Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

« Toujours ce corps, en première ligne » 

« Toujours ce corps, en première ligne » 

Dario MORALES

 Les troubles du comportement alimentaire apparaissent aux yeux de la clinique comme des défenses ou des solutions permettant de se protéger contre une jouissance qui semble envahir le sujet – exemple pendant le sevrage – c’est le bébé qui se sèvre en se détachant de la mère, du sein – mais parfois ce détachement ne s’opère ou se transforme en impasse, mettant en jeu un « appétit de la mort » ou une « compulsion à répéter ». Nous voulons à cette occasion rendre compte de l’état du corps, au passage de la puberté à la vie adulte, des vacillations subjectives à la réponse anorexique, quand la conjoncture du déclenchement se produit et que le sujet ne semble plus accepter l’état de son corps comme corps pulsionnel ; cette non acceptation trouve dans le déclenchement du refus alimentaire, une occasion sur laquelle se déploie le rejet de la féminité et du corps. L’indication d’hospitalisation s’impose alors à la déréliction en cours sous la forme de l’éclipse du sujet sous le seuil de nutrition – on témoignera alors, ici, de la réintroduction d’une limite et de la reprise du travail thérapeutique par la prise en charge alimentaire et comportementale, la clinique de la parole et l’approche corporelle, autant de  leviers…afin de souder autrement le rapport cassé entre pulsion et corps, refus et désir, corps et parole et faire émerger ainsi le sujet.

Nous voudrons insister sur un point qui passe inaperçu dans la clinique de l’anorexie, dont je rappelle l’absence de la conflictualité propre au symptôme, décrit par la clinique freudienne et lacanienne. Il s’agit de montrer dans un premier temps, comment ces troubles sont à lire plutôt comme des solutions et non pas comme des symptômes allant de pair avec le déni du savoir inconscient. L’anorexie s’inscrit dans cette série ; nonobstant dans l’anorexie c’est le refus qui prévaut mais un refus qui fait du corps le lieu d’inscription et de jouissance, une économie sans perte qui refuse le processus de symptômatisation. Ma réflexion pour ce soir, pour accompagner celle de nos invitées, vise à dire ceci : l’anorexique, montre son corps décharné, en évacuant un savoir sur le corps ; elle montre ainsi paradoxalement une jouissance sur le corps.

Pour que vous compreniez – ce que la clinique psychanalytique appelle symptôme et qui fonctionne chez le sujet névrosé comme symbole – substitution symbolique manifeste dans la conversion hystérique ou dans les ruminations de l’obsessionnel, la présence d’un désir inconscient et refoulé. L’hystérique produit par exemple un symptôme auquel elle ou la clinique finissent par attribuer un sens énigmatique à déchiffrer ; ce qui suppose un savoir sur la vérité de cette énigme. Or justement dans la clinique de l’anorexique, rien de tel n’apparaît ; l’anorexique ne vit pas sa condition comme un problème. Le corps n’est pas l’objet d’une conversion ; au contraire, tout en rejetant le « gras » ; elle a un rapport d’identification particulier avec son corps ; elle préfère ne rien dire à son propos ; pas de questionnement énigmatique sur son vécu symptômatique, elle ne montre pas de transfert. Devant la division subjective, elle semble impassible tout comme vis-à-vis des tentatives ayant pour objectif de donner sens et/ou l’interprétation.

Pourquoi un tel acharnement ? L’anorexie surprend comme nombre des cas touchés par les addictions par la radicalité avec laquelle elle subit le corps et cela est d’autant plus frappant que c’est autour du refus que se construit sa position subjective. Refus qui s’érige en réponse du sujet surtout dans la relation à l’Autre et qu’illustre bien les impasses que ce sujet rencontre lorsqu’il s’agit de désirer ou de jouir de son existence.

