Téréza PINTO
Il y a un peu plus d’un an et demi, Mlle C, une jeune femme de 27 ans, est venue à l’EPOC en disant « dans la vie, je ne sais pas où j’en suis ». C’est d’ailleurs une des rares phrases que Mlle C a réussi à finir au cours de cette première rencontre, son discours étant entrecoupé de blancs et de longs silences. Ses phrases tombaient à plat, jamais finies, en suspens.
Les premiers entretiens ont ainsi été très laborieux car tout essai à ce qu’elle puisse raconter un tant soit peu son histoire s’évanouissait. Il ne s’agissait pas de timidité ou de honte, mais d’une incapacité à construire un discours et à l’énoncer. Des termes approximatifs dont elle se servait aux phrases souvent interrompues, son discours était, la plupart du temps, incompréhensible. Son regard évitait le mien et la façon un peu de travers dont elle se tenait sur la chaise servait à maintenir cet évitement. Mlle C présentait aussi un mouvement quelque peu stéréotypé avec lequel elle se grattait la tête et se caressait les cheveux. Elle était visiblement désorientée, dans un sens profond du terme et un questionnement concernant sa structure psychique s’était inévitablement posé. Elle n’avait pourtant jamais rencontré un psychiatre et affirmait, de façon véhémente, ne pas vouloir le faire. L’absence de psychiatre prescrivant des médicaments à L’EPOC a d’ailleurs facilité le transfert envers cette institution.
La construction chaotique de son discours plongeait les séances dans le même flou dont Mlle C se plaignait dans sa vie. Elle disait ne plus rien comprendre et avoir, en quelque sorte, perdu le fil qui la lierait aux événements : elle « n’avait plus de but », disait-elle. L’autre avait aussi perdu ses contours et, ainsi, devenu flou et angoissant. En effet, elle se plaignait de ne plus pouvoir reconnaître les gens, et ce dans un sens très particulier, car elle pouvait les reconnaître physiquement, mais pas la « personne elle-même ». Ce sentiment d’étrangeté l’angoissait beaucoup et avait créé ce qu’elle définissait comme « un blocage au niveau des gens » : elle évitait de rencontrer les gens pour ne pas être confrontée à ce sentiment et à l’angoisse que cela déclenchait chez elle.
Au moment où elle vient à l’EPOC, Mlle C vivait seule à Paris depuis quelques mois dans un appartement que quelqu’un lui avait prêté. Elle ne travaillait pas, ne sortait pas, ne fréquentait pas d’amis. Quant à sa famille, ils vivaient (et ils vivent toujours) dans un autre département et Mlle C ne désirait alors pas les rencontrer, car eux aussi étaient devenus méconnaissables. Quant aux nouvelles rencontres, elles suscitaient chez Mlle C de la méfiance et de l’inconfort. Évitant les anciens cercles et ne construisant pas de nouveaux, elle s’isolait de plus en plus, restant toute la journée enfermée dans son appartement.
L’angoisse était présente dans les moindres activités de sa vie. Même enfermée, elle ne pouvait s’empêcher de supposer la pensée malveillante de l’autre : ses voisins de palier, les gens qu’elle croisait dans le métro, etc. Tous conspiraient, lui voudraient du mal, et ce d’une façon assez diffuse, sans raison et visage particuliers. Dans les moments paroxystiques d’angoisse, elle se droguait avec du cannabis et apaisait ainsi la méchanceté indéterminée de l’Autre par une plongée dans le brouillard qui rendait bien floue la réalité qui l’entourait.
Ce phénomène singulier qui l’isole – ne pas reconnaître l’autre en sa personne – ne va pas sans rappeler « L’inquiétante étrangeté » dont parle Freud dans son texte écrit en 1919.[1] Mlle C se sent directement menacée par ce qui était autrefois familier, mais qu’elle n’arrive plus à identifier comme tel et qui, par ce biais, prend des allures fantasmagoriques : un corps sans âme, une chose. Mais ce familier, voir intime, devenu méconnaissable, concerne le sujet directement, nous dit Freud, c’est pourquoi, en touchant à ses entrailles, cela réveille la puissance de l’angoisse. Or, la plainte qu’elle dresse en étendard lors des premiers entretiens, le flou, la perte d’un fil rouge, pointent vers la difficulté fondamentale de se dire soi-même, de se définir en tant que sujet à part entière. Aspirée par le jeu des miroirs, en perdant ses contours en tant que sujet, Mlle C perd aussi ce qui permet de voir la subjectivité de l’autre au-delà de son image, et cela ne peut que l’angoisser.
