Dario MORALES
Internet permet de créer des contacts ou de suivre des relations tout en les maintenant dans un espace de fiction. Qu’il s’agisse de l’amour, du désir, du jeu, tout y passe, mais à l’abri, on se persuade de la castration. Ce n’est pourtant pas tout à fait exact ! Par internet, on peut croire aux rencontres ; imaginer que l’on rencontre un autre mais qui n’est pas irréductible à un autre réel puisque c’est virtuel ; en cela le virtuel a l’avantage sur le réel. Beaucoup d’entre vous fréquentent les réseaux sociaux ; les jeunes collégiens ou lycéens ne semblent pas échanger beaucoup en classe mais chez eux. Ils passent des heures à chatter avec leurs mêmes camarades de classe et se risquent ainsi à parler de choses qu’ils n’oseraient pas évoquer directement. Les questions que je voudrais laisser ouvertes ce soir sont en rapport avec cet autre avec lequel ces internautes rentrent en contact ; qui est-il ? Est-ce qu’internet modifie la position subjective des usagers ? Qu’en est-il de leur plus de jouir ? Qu’en est-il lorsque le sujet à l’image de Robinson Crusoe, se soustrait à la réalité, et qu’en cliquant sur son île déserte, envoie des bouteilles à la mer ! Son message arrive-t-il à destination ? Souvent, ils lui reviennent comme un boomerang dans un mixte de déception et d’échec, de promesse non tenue. Ou bien, lorsqu’il zappe de façon frénétique, lit-il dans le grimoire de l’écran, la révélation de son être véritable et caché ? Jubilation et honte, il télécharge compulsivement l’image à l’infini, à l’horizon autistique de sa jouissance sans trouver de réponse au vide de son existence.
Les statistiques ne laissent aucun doute : la grande affaire d’internet, c’est l’autre, et plus précisément le sexe. Voilà qui nous pousse à envisager une certaine conjonction entre la réalité virtuelle et la réalité sexuelle de l’inconscient. Leur articulation suppose d’un côté, le penchant pour la cumulation faite de signifiants et d’images offrant toujours plus, toujours autre chose et de l’autre, la pulsation de l’inconscient liée toujours à une jouissance qui n’atteint jamais le but – l’objet, qui se dérobe, une fois encore ! L’objet se dérobe mais aussi l’impossible à dire du rapport sexuel.
Cette conjonction, ratée-réussie du virtuel et du fantasme ne saurait effacer le démenti, la Verleugnung qui accompagne la position subjective d’un certain nombre de cas, devant l’internet. Je m’explique, en attribuant un phallus à tous, l’enfant refuse la réalité de la perception traumatique ; Freud parle à ce propos de l’enfant pervers polymorphe ; à cette version de la perversion nous pouvons rattacher un certain nombre de comportements symptomatiques des usagers d’internet, indiquant par là, une position ambiguë de celui qui accepte et refuse, et qui en tout cas, se protège de la perte et évite ainsi la castration. Pour aller vite, le sujet se fait propulser par la métonymie de l’objet (1) (fétiche), la repoussant jusqu’aux limbes de la perversion infantile polymorphe, sans se voir jamais incité à s’en sortir (2). C’est cela même qu’illustre le manque radical d’autrui, qu’incarne le jeune Hikikomori japonais, enfermé dans sa chambre, sans aucun contact, pas d’autre à qui parler, et en même temps branché sur le net. Le degré zéro du désir ; naufragé sur l’île déserte, forcé à répéter ce registre, il perd toujours plus l’usage de la structure de l’autre symbolique ; tel le Robinson Crusoe au moment où le capitaine vient le secourir, il n’a plus que des bribes de parole, il ne sait plus parler. Nous aboutissons là radicalement au processus de déshumanisation, à la destruction progressive de l’Autre, que chaque pervers accompli dans son « île intérieure ». Le Hikikomori illustre ainsi un retrait symptomatique du malaise de la civilisation dans la culture japonaise, très marquée par la culture du père (3). Au père bien vivant (à qui l’on doit aveuglement l’obéissance) le fils hérite son péché, le fils-symptôme dont le sentiment prévalent serait non pas la culpabilité mais la honte, la honte de se montrer.
Pour finir, je dirais que la clinique mise sur le transfert pour opérer sur le symptôme contemporain que représente le rapport que le sujet entretien avec le virtuel, au moins sous sa forme pathologique, à condition que le maniement du transfert ouvre cet espace gelé à la parole et d’autre part que la réalité sexuelle soit prise en compte. On pourra alors apprécier un dégel d’une version du père à remobiliser du côté du désir et donc en passant par le circuit du fantasme et donc par la construction et donc le déchiffrage du symptôme (dans la névrose) et dans la psychose la prise en considération subjective de la jouissance qu’impose l’usage d’internet, pour lui aménager un autre nouage du symptôme, c’est-à-dire, d’autres formes de substitution, de stabilisation et/ou de suppléance, moins onéreuses sur la plan psychique.
(1) Cf. Erminia Macola, « Internet, un mode de perversion », La Cause freudienne », 73, 2009, page 22. « Dans son Séminaire « Les non-Dupes errent » Lacan évoque l’incidence d’une forme de nomination métonymique « être nommé à » – être nommé à une charge, à un poste (directeur, professeur, employé, etc ». La fonction du « nommer à » se substitue à celle du Nom-du-père, sans jamais devenir un nom propre (métaphore). Il s’agit là d’une décadence ou d’une mutation du nom, d’une métonymie assujettie à l’ordre maternel et au social : on se contente de la mère, on se contente de la métonymie ».
(2) «Dans la perversion (le déni), il ne s’agit pas de forclusion. Il s’agit d’une forme de négation, celle que Freud traite comme un fétiche, c’est-à-dire comme une métonymie de l’objet.
(3) Le culte des ancêtres lié au bouddhisme, le respect du père inspiré de la morale confucianiste et la dépendance affective (amae) sont les bases du modèle familial. Le système patriarcal (remplacé légalement en 1945 par une famille égalitaire) reste encore souvent appliqué dans la pratique. De fait, il apparaît clairement que le confucianisme a servi dans l’histoire de l’Asie de l’Est d’outil politique pour les gouvernants permettant la constitution de barrières hermétiques entre les divers groupes sociaux, mais a particulièrement institué un ordre hiérarchique très marqué au sein même du cercle familial, où l’épouse doit être soumise aux ordres de son mari, à qui elle doit témoigner quotidiennement son respect et sa gratitude4. Ainsi, selon la morale confucéenne, dans cette même dynamique de pacification du corps social, d’ordre et d’harmonie, les enfants se doivent d’être obéissants à leurs aînés et faire preuve en toute situation de piété filiale (父母愛之, “aimer ses parents”). Plus globalement, le confucianisme permet l’émergence d’une classification verticale très poussée des couches de la société, érige en tant que dogme l’obéissance aux puissants, et contribue à placer au centre l’homme, la femme n’ayant que peu voix au chapitre au regard des textes classiques. Même si l’importance des principes moralistes confucéens a quelque peu décliné en République populaire de Chine suite à la Révolution culturelle, l’influence latente que le confucianisme exerce encore de nos jours par exemple sur le modèle social de la Corée du Sud mais aussi du Japon (respect des ancêtres, piété filiale, obéissance aux aînés, patriarcat, etc …), est centrale.