Yves BITRIN
J’ai souhaité, à partir de mon expérience dans le cadre de l’accueil et du suivi thérapeutique au sein de l’EPOC, évoquer la difficulté que peut rencontrer un sujet face à la demande d’insertion qui lui est faite.
Les problématiques, la problématique individuelle, donnent une coloration singulière à ce qui semble être la demande de l’Autre pour peu qu’elle se fasse insistante. Aussi, l’intitulé du cas qui va vous être présenté m’est-il apparu faire écho au thème de cette journée de l’APCOF, et plus précisément au titre de cette séance : “Le discrédit de l’idéal et la solution addictive”. Il y a, me semble-t-il, une mise en tension -au-delà ce à quoi renvoient les termes eux-mêmes – de deux processus du plus pur effet phénoménologique. D’un côté l’idéal tel que S. Freud le définit en 19141, de l’autre les réponses (j’utilise volontairement ce mot pour ne pas laisser supposer que l’addiction est la résolution du problème) visant à réparer ce qui a pu mener à un discrédit de l’idéal. Parce que discrédit n’est pas défaillance. Celle-là traite du manque, de l’absence ou de la non-conformité. Le discrédit, lui, présuppose un temps antérieur. On fait confiance et puis tout d’un coup, quelque chose survient qui montre que l’on a été abusé : le crédit devient discrédit. Cela pour dire qu’il faut deux temps et qu’au final, quand on sait comment se construit un idéal (à partir d’identifications hasardeuses et de signifiants boiteux), et bien le discrédit de l’idéal, c’est notre lot à tous ! Après, il revient à chacun d’y apporter ses objections.
Dans le cas de cette dame que nous appellerons Madame Struer, on peut se poser la question de ce qui lui reste d’idéal. Bien évidemment ce n’est pas son nom. Je lui ai attribué ce pseudonyme, rapport à une phrase dite en séance : “Je veux me reconstruire”, et aux addictions de son passé. Struer est issu du latin struere qui signifie “bâtir”, “amasser des matériaux”. Le mot est aussi à l’origine de destrugere qui veut dire “détruire”. Notons enfin que le terme de “structure”, que nous connaissons bien, a cette même racine.
Quand je la reçus, en février dernier, elle se présenta à moi comme : “alcoolique, droguée, et en grande dépression”. Ayant quitté sa famille à l’âge de 16 ans, elle fut accueillie par la DASS. Les avancées pour expliquer son geste sont épinglées sous les mots “violence”, “maltraitance”, “abus sexuels”, “pédophilie”. Elle ne reverra plus son père depuis ce jour. Quant à sa mère, elle ne l’a revue que trois fois -pour les formalités après le décès du père. Ses années en familles d’accueil vont lui permettre de terminer sa scolarité puis de suivre une formation qui la conduira au poste d’enseignante. A cette place, elle pourra être le gardien bienveillant sur les jeunes enfants, capable dit-elle, d’entrevoir la maltraitance éventuelle, à partir de sa propre expérience. Elle ne me parlera pas davantage de ce travail et de ce souci de débusquer les victimes et à travers elles, les tortionnaires. Elle exercera pendant trois ans en école primaire.
Cependant, depuis sa fuite de la maison parentale, traînant derrière elle son “passé glauque”, elle va glisser dans l’alcool d’abord puis dans la drogue au point de devoir cesser son activité professionnelle et d’être déclarée en invalidité. C’est ainsi que durant ces vingt dernières années (elle a aujourd’hui 47 ans) son temps s’est écoulé, dans les addictions multiples et variées, scandé par les hospitalisations et les tentatives de suicide.
