Valentine HOTTON
J’exerce depuis 3 ans à l’hôpital Bichat, dans un service de chirurgie digestive qui prend en charge des patients atteints d’ « obésité morbide » pour reprendre le terme médical déjà lourd de sens ; un corps habité donc par la mort. Le service dans lequel j’arrive, n’a plus de psychologue depuis 6 à 8 mois, je dois donc prendre ce poste, une place à investir. C’est un service de chirurgie viscérale (étymologie qui vient du grec intime), dont la mission principale est la chirurgie bariatrique : « sleeve » ou « by pass ». Pour ceux qui ne connaissent pas, il s’agit de l’ablation des 2/3 de l’estomac auquel s’ajoute dans l’autre cas un court-circuit gastrique. Il s’agit bien d’une mutilation du corps.
A Bichat, cette chirurgie représente environ 500 opérations par an. La demande, leurs attentes sont multiples : soulager les douleurs articulaires, la respiration ou encore un désir de grossesse. Ce sont les demandes énoncées par les patients. L’intérêt du clinicien dans un tel service c’est bien de tenter de comprendre l’en-deçà de cette demande.
Les patients pris dans ce désir d’opération doivent dans un premier temps voir un psychiatre pour une évaluation afin de vérifier s’il n’y a pas de contre-indications (HAS) : alcoolisme, troubles psychiatriques non stabilisés, mais le plus intéressant ce sont les troubles de comportement alimentaire non stabilisés. Les patients devraient donc déjà avoir réglé la question du symptôme !
Le chirurgien, une fois l’accord du psychiatre donné, ne se pose plus de questions et opère. Les patients non plus ne s’en posent pas. Voilà donc la folle machine hospitalière mise en route où le dire (mise en bouche ?) n’est plus au centre de la prise en charge mais bien des actes répétitifs et standardisés.
Parfois même, il peut réopérer, lorsque le patient a perdu beaucoup de poids, puis repris, donc élargit l’estomac qui a repris sa taille initiale. On comprend alors que la demande du patient se situe dans un ailleurs, pourtant les réopérations sont possibles. Possible mais aujourd’hui plus systématique et il m’a bien fallu trois ans pour faire comprendre cela au chirurgien : l’acte chirurgical n’a pas d’effet sur le désir du sujet. C’est un désir singulier qui s’inscrit dans une histoire et qui est bien à entendre et à comprendre en fonction de chaque sujet plutôt que de tenter d’en faire un protocole comme c’est le cas depuis quelques années dans les hôpitaux et cliniques françaises. « Si vous pesez tant, vous avez telle maladie…etc…d’accord vous y avez le droit ! » On rencontre même des patients qui ont grossi parce qu’ils ne rentraient pas dans les critères de sélection ! Voyez comment la médecine sert aujourd’hui le symptôme !
Cet acte peut donc rester sans effet sur un sujet et c’est bien le cas pour la patiente dont je souhaite parler avec cette question en tête : qu’y a-t-il derrière cette folle demande ? (demande de castration symbolique).
Je rencontre pour ma part tous les patients la veille de leur intervention chirurgicale ou en post opératoire s’il le désire. La veille de l’intervention est toujours un temps de la rencontre particulier, généralement teinté d’angoisse même si cela n’est étonnement pas toujours le cas. C’est dans ce contexte que les patients pensent que seul le chirurgien peut faire acte, marquer la limite, comme si la seule limite possible ne pouvait venir que de l’extérieur et par cet acte mutilant. Il arrive très souvent que le patient alors se cache pour manger, «dévorer » une dernière fois ! Et on ne parle pas la bouche pleine ! Difficile alors de mener des entretiens là où le symptôme empêche la parole.
Il ne s’explique que très rarement leur prise de poids massive. Et on entend souvent : « mais je ne mange rien je vous jure ! » Comment alors se positionner face à ce corps qui s’impose et leur discours décalé, ou le symptôme est écrasant de son poids.
Peu de temps après mon arrivée dans le service, il y a trois ans, je rencontre Mme R la veille de son intervention. Elle a 24 ans, coquette, joviale et peu anxieuse à l’idée de se faire opérer comme si cet acte ne faisait pas sens. Elle me parle de la mort de son père à l’âge de 20 ans, moment qu’elle décrit comme déclencheur de cette prise de poids. Manger pour faire disparaitre ce vide ? Et surtout ne rien en dire ?
Les parents se sont séparés 10 ans plus tôt à cause de la toxicomanie et l’alcoolisme de son père…faisant état de certaines scènes de violence parentale. Elle décrit une mère avec laquelle elle se dit plutôt complice. Elle a un bon poste dans l’évènementiel. Elle est en couple depuis l’âge de 13 ans et vient se faire opérer pour maigrir afin de devenir mère, désirs de son compagnon, polygame.
