Dominique LAURENT
…Face à l’inflation actuelle dans la clinique psychiatrique du terme d’angoisse il s’agit de situer sa juste place dans la clinique de l’accueil d’un sujet. Depuis les années soixante, la psychiatrie a mis de façon inédite un accent majeur sur l’angoisse. Elle a développé une clinique de l’angoisse sous diverses rubriques syndromiques en la désignant comme cible de l’intention thérapeutique. L’extension de cette clinique de l’angoisse s’est faite d’une part par le stress post traumatique diagnostiqué chez les vétérans de la guerre du Vietnam mais repéré déjà dès la seconde guerre mondiale sous le terme de panic et d’autre part par la dépression que l’on a commencé à identifier à partir du trouble anxieux comme symptôme même de la dépression. Le DSM IV produit ainsi sous la rubrique des troubles anxieux, un continuum où se logent les phobies, l’attaque de panique, les états d’anxiété généralisée, le stress post traumatique et les troubles obsessionnels même si paradoxalement ces deux derniers types de troubles ne comportent pas l’anxiété de façon obligatoire dans leurs critères diagnostiques.
Nous pourrions dire qu’en accordant une place majeure aux troubles anxieux aux cotés de ceux de la dépression dont nous savons qu’ils font l’objet de programme de recherches biologiques et cognitivistes très importants et d’enjeux financiers non moins importants, le DSM isole, alimente et multiplie, par un effet dit de « classificatory looping », de bouclage classificatoire selon l’expression de Ian Hacking, les formes de l’omniprésence de l’angoisse.
La facilité de la prescription normée par le protocole vient recouvrir de façon univoque l’angoisse qui pourtant résulte d’une clinique subjective toujours particulière. Pour autant il est certain qu’au XXI siècle l’angoisse est omniprésente, et qu’elle sera un régime d’affect dominant pendant un moment. Lacan lui même n’a-t-il pas annoncé la montée au zénith de l’objet a, le déclin de la fonction paternelle et l’inconsistance des idéaux en tant qu’ils sont interchangeables, ce qu’a pu écrire J.A Miller aI. Cette clinique renouvelée de l’angoisse consonnant avec le déclin des idéaux et la montée au zénith de l’objet a va de pair avec un bouleversement du statut identificatoire qui pousse vers le multiple. Si le sujet est multiple par les signifiants qui le représentent auprès d’autres signifiants, il faut noter cependant que les identifications qui soutiennent l’homme contemporain sont moins sures à mesure du déclin de la fonction paternelle. La famille moderne, contractuelle met en cause le NP pour y substituer comme S1 les droits de l’homme. Ceux ci fondent la famille comme un lieu de pouvoir décentralisé où chaque place doit se négocier. La famille recomposée, multi-parentale ou monoparentale et le mariage de même sexe définissent un nouvel espace familial.
Les progrès des PMA comme les demandes d’adoption par les homosexuels participent des remaniements en cours. Les identifications stables que procurait le fonctionnement familial antérieur sont déplacées. Ajoutons que l’émigration et le marché mondialisé contribuent à la délocalisation généralisée du registre identificatoire. Cette multiplicité des identifications provoque d’autant plus la nécessité de se lester par les opportunités de jouir qu’offre le marché, elles aussi multiples. Dans un monde qui fait toujours plus l’économie du sens pour rendre compte de la subjectivité humaine et qui pousse au jouir, le rapport de l’homme à son angoisse croît. Dans un monde ou les S1 poussent au pire ou n’arrivent plus à humaniser et réduire la haine de soi et de l’autre, ou l’on ne croit plus à grand chose sauf de façon folle, le sujet est confronté à « Qu’est ce qu’ils veulent de moi ? ». « Ils » c’est l’Autre de l’entreprise, de la religion, des institutions jusqu’à la relation minimale que peut entretenir tout sujet. Parallèlement son rapport au symptôme en tant que trace du refoulement décline.