Les contours du quotidien
Bien entendu, parler directement de ce qui l’angoissait n’était absolument pas possible, compte tenu de l’angoisse elle-même que cela suscitait et du discours décousu qui en découlait. Toute question qui touchait la définition de sa personne, lui attribuant des contours spatio-temporels, était alors impraticable, comme par exemple, la composition de sa famille, le lieu et la date de sa naissance ou, encore, ses choix d’études. Elle pouvait, en revanche, parler, bien que péniblement, de ce que son quotidien avait de plus concret et terre-à-terre, ce qu’elle faisait au cours de la semaine qui s’était écoulé (transports, repas, courses, promenades, etc.). Elle a, ainsi, pris l’habitude de raconter en séance une espèce de journal hebdomadaire, moyen par lequel elle arrivait à toucher, par les bords, à son histoire et à son mode d’existence.
La peur de l’autre revenait souvent dans ses récits, puisque, au chômage, elle souhaitait entreprendre des démarches pour retrouver un emploi. Le journal qu’elle tenait, et dont j’étais le témoin, prenait bien souvent l’allure d’un compte rendu de ses efforts : tant d’annonces répondues, tant de CV envoyés, tant de lettres écrites. Aborder la rencontre angoissante avec l’autre prenait alors des contours plus précis : comment, dans cette perspective de recherche d’emploi, dépasser le barrage que l’entretien d’embauche représentait ?
C’est par ce biais que Mlle C a pu aborder le genre d’activité qu’elle visait et, par ricochet, la formation universitaire qu’elle avait réussi et dont elle avait obtenu le diplôme deux ans auparavant. Malgré le niveau élevé de sa formation, ses recherches se concentraient sur des emplois non qualifiés car elle aurait raté, selon elle, le passage entre « le monde des études et le monde du travail ». Le souvenir du moment touchant à la fin de ses études a pu ramener à la surface une scène décisive qui scande sa vie, en instituant un avant et un après.
La voici : Mlle C vivait en colocation avec des amis, dont une amie très proche qu’elle connaissait depuis son enfance et qui était aussi venue à Paris pour les études universitaires. Pour fêter leur réussite et leurs diplômes, elles décident de faire ensemble un voyage à l’étranger. Ce serait le dernier voyage étudiant avant d’affronter la vie professionnelle. Une des étapes comprenait une traversée en bateau. À cause d’un mal entendu entre les deux jeunes, Mlle C se voit prendre le bateau toute seule, car son amie n’est jamais venue au rendez-vous. Pendant le trajet, elle est envahie par une angoisse « trop forte », elle a cru qu’elle « allait mourir ». Le restant du voyage se passe comme si elle était « dans un monde parallèle », tout était devenu « bizarre ». C’est à ce moment qu’elle a, pour la première fois, la sensation de ne pas reconnaître les personnes, notamment son amie, qu’elle retrouve après sur l’autre rive mais ne peut avoir pour elle aucun sentiment de familiarité. L’angoisse de cette rencontre l’avait poussée à éviter tout contact ultérieur avec cette amie et, ainsi, leur relation s’est délitée en peu de temps. Mlle C est alors rentrée dans le brouillard dont elle se plaint aux premiers entretiens.
Les réseaux sociaux virtuels
Petit à petit, son journal hebdomadaire a pu servir à Mlle C comme un moyen d’approche et de relecture de sa propre vie. Le cadre régulier des séances lui permettait d’être de plus en plus à l’aise pour le faire. Au moment où elle s’est sentie suffisamment en confiance, elle raconte, sous un ton de confession, ses activités sur internet. En effet, elle fréquentait assidument les réseaux sociaux et les échanges foisonnaient avec ces autres dépourvus de regard et de corps.
Ses contacts, qui n’étaient pas des vraies connaissances, occupaient ses pensées nuit et jour à tel point que Mlle C se disait « accro ». Parfois, elle n’arrivait pas à s’endormir car elle attendait anxieusement la réponse à un de ses commentaires ou à une publication d’un statut. Elle voulait absolument savoir ce que l’autre pouvait en dire. Ensuite, il lui fallait répondre à la réponse, ce qui la mettait encore en position d’attente, et elle se retrouvait ainsi dans un cercle anxieux sans fin.