Mme R revient me voir quelques mois après cette hospitalisation pour entamer une psychothérapie avec comme demande principale ses problèmes de couple, elle se sent déprimée et dit « ne plus y arriver ». Alors Arriver à quoi ? Le début de notre travail est marqué par cette perte de poids très importante (au total 70kg) et un effondrement dépressif de la patiente avec l’apparition d’épisodes anorexique boulimique graves. La perte de ces 70kg va de pair avec une totale désorganisation et n’est pas sans effet sur moi non plus. L’obésité est parfois sidérante, cette perte de poids aussi….
Elle me raconte les maltraitances physiques de son compagnon qui lui interdit de sortir, la séquestre, lui vole de l’argent : « il m’aime trop » « il contrôle tout » « il a la main dans tout ce que je fais » : la prise de conscience de la relation d’emprise est difficile.
Son père est totalement absent du discours et sa mère devient peu à peu envahissante, vampirisante. Mme R se coupe par ailleurs petit à petit de ses amies d’enfance. Rupture totale entre un avant l’opération et un après. Les entretiens deviennent difficiles par la pauvreté de son discours. J’ai eu parfois le sentiment de la nourrir psychiquement décrivant un vide intérieur qu’elle n’arrive pas à combler !
Elle arrive quelques mois après, à un entretien, en pleurs et terriblement angoissée, s’asseyant alors par terre dans mon bureau, se cognant la tête contre le mur disant qu’elle souhaite s’enfoncer un pieu dans le ventre pour se faire vomir. Vomir quoi ? Elle ne mange plus…tout rejeter, tout garder, le corps est un support de jouissance allant ici jusqu’à la douleur et sa bouche, son oralité en sont les meilleures expressions.
Je l’emmène moi-même en psychiatrie à l’hôpital Bichat où elle reste hospitalisée une semaine. Elle refuse dans un premier temps de parler à la psychologue du service parce qu’elle ne connait pas la « sleeve » dit-elle. La patiente me nomme alors spécialiste de son symptôme ! Elle est ensuite transférée dans une clinique où elle restera une année pendant laquelle je la verrai ponctuellement, et que j’aurai à plusieurs reprises par téléphone pour se plaindre des maltraitances de la clinique dans laquelle elle se trouvait.
Je m’interroge souvent sur cette patiente ? Avait-elle fait « comme si » pour reprendre les termes d’Hélène Deutsch ou l’intervention a-t-elle marque une véritable décompensation ? Qu’est ce qui l’avait tenue jusque-là ? Le poids ? Le poids de ce corps ? « L’un corps » (Jam).
A sa sortie d’hospitalisation de psychiatrie Mme R a repris tout son poids et reprend ainsi le travail avec moi. Elle sombre alors dans une polytoxicomanie qui n’est pas sans m’évoquer celle de son père toujours si absent du discours depuis maintenant 2 ans ; il n’ a plus de lien avec ses amies ni son frère. Elle s’est séparée de son compagnon mais il est pourtant omniprésent psychiquement représentant toujours un idéal pour elle. Elle ne prend pas de plaisir me dit-elle avec toutes ses substances et je m’interroge parfois sur l’éventuel mimétisme de ces nouveaux liens tissés en psychiatrie avec qui elle se drogue : patiente mauricienne, musulmane, qui n’avait jusque-là jamais fumé ni bu d’alcool. Elle multiplie les relations sexuelles à risque. Nous sommes alors en juillet 2015. C’est aussi une période durant laquelle Mme R s’éloigne de sa mère puis revient. Un va et vient incessant qu’elle reproduit aussi avec moi, annulant régulièrement les rendez-vous.
Peu de temps après elle rencontre un autre homme avec qui elle noue une relation qui répète la première : abus, vol…pour lequel elle part vivre au Maroc…mais elle en revient 2 semaines plus tard et porte plainte.
Un cousin de la famille lui est présenté rapidement après, avec lequel elle se marie (mariage plus ou moins arrangé). Pour être « belle à son mariage » et « avoir des enfants » elle demande alors de nouveau à se faire opérer. Le chirurgien lui explique qu’il lui faut d’abord l’autorisation du psychiatre et du mien comprenant enfin que l’organe n’est pas le problème ! On peut cependant noter la même demande que la première être belle et devenir mère et c’est encore une fois le désir de l’autre masculin qui inscrit sa demande.
Ce moment est tout à fait particulier pour moi car il m’oblige à faire un choix. Je ne suis pas à ce poste pour faire une évaluation pré opératoire, donner mon accord ou désaccord. Mais le psychiatre, lui, a autorisé l’intervention. Je ne voulais pas intervenir sur la réalité de la patiente, mais il me semblait éthiquement impossible de laisser faire, et de la mettre ainsi en danger.
Elle s’est donc mariée en février dernier, mais a accepté de repousser l’opération. Je continue à suivre cette patiente qui a récemment renouvelé sa demande d’opération et pour lequel j’ai maintenu mon positionnement ! A l’instar de la première fois, cela a provoqué une colère intense chez la patiente me disant que je n’étais pas dans son corps et si j’étais dans ce corps je ne dirai pas non. Certes. Le chirurgien n’attend que mon « go » dit-elle pour refaire une sleeve.