Force est de constater que la phénoménologie symptomatique de l’hystérie freudienne est frappée d’obsolescence, la phobie à moins d’être très invalidante ne gêne plus personne, les grandes obsessions ou rituels se font rares. Il y a une autre forme d’effacement du symptôme. Celle qui aboutit à le considérer comme un style de vie partagé par d’autres et qui ne fait plus question ou plainte. L’anorexie-boulimie, si elle n’atteint pas au ravage est présentée comme un style de vie et de ce fait est admis voire valorisée, l’addiction à la cocaïne ou au haschich peuvent entrer dans cette perspective, les geeks ont souvent des tocs mais c’est admis et n’est pas un problème. Par contre c’est l’angoisse qui se pose là comme question pour le sujet de ce qui est à comprendre de sa vérité, vérité dont il ne peut rien en dire sinon qu’elle envahit son corps sous la forme de l’angoisse. A ne trouver aucune réponse, l’angoisse demande une adresse. Elle fait appel au savoir dont elle suppose un sujet.
Nous pourrions dire que la psychanalyse ne va plus avoir pour tâche première de déloger le sujet de ses identifications, véritables armures moïques, pour accéder à la vie pulsionnelle. Ce mode de désidentification est déjà accompli par le travail de la civilisation. Il s’agit de faire en sorte que le sujet renonce à jouir de son manque à être identifié. Il ne pourra y consentir qu’à la condition d’apercevoir son être de jouissance. Orienter la cure sur l’objet, laisse une chance d’atteindre l’inconsistance de l’Autre et ses mirages. L’orientation de la cure vers le réel dégage un champ clinique où le sujet comme réponse du réel se situe à partir de la multiplicité. Par ailleurs, nous pourrions dire que la psychanalyse ne va plus avoir pour tâche première de déchiffrer le symptôme mais d’introduire l’analysant à la symptomatisation de son angoisse pour conduire à la consistance symptomatique maximale qui ne s’appréhende qu’à la mesure progressive de sa subjectivation. Symptomatiser l’angoisse c’est introduire un partenaire symptôme à déchiffrer. Symptomatiser l’angoisse ne veut pas dire confondre symptôme et angoisse.
Lacan a souligné l’opposition entre le symptôme qui ment et l’angoisse qui, elle, ne ment pas. La séparation radicale du réel et du sens, annoncée par Lacan permet de déduire que rien de vrai ne peut se dire du réel. Dans cette perspective, la jouissance du symptôme est opaque, hors sens, et la sémantique du symptôme n’est que mensonge. L’autre équation proposée par Lacan fait équivaloir le sens ou la vérité à la jouissance, c’est le joui-sens. Mais la vérité à se dire toute, fait du symptôme aussi bien un mensonge quand au réel en jeu. L’angoisse ne trompe pas en tant qu’elle est le signal d’une jouissance qui ne se laisse pas capturer par le signifiant. L’angoisse-signal n’est pas à entendre comme signal pour le sujet. Elle implique que le sujet se déduise de l’angoisse, c’est à dire qu’il est avant tout réponse du réel.
Y a-t-il une possibilité de faire se recouvrir les deux registres du réel que sont le symptôme et l’angoisse ? Dans le séminaire IV « la relation d’objet », la phobie de Hans est présentée comme une symptomatisation de l’angoisse en tant qu’elle accomplit une restructuration signifiante, isolant un signifiant qui délivre un objet, qui lui même est signal de la peur à venir dont le sujet peut se protéger. En revanche, dans le séminaire X « l’angoisse », comme le commentait J.A Miller la phobie de Hans n’abolit pas entièrement l’angoisse. Il y a un reste matérialisé par la tâche noire, floue sur le chanfrein du cheval dont Lacan fait l’objet a. Nous pourrions généraliser cette perspective et dire que la cure analytique serait une « phobie dirigée » car elle permet de symptomatiser l’angoisse en tant qu’elle introduit à l’articulation signifiante maximale et d’écrire l’axiome du fantasme comme effort de liaison du signifiant avec la jouissance, pour enfin atteindre l’isolement de ce que serait S (A barré) comme nom de la jouissance.
