Julien BENCIHLON
Je vais vous parler d’un journal.
Ce journal s’appelle Le Papotin et son premier numéro a déjà plus de 20 ans. Son comité de rédaction a commencé sous forme d’atelier au sien de l’hôpital de jour d’Antony, petit hôpital de jour de banlieue où je travaille et qui accueille de jeunes autistes âgés de 15 à 25 ans. Il s’est ensuite déplacé dans un théâtre parisien ce qui lui a permis d’être rejoint par d’autres institutions.
A l’heure actuelle, l’activité réunit une douzaine d’institutions, soit environ une quarantaine de jeunes et une quinzaine d’accompagnant.
Tout ce beau monde se réunit dans un brouhaha joyeux et plus ou moins structuré tous les mercredis matins au théâtre « le Lucernaire » à Paris. Certains s’installent sur la scène tandis que d’autres occupent les gradins. Même si la disposition nécessite d’être soignée pour favoriser et canaliser les interactions, dans le principe, chacun est libre de se placer où il veut et Driss El Kesri, l’initiateur du journal et principal animateur des séances est au centre de la scène.
En amont de ce dispositif, chaque institution qui participe va décider en équipe des jeunes qu’elle emmènera.
Driss insiste toujours sur le fait que tous les jeunes sont les bienvenus, quelles que soient leurs problématiques, l’essentiel restant de les accompagner comme il se doit. Par exemple, certains jeunes profitent de cette activité alors même qu’ils n’utilisent que rarement le langage comme moyen de communication, voire jamais. Ce type d’accompagnement est permis par un travail mené depuis l’institution où le jeune est accueilli : un travail au plus près du quotidien de la prise en charge. Et si cet exemple est loin d’être majoritaire car les Papotins ont souvent un profil bavard, il n’en est pas moins révélateur d’une philosophie qui cherche à lutter contre toutes les formes d’exclusions.
De ce point de vue, j’ai toujours trouvé très précieux le temps de trajet en véhicule pour se rendre au théâtre ainsi que le déjeuner au restaurant qui suit l’activité. Ces moments opèrent comme des rituels d’anticipations et d’élaborations très importants que ce soit de façon individuelle ou collective.
Les séances durent entre une heure et demie et deux heures. Des textes y sont lus, qui ont été écrits par les jeunes patients. D’autres sont improvisés sous les encouragements du groupe et dans ce dernier cas, ils sont soit dictés à Driss, soit enregistrés à l’aide d’une machine.
S’il s’agit bien d’un atelier journal, le Papotin n’est pas pour autant un atelier d’écriture (ni même d’ailleurs un atelier d’écrivains), il est plutôt un atelier où on joue avec les mots, où on « performe » les mots. Et si je me permets ici cet anglicisme, c’est parce que « la performance » en anglais, c’est quand il y a du jeu (j-e-u), mais que ce jeu est en rapport avec la réalité, quand il nous en dit plus long sur notre identité.
Même les textes écrits en dehors sont lus au groupe et commentés en direct. C’est peut-être en ce sens qu’il est un atelier sur l’écoute et l’accueil de la différence, chacun ayant son style propre. Et le fait de se retrouver dans un théâtre n’y est sans doute pas pour rien dans cette dynamique de jeu particulièrement vivante.
Précisons à ce point, un détail important. Ce qui est visé dans cet accompagnement, ce n’est ni la dimension thérapeutique, ni même la dimension éducative, même si, comme dans toute action, ces deux aspects sont bien présents et peuvent être pensés. Le Papotin est une ouverture sur l’extérieur, une interface entre le monde institutionnel et le milieu dit “ordinaire”. Avec d’autres activités culturelles du même genre, le journal tisse et entretient des réseaux complexes et à plusieurs niveaux :
– réseau inter-institutionnel tout d’abord, mais aussi,
– réseau d’artistes, d’hommes politiques, de journalistes qui sont toujours plus nombreux à venir rendre visite à ces jeunes atypiques changeant petit à petit l’image qui leur est attachée.
D’ailleurs, ceux qui prendront la peine de lire ce journal, verront l’importance qu’ont prises au fil des numéros, les interviews de comédiens, de chanteurs, d’hommes politiques où même de sympathisants venu faire un tour aux séances du mercredi.
BREF DIAPORAMA – INVITATION A REPARTIR AVEC UN JOURNAL
TRANSITION : TRAVAILLER DANS LE RESEAU
Maintenant que j’ai un peu introduit le dispositif de ce journal, je vais essayer de vous faire comprendre à l’aide d’un exemple comment mon travail s’organise dans le réseau dont le Papotin est un carrefour important. Dans tous les cas, il s’agit d’un travail collectif et en équipe.