A vouloir me demander ce qui l’avait fait tenir avant l’opération, j’en ai oublié de me poser la question de ce qui ne la plus fait tenir après ? De ce qu’elle a rencontré dans cette chirurgie ? Qu’est- ce qu’elle a rencontré dans le réel ?
J’ai tenté alors de comprendre cette demande répétée d’un acte chirurgical, d’une intervention manuelle de cet homme emblématique, chirurgien, dans les viscères de la patiente. Cet acte est toujours une effraction potentiellement traumatique sur le corps : les propos de la patiente « il a la main dans tout ce que je fais » « je suis tiraillée de tous les côtés ». Mais de qui parle-t-elle ? De son premier compagnon, de son chirurgien, de son père aussi peut être ?
Ces opérations à répétition, ou en tous cas ce désir d’être opéré /au père : en suivant alors ce signifiant opère on peut émettre l’hypothèse que cette demande s’adresse au père ! Ce serait finalement la perte de son père qui a marqué un avant et un après.
On le sait la psychose est une possibilité qui s’actualisera éventuellement à l’occasion d’une mauvaise rencontre. Le désir de ces au-père ation ne suggère-t-elle pas l’émergence avec force que la forclusion était bien présente ? Mme R a mis dans le réel ce qui faisait défaut dans le symbolique : le père.
Sa demande « je n’y arrive plus » ne disait-elle pas : je n’arrive plus à compenser ! Ne peut-on pas entendre le laisser tomber du corps comme phénomène élémentaire ? Le vide laissé par le père l’a alors plongé dans ce trou béant. Comment suppléer au vide du père ?
Le Non (Non du père) que j’ai imposé à la patiente, ce non qui a fait acte a tout de même permis d’ouvrir un espace de pensée pour le père, qui aujourd’hui permet alors de mettre en mots plutôt que de mettre à la bouche.
Mme R me parle encore inlassablement ou insatiablement du premier compagnon maltraitant et dont elle n’arrive pas à se séparer psychiquement ! Lorsque je questionne ce qui pourrait la retenir à lui comme cela, Mme R me répond « mon père ». Et voilà après trois ans de thérapie difficile autant pour elle que moi, le père qui réapparait éclairant alors sa relation aux hommes, l’impossible laisser partir de ce compagnon parce qu’il y aurait là une nouvelle fois le vide, la perte de son père, impossible à symboliser. Impossible de symboliser cette perte mais il nous faut noter aussi l’impossible devenir mère. Un maternel totalement débordant et envahissant et un désir de grossesse qui n’est jamais le sien.
Mme R m’a longtemps posé question, j’ai eu parfois le sentiment de ne pas avoir vu quelque chose, su, réussi à poser une structure pendant un long moment prenant alors les entretiens un à un, marchant sur des œufs sentant la fragilité de la patiente. J’ai évoqué Helene Deutsch au début de mon discours pour parler des personnalités « comme si »…termes tombés dans l’oubli ou bien alors déformé pour en faire des états limites et bien d’autres catégories encore. Tout était « comme si » : des affects finalement inadaptés, une relation à l’objet dans l’emprise et la fusion dit-elle. Dont elle n’arrive aujourd’hui toujours pas à se décoller. Influençable au point de suivre chacune de ces rencontres.
Je n’ai pas vu/voulu voir la psychose : pas de phénomène délirant au sens strict, pas d’hallucinations, une bonne adaptation à la réalité, des bonnes études, un bon boulot, une vie sociale, les premiers entretiens avec Mme R montrait une femme même plutôt épanouie ! Aucun phénomène élémentaire donc ! Mais étrangement épanouie ! « comme si » ce n’était pas vrai !
J’ai parlé de Mme R parce que jeune psychologue clinicienne que je suis, il m’arrive moi aussi d’avoir du mal à penser les patients. L’obésité, clinique du plein la bouche mais rien à en dire ! Difficile de penser là où le mot est indicible !
J’ai fouillé aussi pour combler le vide théorique qui peut exister sur l’obésité, sur ces nouvelles addictions passant alors d’Helen Deutsch pour comprendre le manque d’authenticité de la patiente, à la psychose ordinaire pour enfin revenir simplement au discours du sujet perdu au milieu de cette folie opératoire.
J’ai voulu montrer dans cet exposé la manière dont la médecine, le discours médical construit une norme. L’intérêt de chercher l’inconscient dans le discours est bien de s’éloigner de cette norme sociale, groupale pour enfin arriver au singulier, au sujet. Et c’est en cela que mon identité professionnelle, s’attachant à entendre et comprendre la singularité de chaque patient ne rime pas avec ce poste dans un service qui cherche à protocolariser une démarche, et une demande.