Pourtant, quand je la rencontre, elle peut affirmer non sans une certaine fierté, que depuis deux ans elle ne touche plus à ces objets de jouissance, aidée en cela par les réunions et groupes de paroles auxquels elle participe (Alcooliques anonymes et Narcotiques anonymes) et qui sont, dit-elle sa : “seule façon de rencontrer du monde”. Elle se sentait ainsi sur la voie de la guérison jusqu’à, il y a environ un an. Habitant en HLM, elle appréciait son logement jusqu’à ce qu’elle soit “renvoyée à son passé par les hurlements de ses voisins et de leurs enfants”. Bien sûr, Mme Struer se plaignit du bruit et des cris qu’elle prit la peine d’enregistrer “pour que l’on ne me croit pas folle” me précisa-t-elle, mais cela continua et déclencha chez elle un sentiment de peur mêlé de haine pour ces personnes.
Réitérant sa plainte auprès des intéressés, l’homme se montra agressif et la menaça.
Après cela, n’étant de toute évidence, pas entendue, elle décida de porter plainte et fit un signalement pour maltraitance à enfants. Cela ne suffit pas à apaiser ses angoisses qui en arrivèrent à lui interdire l’accès à la pièce principale de son appartement (mitoyenne à celui de son agresseur). La situation devint alors rapidement invivable au point qu’elle décida d’entreprendre une thérapie. Six mois plus tard, contrainte de changer de thérapeute, elle prendra contact avec l’EPOC afin de poursuivre le travail commencé.
C’est donc avec “cette histoire qui n’en finit pas” que je reçus Mme Struer. Dès le premier entretien, son passé traumatique et ce qu’elle vivait comme une forme de répétition de ce passé furent énoncés – plutôt d’ailleurs sur le plan de la révolte. Victime, elle ne voulait plus l’être, me dit-elle, et pour cela elle était décidée à quitter son logement puisque les autres résidants ne se plaignaient pas de ce voisinage (“parce qu’ils ont peur”) et l’Office d’habitation ne semblait pas vouloir reloger cette famille. D’ailleurs, Me Struer ne reste pratiquement plus dans son logement, sinon pour dormir : les cris derrière le mur la tourmentent, l’effraient même et lorsque par hasard cela devient silencieux, c’est l’angoisse qui surgit lui faisant imaginer le pire. L’habitation qui paraissait protectrice devient alors le lieu d’un Autre d’autant plus féroce que maintenant, il sait.
Au cours des rendez-vous suivant, elle me décrivit un père alcoolique et violent, retourné à la religion sur le tard et une mère malade, sous neuroleptiques. A propos de son père, Mme Struer tient deux discours, chacun étayé par des reproches bien distincts. L’un se rapporte à ce père violent, à l’écart (ou mis à l’écart ?) de tout ce qui se passe dans la maison et donc sans lien avec les abus sexuels et la pédophilie dont a été victime notre patiente; ceux-là étant mis au compte de la mère qui faisait “avaler à sa fille” les médicaments qui lui étaient prescrits avant de l’abuser ou de “la laisser aux mains des pédophiles”. L’autre discours, résultat des interrogations de Mme Struer à propos de la place en creux tenue par son père, rend le père responsable (par défaut) : il a laissé faire et peut-être même en tirait-il profit? J’insiste sur ces deux discours car ils nous enseignent, me semble-t-il, sur la notion de discrédit de l’idéal.