Il y a donc trois niveaux principaux dans ce travail auprès d’autistes, et aucun de ces niveaux n’est supérieur aux autres dans le sens où ils ne sont pas hiérarchisé et on pensera par exemple au rhizome inspiré par Deligny. Distinguer ces trois niveaux vise à faire apparaître comment le jeune va interagir différemment dans un cadre qui l’interpelle toujours de manière distincte ; de la même façon le professionnel va à chaque fois devoir se repositionner dans un contexte toujours changeant.
Le premier niveau pourrait être celui de l’entretien c’est à dire, pour l’institution dans laquelle je travaille, une des spécificités du psychologue : dans ces entretiens, ce qui est proposé est un espace d’expression et d’échange, une écoute. C’est aussi un des seuls moments, où les jeunes se retrouvent régulièrement en tête à tête avec un adulte sans que leur soit demandé une tâche particulière.
Le second niveau, (plutôt classique lui aussi), concerne toutes les activités quotidiennes et groupes de paroles qui impliquent les éducateurs et les psychologues. C’est un niveau que je qualifierai d’institutionnel, où les encadrants sont davantage en lien avec la réalité matérielle. Cela implique d’emblée une position plus éducative car souvent les situations concrètes imposent de venir en aide tout simplement, mais aussi parfois de sommer, ou d’interdire.
Le troisième niveau est celui du Papotin et de son interface avec l’extérieur. Les jeunes ont bien conscience de cette particularité et ressentent que quelque chose ici leur offre une fenêtre sur l’extérieur qui n’est ni stigmatisante, ni voyeuriste : et dans l’aménagement d’un tel espace, l’évacuation du thérapeutique et de l’éducatif n’y est pour rien. A trop vouloir soigner ou éduquer, on en oublie parfois que le but ultime dans le cas de ces jeunes gens victime d’exclusion, c’est toujours le mouvement vers l’extérieur, ou pourrait-on dire autrement, une socialisation quelle qu’elle soit qui leur permette d’accéder à des choses aussi simple qu’avoir un lieu pour vivre ou des activités qui les éloignent de l’exclusion et de l’isolement.
Enfin (en plus de ces trois niveaux), il ne faut pas oublier tous les petits riens qui donnent corps à ce travail et en articulent les différentes séquences : je parle des temps informels, du repas pris ensemble au restaurant après l’activité Papotin, ou à l’hôpital de jour, des temps d’accueil et de toutes les transitions qui peuvent être parfois longues. Dans le cas du Papotin, je vous ai déjà parlé du trajet en petit camion qui est un moment privilégié, transitoire et en huis-clos qui renforce beaucoup le sentiment d’être un groupe, dans un mouvement entre l’institution et l’extérieur.
L’EXEMPLE DE JUSTIN
Justin est un jeune de 20 ans. Il fait partie de ces autistes qui verbillent sans cesse dans l’oreille de leur voisin mais qui adressent moins souvent une parole à un interlocuteur ou à un groupe. Parfois, on ne comprend rien à ses vocalisations non-articulées tandis que d’autres fois, des oreilles averties peuvent reconnaître des citations de ses films ou émissions préférés. Autant dire que ce jeune garçon passe le plus clair de son temps à citer. Il lui arrive souvent de perdre ses interlocuteurs dans des citations trop éloignées du moment présent même s’il sait aussi comment interagir, et même s’il lui arrive souvent de s’exprimer en contextualisant ses citations de façon pertinentes.
Que ce soit verbalement ou physiquement, il arrive à Justin d’être complètement dans la performance : il joue et rejoue inlassablement ses rôles préférés et cherche dans le regard de l’autre un assentiment quant aux postures qu’il peut se permettre d’endosser. Il est en quête d’identité. Le jour où il arrive avec un veste de motard, il se comporte comme un vrai de vrai et va même jusqu’à gêner l’assistante sociale par ses regards dragueur à la limite de la courtoisie.
Par ailleurs il regarde des films de course de voiture violents et pendant le trajet en camion, il engueule les autres voitures et demande à ce qu’on leur klaxonne dessus.
D’autres fois, par son flot incessant de vocalisation et une demande d’attention qui tourne rarement au dialogue, il cultive une présence très fantomatique qui fait que nous finissons par l’oublier, lassés que nous sommes de continuellement lui demander de parler distinctement.
D’autres fois encore, il se manifeste plus clairement par de petites sournoiseries qui gênent les membres de l’équipe qui le connaissent moins, ces derniers finissant par avouer que ce jeune énigmatique leur complique un peu la vie : il va par exemple essayer d’énerver d’autres jeunes plus en difficulté que lui, en leur rappelant à l’oreille, les choses qui les préoccupent ou qu’il ne sont pas censé faire ; et quand l’un de nous oublie de faire une tâche importante, il va le répéter à la chef de service.
***
Je vous parlais à l’instant des trois niveaux : individuel, institutionnel et réseau. Il se trouve que Justin est un des jeunes que j’accompagne sur ces trois niveaux.
