Margot Della CORTE
Le titre de cette dernière table ronde savoir y faire avec son symptôme renvoie aux arrangements que le sujet peut trouver avec la jouissance, une jouissance qui pousse à trouver des solutions pour faire avec le réel inassimilable, s’en protéger.
Cet abord du symptôme a comme point de départ l’enseignement de Lacan de la fin des années ’60, dans lequel Lacan s’intéresse davantage à la jouissance, comparé au signifiant auquel il avait accordé un primat dans les années ‘50 et au début des années ’60.
Le changement de perspective devient clair en 1968 dans le Séminaire XVI, D’un Autre à l’autre : le symbolique est déjà en soi troué, le grand Autre, trésor des signifiants, perd de sa consistance, avant même qu’il y ait forclusion du Nom du père dans la psychose. En d’autres termes, dans le processus de symbolisation par le signifiant – dans lequel le langage résorbe la jouissance – Lacan fait valoir qu’il y a un reste irréductible à un signifiant, la forclusion fondamentale étant celle du réel et de la jouissance.
Son intérêt portera de plus en plus sur les effets que la jouissance produit sur le sujet, en élaborant sa dernière clinique fondée sur une représentation du réel, du symbolique et de l’imaginaire dans des cercles, des ronds, ses nœuds borroméens.
Le signifiant, dans le registre symbolique, ne prime plus sur les deux autres registres ; il s’agit plutôt de trouver un arrangement, une forme de nouage entre ces trois registres, puisque la clinique borroméenne autorise un nouveau départ pris du réel et reconsidère l’imaginaire et le symbolique à partir de celui-ci. Elle se fonde sur la propriété borroméenne qui consiste en ce que : « si de trois (cercles) vous en rompez un, ils sont libres tous les trois »1. Il faut une commune mesure, nécessaire pour permettre à l’être parlant de se supporter de ces trois registres : c’est un quatrième terme que Lacan va appeler sinthome : le signifiant et l’objet se nouent dans le sinthome.
L’exemple de sinthome choisit par Lacan est celui de James Joyce. Dans son ouvrage « Finnegan ‘s Wake » Joyce arrive à créer une écriture faisant appel à une lecture alphabétique, idéographique et qui utilise des homophonies translinguistiques fondée sur dix-neuf langues différentes. C’est la solution sinthomatique de Joyce. Mais d’autres formes de nouage, de suppléances à la forclusion fondamentale sont aussi possibles, moins sophistiquées que le sinthome qui n’est pas donné à tout le monde.
Nous verrons un exemple d’ébauche de nouage borroméen dans la vignette clinique qui va suivre.
Le passage dans l’enseignement de Lacan d’une axiomatique du désir, ayant comme point de départ le grand Autre, à une axiomatique de la jouissance, foncièrement acéphale, invite donc à parler de savoir y faire, plutôt que de savoir sur le symptôme : le sujet trouve que la place du père symbolique est une fiction nécessaire qui fonctionne comme un opérateur : on peut « se passer du Nom du père, à condition de s’en servir »2, à condition de trouver une solution, de développer un savoir y faire avec son symptôme, de faire suppléance au trou forclusif.
En d’autres termes, devant un sujet qui décompense, il s’agit de s’efforcer de déterminer à partir de quel moment le nouage des trois registres RSI n’a plus fonctionné et quel était le quatrième rond qui avait permis, jusque là, le nouage.
L’accent est mis sur l’aspect constructif que constitue l’effort de chacun, quelque soit sa structure, pour trouver sa solution propre.
Dans le cas de psychose que nous allons bientôt présenter – issu de notre pratique de psychologue et psychanalyste en institution psychiatrique pour adultes – les symptômes ne se manifestent pas dans le registre du langage, du signifiant, mais plutôt dans celui de l’image du corps propre.
Nous n’avons pas de délire ici – celui-ci étant un traitement possible de la jouissance par le signifiant, sa fonction consistant à séparer la jouissance qui déborde, faute d’être limitée par un signifiant qui fasse point de capiton -. Le délire rendrait la jouissance maîtrisable, en la localisant dans une métaphore délirante.
Dans notre cas clinique, les formes d’arrangements, d’auto – traitement de la jouissance relèvent prioritairement d’un traitement du réel dans le registre imaginaire.
L’une de nos jeunes patientes, âgée de 24 ans est hospitalisée pour la première fois de sa vie. Une tentative de suicide par ingestion de médicaments avait précédé cette hospitalisation, dans la conjoncture suivante :
– elle avait été récemment séparée d’une amie et copine de classe du même âge, copine qu’elle ne voyait plus à cause du déménagement de la famille dans une autre ville ;
– une amie de sa sœur avait fait une tentative de suicide, juste avant qu’elle ne fasse la sienne : « Je n’arrivais pas à arrêter d’avoir des idées noires et de pleurer tout le temps », nous dira – t – elle à ce propos.