Dans le cas que nous évoquons ici, la place de l’amour des parents a été prépondérante durant un temps. La question souvent reposée à elle-même : ” Comment ont-ils pu?” (me faire ça) montre le point d’impossible que rencontre la demande d’amour du sujet, point d’insubjectivation qui la met en position d’objet de la jouissance de l’Autre, dans le même temps où la frustration d’amour est supplée par une jouissance. J. Lacan, dans le séminaire La relation d’objet, reprend le fantasme freudien “On bat un enfant” et en déplie les trois temps avant d’évoquer la question du don maternel -signe d’amour- et la satisfaction du besoin -côté jouissance2. De cette mise en abîme de l’amour de l’Autre, il ne reste à Mme Struer, pour se sentir exister que d’être l’objet de l’Autre. C’est d’ailleurs sur ce mode que se fera, jusqu’à il y a peu, la rencontre avec l’autre sexe. Etre l’objet dédié à la jouissance de l’Autre a deux effets : d’une part il mène à une forme d’aliénation pouvant conduire à la maltraitance, d’autre part cela participe à la dévalorisation du sujet/objet déchet. Loin de l’objet agalmatique, Mme Struer va s’efforcer pendant de longues années à vérifier le pouvoir de destruction de ses addictions. Au moins ne sera-t-elle pas frustrée de la jouissance! Seulement voilà, avec les années et les expériences douloureuses, sa perception des choses change. La fréquentation assidue des associations d’aide lui ont permis de cesser toute consommation de substances addictives. Néanmoins, pendant plusieurs séances, elle ne cessera de parler de sa place de jouissance : “Je suis une ancienne alcoolique”, “Je suis une ancienne droguée”, autant de situations qui la remettent dans un contexte douloureux, où son être se trouve dénigré tout comme le faisait ses parents. Je tente alors d’introduire un peu de distance entre son passé encombré de ses addictions et la personne qu’elle est aujourd’hui : “c’est terminé depuis longtemps”, “c’était une parenthèse”, en prenant soin de ne pas relativiser l’importance de son histoire. Simultanément, je l’encourage à faire une demande de logement à l’OP HLM afin de quitter cet environnement qui nuit à sa santé tout en relevant la difficulté qu’il y a à obtenir une réponse favorable. Cela semble néanmoins l’apaiser au point que pendant quelques temps il lui semble “moins entendre” ses voisins.
D’une certaine façon on pourrait dire qu’ils font cas d’elle et qu’elle les oublie… pour quelques temps. Car il lui est difficile de se dégager de sa position de victime et sa plainte la pousse à rechercher de nouveaux partenaires malfaisants.
Elle les trouve dans cet Autre que sont les associations qu’elle fréquente depuis si longtemps. Habituée de ces structures, elle en connait les règles, les fonctionnements et y repère les dérives. Ainsi, l’une interdit “toute prise de médicaments”, une autre de “dépasser ses parents”, une autre encore assène à ses membres : “quand on a été … on le reste toute sa vie.” Toutes ces mesures misent en place pour venir en aide minent notre patiente qui s’y sent de plus en plus mal. L’endoctrinement et l’intolérance qu’elle y voit lui font violence. C’est de ce qui peut nous sembler comme une actualité de l’aide comme étant tronquée (parce que la catharsis seule n’est pas thérapeutique) que témoigne, là, cette patiente.
Appuyée à son vécu elle se fait, comme quand elle était enseignante, maître es-violences de toutes sortes. Elle les traque, les suppute, les devine, et finit par les trouver bien sûr ! Ces lieux, qui étaient pour elle le moyen d’aller vers l’autre, ne cessent de la replonger dans son histoire et sa souffrance et elle va bientôt cesser de s’y rendre: l’anonymat qui est l’une des modalités de fonctionnement de ces centres, me fait craindre que cela ne renforce sa position d’objet de jouissance de l’Autre. Ne pas lui permettre de dire “je suis” en s’ancrant dans une subjectivation du présent la fixe à son passé et dans un énoncé qui la qualifiait “Tu es…”. Cela nous rappelle, dans l’homophonie, ce qui y est recelé d’effet destructeur ! Pourtant c’est son lien avec le monde comme elle pouvait l’être (mais dans quelles conditions ?!) entre ses parents et leur monde. Lors d’une séance où elle revient sur ses récriminations et ses espoirs mis dans ces structures, je lui dis : “C’est un peu votre famille !”
Cela aura un effet radical.
A partir de cela, plusieurs changements vont s’opérer dont le premier est sa décision de mettre une distance entre elle et certaines associations. Immédiatement, cela lui permet d’accepter les médicaments (Cymbalta, Atarax) que lui propose le médecin hospitalier qui la suit. Dès les premiers jours du traitement, elle se sentira mieux, moins déprimée, moins inhibée. A ce jour, elle le poursuit et semble bien le tolérer malgré quelques douleurs musculo-squelettiques. Ce mieux être lui laisse même entrevoir une issue et lui donne envie de “tourner la page une fois pour toutes”. Elle envisage de reprendre la peinture (c’était autrefois sa passion et son refuge), autre moyen de rencontrer du monde et peut-être d’avoir quelques revenus, me précise-t-elle.