En tant que référent de Justin, je le vois une fois par semaine en entretien individuel. Pendant longtemps, il a tendance à se perdre dans ses citations même s’il arrive parfois a scénariser des histoires d’une façon toujours plus élaborée au fil du temps (il met en scène son frère ou sa mère principalement). Bien souvent je lui propose de noter l’histoire qu’il me raconte (tout comme cela se pratique au Papotin). Parfois nous jouons cette histoire en mimant certains détails de la narration.
Par ailleurs pour ce qui est du niveau institutionnel, nous avons mis en place avec un éducateur, un atelier radio hebdomadaire. Dans cet atelier Radio, Justin parle un peu plus facilement. Cela est sans doute du au fait que ce groupe est un groupe fermé, donc familier. Si ce contexte lui convient mieux pour prendre la parole, un détail technique lui est favorable : sa voix, durant l’atelier, est non seulement déportée vers un haut parleur mais également enregistrée. Il peut donc se ré-entendre, chose qu’il apprécie particulièrement. La première fois que nous écoutons une des émissions que nous avons enregistrées, il est tellement surpris qu’il se cache dans ses bras et on arrive tout de même à apercevoir qu’il se cache pour sourire. C’est d’ailleurs après cet épisode que sa parole se libère progressivement et de façon remarquable.
En revanche alors qu’il fréquente le Papotin depuis trois ans environ, jusqu’à très récemment, il n’y avait jamais pris la parole. Il se montrait pourtant très attaché à cette activité, s’inquiétant durant le trajet de savoir qui il va retrouver là bas. Mais une fois arrivé, il se cachait sous son bonnet ou plantait sa tête dans les strapontins du théâtre. Une fois l’activité terminée, il pouvait alors parler de ce qui s’était dit, poser des questions qui aurait été pertinentes pendant l’activité.
Ce journal, à l’inverse de l’atelier radio est en prise directe avec l’extérieur : l’extérieur institutionnel tout d’abord puisque d’autres institutions sont présentes, et l’extérieur tout court puisque des visiteurs (qu’ils soient des invités de renom ou de simples passants) sont presque toujours présents. Quelque chose dans ce dispositif donne donc un sens différent à la prise de parole et oriente l’adresse de cette parole vers un univers moins familier.
On conviendra d’ailleurs aisément de l’aspect banal de sa difficulté à parler dans ce groupe particulier : en effet même chez les normopathes, il est toujours plus difficile de prendre la parole dans un endroit plus ouvert sur le public et où l’on sait que notre parole est en lien, même lointain, avec une forme de publication. Mais à les placer dans cette position d’artistes ou de journalistes et accepter d’être nous-mêmes ceux qui mettent leur travail en valeur, on va ainsi cheminer « à côté » de ces jeunes gens et les accompagner vers l’extérieur plutôt que de toujours se concentrer sur la relation elle même. On renverse donc le stigma inhérent à toute prise en charge institutionnelle pour leur offrir la possibilité de se repositionner face au public que représente la société : par l’espace de performance qui est offert, ils peuvent s’essayer à réinvestir leur propre différence, à la mettre en scène pour devenir autre à travers eux-mêmes.
Ce qui est intéressant ici pour Justin c’est qu’il travaille sa prise de parole sur plusieurs niveau simultanément : les histoires qu’il peut formuler dans l’espace protégé de l’entretien individuel prennent une forme plus partagée dans l’espace de l’atelier radio.
Très récemment, il a pu prendre la parole au Papotin, s’appuyant sur les mêmes éléments qu’en atelier radio : il gronde d’abord un de ses amis et le renvoie de l’activité : « Nathan t’es viré ». Nathan se voit alors rassuré par le groupe et Justin, un peu repris. Un encadrant leur dit à tous deux : « personne n’a jamais été viré du Papotin et Justin, tu n’as pas à dire des choses comme ça ». Au final c’est Justin, lui même qui se trouve rassuré sur le fait qu’il ne sera pas viré. Il peut alors nous parler de ses vacances au ski en mélangeant tout ça avec des citations de ses films préférés et en prenant des postures de prestance.
Mais le plus remarquable, c’est qu’au fil de ces différentes prises de parole, il cesse peu à peu ses petites sournoiseries et se montre plus dans la relation. Les interactions à tous les niveaux s’enrichissent, Justin est investi d’une façon plus dynamique par toute l’équipe.
POUR CONCLURE
Quand j’ai entendu ce curieux néologisme « psychologue cré-acteur », je me suis d’abord demandé si cela renvoyait à une autre façon d’interpréter notre travail ; à une autre façon de relire ce que nous faisons déjà ? Puis j’ai vu la photo de Freud, les mains dans la boue (si j’ose dire) et j’ai alors choisi l’option d’essayer de montrer comment le psychologue gagne à s’impliquer concrètement en allant sur le terrain et en ajoutant au travail sur le psychique, un travail sur la réalité matérielle partagée, en tant que socialement beaucoup de choses se jouent à ce niveau.
Merci de votre attention.