Cette machination sur les réseaux sociaux n’a pas tardé à montrer son contenu délirant, puisque Mlle C avait une interprétation bien particulière de ces échanges. Elle croyait que ses commentaires, selon ses dires, « changeaient le cours de l’histoire » et il lui fallait donc contrôler le degré de ce changement. Elle devait donc beaucoup réfléchir à ses publications. D’autre part, selon elle, certaines publications de ses contacts feraient régulièrement allusion à elle directement et à ses idées, ce qu’il fallait également contrôler. Ainsi, même médiatisé par une machine, l’Autre demeurait malveillant et insaisissable. De temps à autre, Mlle C esquissait la figure d’un persécuteur. Ce fut le cas d’un animateur télé sur les réseaux sociaux – dont elle ne m’a jamais révélé l’identité – et, également, de son voisin.
Malgré le changement remarquable de la tenue de son discours et la presque disparition des phénomènes liés à la reconnaissance de l’autre, Mlle C continuait d’être assaillie par l’angoisse quand elle se retrouvait seule chez elle. Un jour, plusieurs mois après le début de nos rencontres, pendant qu’elle se livrait à son journal hebdomadaire, elle a raconté avoir essayé d’agresser son voisin chez qui elle soupçonnait des pensées malveillantes envers elle. Elle n’avait pas réussi à retenir l’impulsion de l’agression comme forme d’apaisement de son angoisse. Ce passage à l’acte m’a amenée à prendre la décision de l’orienter vers un psychiatre, tout en sachant que, au départ, elle ne souhaitait pas en rencontrer un. Cependant, les liens du transfert me permettaient bien de le faire à ce moment précis. Elle a ainsi pu franchir la porte d’un psychiatre de son choix et prendre un traitement auquel elle a très favorablement répondu.
Vers une (re)construction possible : passé et futur
Après cette prescription, ses séances ont souvent débuté par ses angoisses relatives au médicament. Je l’ai toujours soutenue dans cette démarche tout en soutenant aussi le traitement médicamenteux, sachant, de mon côté, que le psychiatre soutenait aussi le traitement psychothérapeutique.
Petit à petit, le médicament s’est vidé de son contenu menaçant et les effets de cette double prise en charge ont rapidement commencé à apparaître. Les crises d’angoisse devenant de plus en plus rares, Mlle C a pu aborder son histoire d’une façon plus directe, reconstruisant son passé tout en se tournant vers son futur. De sa famille, elle a pu en parler, elle a pu se rappeler et raconter le rapport conflictuel entre ses parents jusqu’à ce qu’ils divorcent, quand elle était au collège. Elle ne voit pratiquement plus son père depuis. Elle est l’aînée de deux filles et parle aujourd’hui davantage de sa sœur et de leur rapport. Sa mère, quant à elle, est une femme qui « l’agace », elles se disputaient souvent et Mlle C a ainsi profité de sa réussite au Bac pour partir vivre à Paris, ce qu’elle a fait en compagnie de son amie d’enfance, celle qu’elle ne voit plus depuis le voyage de fin d’études.
Depuis quelques mois Mlle C s’interroge sur ce qu’elle voudrait faire de sa vie, elle n’est donc plus perplexe devant l’absence de fil rouge, elle le cherche. Elle s’est posée et a quitté l’isolement et la précarité dans lesquels elle se trouvait au départ : elle a réussi à trouver un emploi non qualifié en CDI et elle a également trouvé une chambre dans une collocation, quittant ainsi l’appartement qui lui avait été prêté. Elle paye donc pour partager un espace avec d’autres et elle dit pouvoir reconnaître le « plaisir d’être ensemble » et celui « d’être seule ». Elle a aussi renoué avec quelques amis et visite sa famille quelques fois lors de ses journées de repos. Son travail est très prenant, son patron est décrit comme un personnage particulièrement difficile, ses moments de congé sont d’autant plus appréciés. Elle ne les passe plus uniquement sur internet. Si elle est toujours présente sur les réseaux sociaux, son usage, dit-elle, n’est plus le même, il serait moins « compulsif ».
Maintenant qu’elle a atteint « un certain niveau » – dit-elle – elle voudrait, « passer au niveau supérieur », ce qui signifie, pour elle, chercher un travail dans son domaine de formation. Il lui manquerait une activité qui lui demande de la réflexion, et qui puisse lui offrir à la fois un meilleur salaire et une certaine reconnaissance sociale. Il est question donc d’identité et de sa confrontation à l’autre. Le psychiatre a récemment suspendu le traitement médicamenteux, cependant, elle dit savoir qu’elle a une maladie, « la schizophrénie », dit-elle, et qu’elle aura besoin de quelqu’un comme moi « pour l’aider ». Si son équilibre semble encore fragile, il y a une voie qui s’est ouverte à elle et qui va vers le monde et le lien. Une voie dans laquelle je la soutiens.
[1]
[1] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Folio essais, 1985.