Plus radicalement, le refus ne se réduit pas à un simple négativisme il touche à différents degrés et en fonctions des cas, différents niveaux qui sont : la demande ; la défense de la pulsion ; la non séparation de l’Autre ; enfin, il exprime à sa façon le mode radical de la jouissance hors-sens (20) ; ces éléments conduisent sur le plan clinique à l’absence d’une subjectivation de la condition pathologique, ce que l’on appelle habituellement le déni et qui va de pair avec le refus du savoir inconscient : justement cette horreur du savoir pousse les jeunes filles à la rumination sur le poids, les corps, les calories ; lors des prise en charge cela se traduit par la tendance à éviter les soins, à ne pas formuler une demande explicite, à évoquer de façon atone ou compulsivement les ruminations, signant ainsi une manœuvre qui vise à fermer le manque, évitant et reniant toute velléité de castration (24). Ce refus marque surtout l’élision du temps logique de la castration qui est présent chez les sujets adolescents, à la puberté, lorsque la question des remaniements biologiques et psychiques interagissent comme conditions d’accès à la voie du désir (25).

N’ayant pas le temps d’approfondir ces questions nous nous attarderons seulement sur celles qui posent le socle de l’exposé de notre invitée de ce soir : le statut du savoir suppose un double mouvement : celui de la chaîne signifiante et de son exercice, la jouissance, ce deuxième aspect est souvent laissé de côté. Lacan radicalisait la question en proposant, « la pensée est jouissance », Séminaire XX, Encore, p. 91 (85). Le savoir est initialement conçu comme machine signifiante mais il y a en lui un deuxième aspect généralement laissé de côté, un noyau réel, fait de dépôts des lettres et des déchets de la lalangue, de tout ce qui échappe au sens, hors sens. Dans le cas de l’anorexie, pas de désir qui préside au savoir mais également l’horreur de la jouissance ! de tout ce qui pourrait venir faire intrusion dans le contrôle strict de son comportement, de ses pensées. Ce point est illustré par les ruminations qui concernent les aliments et pas seulement les préoccupations qui concernent les pratiques de se nourrir – on trouve là, l’expression d’une jouissance qui absorbe les préoccupations du sujet en éclipsant la subjectivité et les nécessités vitales du corps (86). Si je me permets, le « refus de manger » est l’expression du « refus de l’Autre » et donc refus du savoir qui fait horreur au point que le sujet se laisse aller plutôt vers le rejet du savoir avec une véritable passion. Lacan énumérait trois passions : l’amour, la haine, l’ignorance. Du coup, le « savoir » par lequel l’anorexique se laisse absorber est désubjectivé, ancré essentiellement autour des préoccupations alimentaires maintenant la patiente immobile et pas divisé. Cette position est à mettre en correspondance avec la position subjective qui caractérise par exemple l’anorexique adolescente, où se mettent en évidence les difficultés ou les impasses de la séparation avec cet Autre, le refus du mariage avec le phallus et une économie de la jouissance structuré sur l’accès direct à un objet inanimé (87). Cette question du savoir, nous la trouverons lorsque j’aurais fait le point des éléments divergents et convergents entre les psychanalystes et les praticiens des TCC.