Bien sûr, cet état peut apparaître comme une rémission plus que comme une résolution des troubles aussi est-il à prendre avec beaucoup de précautions. Cela nous conduit encore à revenir sur la question de l’addiction, et à interroger le rapport à l’objet. A notre époque où de nouvelles addictions apparaissent créant une nouvelle demande auprès des praticiens, la question du rapport du sujet à sa jouissance est de plus en plus prégnante. Tout comme la consommation de substances, il se trouve mettre en tension le rapport au Réel et la frustration à la jouissance; celle-ci étant apaisée dans la satisfaction de la pulsion3. Mais, dépassant la question du simple apaisement d’une tension (le retour à l’homéostasie), Lacan établit, dans sa référence à Sade, une série articulée à la pulsion : insistance – remémoration – destruction. J’évoquerai ici seulement l’insistance -quitte à revenir sur les deux autres termes lors du débat avec la salle. L’insistance, elle est ce qui se répète, sans fin (et sans raison, pourrait-on dire). Elle est la manière d’être d’un sujet, ester c’est “être debout” avant de décliner en “remettre en état”. “La condition du sujet S (névrose ou psychose) dépend de ce qui se déroule en l’Autre A”4. C’est la posture tenue par Mme Struer pendant ces années : “être debout… pour l’Autre”, puis au nom (dans l’anonymat) de l’Autre. Peut-on parler d’un idéal dans ce cas? On peut envisager que la perspective de s’ériger en défenseur des enfants (à l’école) puis des personnes fragilisées (dans les associations) a été perçue comme une forme de moi idéal, mais il a été lâché au profit d’un désir de se reconstruire en faisant table rase du passé. Pour ce qui est de l’Idéal, avec un grand I, le problème reste, de toute évidence posé. Lacan, dans ce qu’il nomme son schéma R5, nous indique d’un côté, celui de la mère, “les figures de l’autre imaginaire dans les relations d’agression érotique où elles se réalisent”, de l’autre côté, celui de l’Idéal, les segments “où le moi s’identifie, depuis son Urbild spéculaire jusqu’à l’identification paternelle de l’idéal du moi”. Il est intéressant de remarquer qu’après cette phrase, il ressent la nécessité de l’expliciter, en y introduisant la référence à l’objet a et au fantasme, dans une note qui ne fait pas moins qu’une page. Par rapport à l’axe Mère – Père, l’enfant désiré vient occuper la troisième place du triangle (I). Mme Struer, n’a pas eu cette chance. Sa place, à l’instar du Président Schreber a d’abord été objet d’horreur, mais au lieu de l’accepter “comme un compromis raisonnable”, elle s’est enfuie puis a tenté pendant près de vingt ans d’échapper à ce retour du passé. Aujourd’hui encore la persécution est un élément de son vécu et il lui faut avec beaucoup de détermination apprendre à se préserver d’elle-même et de sa compulsion à se faire objet pour l’Autre.
Ceci étant, ce cas peut également dire à quel point, les demandes qui nous sont adressées révèlent une méconnaissance de la part du sujet. Mme Struer venait à cause de la dépression liée à ses voisins, la voici engagée dans un processus de reconstruction de son être. Les prochaines Journées de l’Ecole de la cause freudienne auront pour titre “Je viens pour ça.” Nul doute, le locuteur ne pourrait mieux dire, mais sait-il, alors, que c’est ” ça” qui parle?
1 Freud S., “Pour introduire le narcissisme”, 1914.
2 Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Seuil, Paris, 1994, p. 125.
3 Lacan J., Le séminaire, Livre VII, L’éthique, “La pulsion de mort”, Seuil, 1960.
4 Lacan J., Ecrits, “D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose”, Seuil, 1966, p. 549.
5 Lacan J., Ecrits, “D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose”, Seuil, 1966, p. 553.