la chance du bénéfice qu’elles pourront en extraire.
Les différentes lois sur la fin de vie et, en particulier, la loi du 22 avril 2005 sur « les droits des malades et la fin de vie » sont venues renforcer les activités des soins palliatifs. Les tâches se multiplient et la pression managériale augmente. Maintenir le même rapport au patient en prenant le temps de l’écoute et de l’invention de solution personnalisée reste l’objectif d’une équipe au travail.
(1) Lacan J., Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p 558
(2) Lacan J., Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1978, p 245
(3) Zenoni A., De la « supervision » comme réunion clinique, Portier de l’inconscient, La Petite Girafe n°32, octobre 2010, Institut du Champ Freudien, p129