Ce nouvel appareillage du vivant au langage n’épuise pas la pulsion freudienne, soit la jouissance lacanienne comme ratage foncier du parlêtre. D’un certain point de vue, le signifiant isolé dans la phobie fait écho à S de A barré. Là où le phobique témoigne d’un certain savoir-faire avec son objet, par l’évitement ou par la réassurance contra-phobique, la fin de l’analyse conçue comme « un savoir y faire avec le symptôme permet à celui qui a été analysé d’acquérir le savoir d’un certain fonctionnement pulsionnel, d’un certain mode de jouir. De ce point de vue le sujet analysé sait qu’il ne sera pas délivré une fois pour toute de l’angoisse. Il sait aussi qu’il a traversé la croyance transférentielle, le sujet supposé savoir, soit « l’amour en tant qu’il donne du sens et du savoir sur le réel ».
Lacan dans Télévision (p.37) a écrit « Qu’on me réponde seulement sur ce point : un affect ça regarde-t-il le corps ? Une décharge d’adrénaline est-ce du corps ou pas ? Que ça en dérange les fonctions, c’est vrai. Mais en quoi ça vient-il de l’âme ? C’est de la pensée que ça décharge ». Lacan ne fait que suivre Aristote. Qu’est ce que le corps, l’âme, l’affect ? Dans son article de biologie lacanienne J.A Miller montre que le souci de Lacan a été de suivre les développements de la phénoménologie de Descartes à Husserl en passant par Heidegger et Merleau-Ponty pour essayer de réconcilier le vivant avec le langage. Je ne développerai pas mais vous y renvoie.
Avec Aristote, le corps comme vivant n’est pas résorbable dans les objets du monde, il a des propriétés particulières. La pensée est adhérente au corps. La pensée, l’âme est la forme du corps langage. Lacan s’interroge. Une décharge d’adrénaline relève-t-elle de la psyché ? C’est ce qu’essaient de résoudre les sciences cognitives dont le paradigme contemporain de la psychologie veut faire taire le corps et le réduire au comportement. Une décharge d’adrénaline en tant qu’elle est le signe d’une émotion correspond à une cartographie neuronale précise donnant une traduction immédiate de la psyché dans le soma, dans le corps. Si on admet cela, alors il n’y a plus aucun psychisme, il n’y a que des réactions du corps. Jusqu’où va-t-on le soutenir ? C’est toute la question entre l’angoisse et les autres affects. La cartographie éventuelle de la peur, de la colère, et d’un certain nombre d’affects peuvent être faites par le cognitivisme émotionnel mais ce qui y échappe par sa complexité, c’est l’angoisse où l’indéfini de ce qui la provoque défie la systématisation.
C’est pourquoi Lacan en fait un affect spécifique comme Freud. Cet indéfini, Lacan l’appelle désir de l’Autre comme énigme. C’est un Autre énigmatique. C’est suspendu à un indéfini qui n’est pourtant pas l’Autre trompeur. Le que me veut-il, le che vuoi ? , ne trompe pas parce que c’est moi. L’angoisse a une signification personnelle. Et en dernier lieu renvoie à « ma mort ». Dire affect du corps au sens aristotélicien non, affect de l’âme peut-être pourtant le corps et l’âme sont liés. Cette distinction corps-psyché n’est pas pertinente. A l’apparent dédoublement simple entre corps réel et imaginaire qu’Aristote développe, il faut ajouter l’objet a comme hors corps de Lacan. Le prochain Congrès de L’Association Mondiale de Psychanalyse dont le thème est « L’inconscient et le corps parlant » permettra certainement de resituer l’angoisse dans cette perspective.