Ces deux évènements l’avaient fragilisée à un point tel que l’hospitalisation lui sera inévitable.
Du point de vue de l’orientation du suivi, notre effort a consisté à recevoir les propos de la patiente en les prenant « au pied de la lettre », comme Lacan indiquait de le faire. Du point de vue de la subjectivation du symptôme – qui est le thème de cette Journée de travail – c’est là une façon de supposer un sujet chez le psychotique, d’aller vers la production de ce sujet, là où le patient, au moment de sa t. s., est en position d’objet de la jouissance du grand Autre.
Lorsque dans le transfert, nous nous mettons en position de lui proposer de nous apprendre quelque chose sur elle, sur sa vie, l’axe de la relation bascule : S, le signifiant, passe du côté de l’analyste. Le fait d’accueillir la parole du sujet psychotique, parole qu’il vit comme entraînant son exclusion par l’Autre, va lui conférer l’initiative : il va devenir sujet d’un savoir, là où l’analyste se situe dans une position tierce par rapport à cet Autre jouisseur qui le menace.
C’est une façon de mettre ce sujet à distance, à l’abri de la volonté de jouissance de l’Autre, en tentant d’introduire un peu de jeu – de je – dans cette certitude qui y est attachée.
Avec notre patiente, il a fallu intervenir, pour faire amarrage à la jouissance, en traduisant, en l’aidant à nommer son vécu, de façon rigoureuse, de façon à ce qu’elle puisse se faire un symptôme, sans nous contenter par exemple de sa façon initiale de décrire ce qui lui arrivait : « en ce moment je suis entrain de faire une dépression ».
Ce signifiant passe-partout de dépression, au fil des séances dans les trois semaines de suivi, se précisera ; elle dira qu’elle se sent seule – dans la psychose la teneur de la solitude est particulière comparé à la névrose – qu’elle ne sert à rien ; elle dira aussi : « je me sens mal dans ma peau ».
Elle décrit ainsi sa perte d’être, sa chute du coté du déchet, qui marque la décompensation de sa psychose. Nous nous arrêtons sur ce mal dans sa peau, que nous prenons au pied de la lettre.
Elle nous explique alors que, quand elle se regarde dans la glace, elle « ne reconnaît pas la fille qui est dans le miroir ». Elle a souvent recours à cette vérification devant le miroir, qui lui sert à tester comment elle va : si elle peut se voir – encore faut-il qu’elle se voit souriante – alors elle peut dire qu’elle va bien, ou tout simplement mieux.
De vérifier si elle réussit à se voir dans la glace, c’est une des tactiques d’habillage du vide qu’elle met en place pour parer à la perte de son être qui est manifeste dans sa décompensation.
Le mot tactique évoque l’art militaire : chez elle – comme souvent c’est le cas dans la psychose dans laquelle l’angoisse d’anéantissement, angoisse de mort, est particulièrement difficile à supporter et expose le sujet au risque de passage à l’acte – il s’agit d’un combat dans lequel il est question d’adopter la tactique la plus adéquate.
Nous souhaitons rappeler que le mot tactique vient du grec et renvoie3 à « l’art de combiner les moyens militaires, de disposer les troupes » et s’oppose au terme de stratégie qui implique une approche globale dans la façon de mener le conflit, dans son ensemble. L’objectif de la stratégie générale consisterait ici, par rapport à la tactique à adopter pour résoudre le problème spécifique de la perte de son sentiment d’être une femme, à se défendre contre l’envahissement de la jouissance.
Elle recherche cette expérience, comme nécessaire, afin de se réapproprier progressivement de son être de jeune femme, dont l’image entière et souriante dans le miroir témoignerait. Elle cherche ainsi à condenser la jouissance.
Son effort peut également aboutir à ne pas arriver à voir son image reflétée dans la glace. C’est le signe, la confirmation pour elle, qu’elle va mal : elle nous dit alors : « aujourd’hui j’ai eu peur de me regarder, je n’y suis pas arrivée », ou alors : « je ne me reconnais pas encore ».
Le symptôme du signe du miroir, présenté par cette patiente, nous permet de rendre hommage à un psychiatre de l’École française des années ‘25 – ’30, Paul Abély4 qui avait isolé ce qu’il avait appelé à l’époque le signe du miroir.
Certains courants de la psychiatrie classique se sont clairement orientés vers une approche individuelle du sujet, qui tend de nos jours à être rendue impossible par l’approche psychiatrique contemporaine, celle du DSMIV, théorisation qui vise plutôt une universalisation du sujet, en répertoriant les troubles dans des prototypes généraux. Il faudrait d’ailleurs qu’une certaine psychiatrie classique, faisant valoir la dimension subjective individuelle de chaque être parlant, puisse retrouver une place dans la clinique psychopathologique contemporaine.