Pour que vous me compreniez et pour que vous trouviez cohérentes les démarches des psychanalystes lacaniens et les pratiques des TCC ; je dirais que les psychanalystes lacaniens n’abordent pas l’anorexie en partant du narcissisme ; ils ne disent rien d’une quelconque emprise narcissique sur le corps – allusion à la supposée fragilité narcissique identificatoire avec perception d’une image altérée de l’image du corps – le point nodal qui est mis en avant par les lacaniens et qui nous servira de point de convergence avec l’exposé de notre invitée vise à inscrire l’anorexie au-delà de l’imaginaire dans la dialectique du désir entre le sujet et l’Autre, ce qui touche le registre symbolique et de l’autre le rapport que le sujet entretien avec la jouissance et qui touche au réel (93) (226). Pour ce qui est du premier il faut entendre le rapport que le sujet entretien avec le langage, à son histoire, à la loi, bref tout ce qui se rapporte au signifiant et qui laisse à l’occasion échapper, une jouissance. Cela passe par le repérage des mécanismes sur lesquels le discours du sujet s’organise : le refoulement, le déni, la forclusion. Ces éléments nous les entendons dans les dires du sujet. Dans ce qu’il dit, il y a son dire de sujet. Le refoulement de la représentation insupportable, le désaveu, voire le rejet. Pour ce qui est des rapports du sujet avec la jouissance ; il s’agit de cerner son rapport libidinal à sa façon de jouir (223) ; il ne s’agit pas de cerner uniquement le rapport moique que le sujet entretien avec sa solution, avec son corps, avec la nourriture : en inversant la démarche, via le transfert, on entendra – la présence de demande ou pas, la possibilité ou non à développer un lien transférentiel ; mais aussi le degré de synchronisation moïque avec le symptôme. On mesurera ainsi le degré d’identification ou de « lune de miel » que le sujet entretien avec la maladie, la présence de contrôle, ou de perte de celui-ci. Ces éléments s’accordent à d’autres – l’état du corps, par exemple qui vient poser le problème de l’hospitalisation. Dans l’exposé de notre invitée ces éléments paraissent évidents : si l’indice de la masse corporelle se trouve au-dessous du seuil indicateur d’une condition où la survie est à risque, il devient nécessaire d’hospitaliser.

Je récapitule : les caractéristiques de la solution anorexique poussent à clarifier le rapport au symbolique et au réel : la lune de miel avec la solution, l’absence de demande, la difficulté à développer un transfert, le refus du traitement, la méconnaissance de sa condition de malade, tous ces éléments poussent à fermer les brèches que la division subjective ouvre. Cependant quoique solidement attachés, ces éléments ne résistent pas éternellement aux failles, la solidité compensatoire de la solution peut montrer des limites, la solitude peut peser, l’angoisse guète : ces éléments sont une aubaine pour le clinicien qui du coup à son mot à dire. Ces deux indicateurs que sont le degré d’identification avec la solution anorexique et le niveau de subjectivation de la condition pathogène mesurent l’état de la faille. Lorsque le sujet fait son entrée dans l’anorexie, la lune de miel, son identification avec la solution est au maximum et la subjectivation est au minimum, voire absente. Ces deux éléments comme je l’avais évoqué précédemment s’inscrivent dans le rapport au savoir, frappé ici par la méconnaissance de la maladie. Il est clair que si initialement les cliniciens interviennent, c’est parce que les parents, les proches nous alertent de leur état ; pas de projet, souvent il s’agit de survivre, et c’est lorsque la solution s’avère insuffisante pour traiter la souffrance du sujet que les conditions se prêtent pour que le sujet change de position subjective et que le traitement démarre (227) ; ce passage commence chez certains sujets lorsque la solution commence à échapper au contrôle, donc au trop de sens, le contrôle est une autre façon de dire le refus de l’Autre, que la solitude commence à peser, ou que l’angoisse est présente. La perte de contrôle est donc un élément essentiel lorsqu’il s’agit de repérer un levier présent chez le sujet lui-même pour commencer un travail thérapeutique, la perte du trop de sens ouvre la voie à la division subjective et aux scénarios inconscients (227). Dans ces conditions, il est important, lorsqu’il y a par exemple hospitalisation d’œuvrer pour que les intervenants (médecins, infirmiers, psychologues) deviennent des partenaires ; l’hospitalisation devient dans ces conditions le moyen d’introduire une limite à la passion mortifère sans limites ; limite qui n’est pas que réelle mais symbolique, car elle cherche à réintroduire les signifiants de la vie, les signifiants du manque. Ces éléments prennent du temps, dans une étape ultérieure, la thérapeutique devrait s’orienter vers la rencontre d’un trou dans le savoir pour que le sujet commence à changer sa position. Ces éléments seront donc évoqués par notre invitée.

Cette radicalité du refus trouve son point d’ancrage dans le lien à l’Autre et se présente comme une clinique de l’objet RIEN, posée comme manque ou comme vide (25).