Dans le panorama de la psychiatrie française de l’entre-deux-guerres, comme nous le disions, Abély avait décrit le signe du miroir, comme « un besoin (…) de s’examiner longuement et fréquemment devant une surface réfléchissante 5».
En 1927, suite à l’intervention d’Abély, un autre psychiatre, Paul Guiraud avance l’idée que certains malades ne peuvent arriver à identifier leur corps et leur pensée et ont besoin de la preuve du miroir pour y arriver6.
A partir du moment où l’on considère le Moi comme une instance imaginaire et les pensées comme relevant du registre du symbolique, alors la thèse de Guiraud peut être lue comme une façon pour le sujet de tendre, par le signe du miroir, à raccrocher l’Imaginaire au Symbolique. Avec Yoann Trichet, qui avance cette lecture dans son livre L’entrée dans la psychose, nous avons trouvé la remarque de Guiraud très intéressante, puisque cela va dans le sens de dire que le dé – nouage, le délestage du rond imaginaire provoque chez la patiente un désarroi, quant à son enveloppe corporelle, et les vérifications dans le miroir sont sa tentative de s’incarner dans son corps, de renouer avec son image corporelle, qu’elle a perdue dans la conjoncture de sa décompensation.
Le lien imaginaire fort que notre patiente entretenait depuis quelques années avec sa copine de classe avait fonctionné comme un bon appareillage par un (une) semblable, comme une façon d’assurer sa consistance grâce à un double imaginaire d’elle-même – puisque, si on se réfère ici à la clinique borroméenne, le rond imaginaire vient ainsi se doubler – ; ce qui lui permettait de se faire un corps, « une peau » pour cette femme qui disait se sentir mal dans sa peau. Lorsque, suite au déménagement, la présence de cette jeune femme du même âge qu’elle, était venue à manquer, elle avait perdu sa consistance imaginaire.
C’était fondamentalement cette façon de savoir y faire avec son symptôme que la patiente avait trouvée comme solution de nouage des trois registres et qui avait, jusque là, fonctionné comme une compensation imaginaire.
Lacan avait parlé de cette modalité d’auto-traitement du trou forclusif dans la psychose – par le mécanisme de la compensation imaginaire – dans son Séminaire III, dans des termes d’identifications purement conformistes. Il avait rajouté : C’est ainsi que des psychotiques vivent compensés, qu’ils ont apparemment des comportements ordinaires considérés comme normalement virils (…)7 ».
Le lien thérapeutique qui a pu se mettre en place dans les trois semaines de suivi psychologique avec la patiente a permis qu’une forme de suppléance – on entend par suppléance une réponse symptomatique qui, comme nous le disions au début implique, dans la logique topologique borroméenne, un nouage des trois registres : la patiente adopte une nouvelle tactique afin de traiter la jouissance – ouvrant peut être sur quelque chose de plus consistant que des solutions de compensation imaginaires –: elle dessine des mangas ; elle y représente des filles avec des yeux européens (elle est européenne).
Elle rajoute des signes, des Katakana, mots qui appartiennent à l’écriture japonaise, nous explique – t – elle. Elle dit qu’elle aime bien les sonorités et l’écriture de la langue japonaise, que son frère a apprise, mais qu’elle ne comprend pas. Ceci montre bien que nous avons à faire à un traitement de la jouissance qui n’a rien à voir avec le sens, puisque les lettres japonaises que la patiente dessine n’en n’ont pas pour elle de sens ; elles ont une valeur de trace, sans signification sémantique. Dans cette trace écrite, elle loge à l’extérieur quelque chose d’un réel qui avait jusque là envahi son être. C’est une façon de se séparer de ce réel.
Le fait d’avoir axé le transfert sur la paire S1 – a (signifiant et objet pulsionnel) plutôt que sur la paire S1 – S2 a certainement favorisé cette ébauche de suppléance.
Les mangas amorcent un traitement à la fois par les registres de l’imaginaire et celui du symbolique, dans lesquels se logent l’objet pulsionnel du regard et la lettre.
Ceci aide la patiente à se réapproprier de son image corporelle, à traiter la jouissance hors sens par l’usage de la lettre, qui, en tant que telle, n’a pas de sens.
1 Lacan, Le séminaire livre XXIII, (1975-76), Le Seuil, 2005, p. 19.
2 Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, (1975-76), Le Seuil, 2005, p 129.
3 (Le Robert, dictionnaire historique de la langue française)
4 Abély P., Le signe du miroir dans les psychoses et plus spécialement dans la démence précoce, Annales médico- psychologiques, 12ème série, t. I, Janv. 1930, p. 28-36.
5 Abély, ibid., p. 28-29.
6 Guiraud dans Abély P., Etats schizophréniques et tendances homosexuelles, Séance de du 18 juillet 1927, Annales médico- psychologiques, 2, 1927, p. 257.
7 Lacan J., Le Séminaire III, p. 231.