Dario MORALES
La prison est un lieu emblématique où se croisent un certain nombre de problèmes de société qui méritent toute notre attention. Lieu de détention de personnes privées de leur liberté, par extension, elle désigne également la peine d’incarcération ; elle est également un lieu de ségrégation abritant un nombre croissant de personnes souffrant de troubles mentaux. Je rappelle, en citant Foucault, la confusion qui demeure au plan de l’inconscient collectif entre traitement et punition. Le « fou » continue d’effrayer et suscite le rejet parce que l’hôpital n’est plus en mesure d’assurer sa contention. En effet, l’inflation insidieuse, voire spectaculaire comme celle à laquelle on assiste actuellement, du recours à la notion de dangerosité infléchit la donne sur le versant de la rigidification des contentions, au nom de la prévention de la récidive, du passage à l’acte, etc. Cette évolution trouve son alibi dans le téléscopage qui s’est opéré entre l’ouverture des hôpitaux psychiatriques, le développement de la psychiatrie de secteur, la diminution du nombre de lits et l’accélération du prononcé des peines, instaurant ainsi une complémentarité entre des lieux de réclusion placés sous le signe de la neutralisation sociale plutôt que du traitement.
Lieu où il ne s’agit plus seulement de purger une peine, mais de guérir, la prison serait-elle devenue ainsi un lieu de soin ? Je pose la question : s’agit-il d’une redistribution partielle ou progressive de la contention psychiatrique vers la contention carcérale ? Quelles seraient les conséquences de cette redistribution sur les conditions de réclusion, pour la prison et pour l’hôpital ? Est-ce que cela transforme le sens même de la pratique de soins, en particulier de la psychiatrie ? En effet, les représentations sociales attribuées aux actes graves de la criminalité (meurtre, viol, inceste, etc) concernent en particulier les figures du fou et du malade mental ; si la réalité était conforme aux représentations sociales, la plupart des criminels et des délinquants devraient se trouver à l’hôpital ; mais en même temps, quand ils sont déclarés comme malades mentaux, au vu de leur dangerosité réelle ou supposé, ils sont condamnés à des très lourdes peines de prison pour retarder leur sortie.
En outre, les enquêtes montrent l’importance du nombre de malades psychiatriques qui, en rupture de ban social et en rupture de soins, vivent un parcours d’exclusion qui passe par la case prison et s’achève à la rue avec des retours incessants, selon le triptyque rue, prison, précarité. Ces personnes ont fort peu de chances de voir leur trouble psychiatrique reconnu et pris en charge ; la prison devient alors l’ultime institution capable de les recevoir. Elle prend alors le relais de l’asile pour devenir le lieu de la relégation psychiatrique. Renforcer l’offre de soins en prison aurait pour effet paradoxal de pousser à l’incarcération des malades mentaux. Il y aurait ainsi du point de vue de la société un effet pervers, selon lequel, comme l’explique Gérard Dubret, « développer au sein du système pénitentiaire un dispositif d’hospitalisation psychiatrique permettant de prendre en charge les pathologies les plus lourdes sans chercher en amont à remédier à cet afflux derrière les barreaux de personnes souffrant de maladie mentale, c’est à coup sûr prendre le risque d’amplifier ce mouvement ». Ainsi, poursuit-il « accroitre l’offre de soins psychiatriques en prison, c’est aussi malheureusement accroître le risque de voir les tribunaux condamner davantage les malades à des peines de prison, puisque l’incarcération pourra s’accompagner de soins psychiatriques, y compris pour les pathologies les plus graves. D’où l’enjeu fondamental de chercher à maîtriser la temporalité du soin ; c’est-à-dire d’assurer l’organisation qui va de la prévention des troubles psy, mission des SMPR, au relais de soins proprement dit en milieu psychiatrique. Rappelons qu’un lieu de soin est, en théorie au moins, un lieu dont un patient peut sortir vers d’autres unités et d’autres modes de prises en charges selon des critères médicaux.
Pour se dégager d’une telle confusion et restituer le soin dans toute sa complexité et polysémie, il est pertinent de rappeler qu’à la différence de l’hôpital, le soin psy en prison repose sur le consentement du patient alors qu’à l’hôpital cette référence n’est pas nécessaire. Hormis les cas de pathologie avérée ou des décompensations qui exigent l’intervention et la mobilisation des équipes soignantes, la rencontre avec le psy repose sur une demande qui n’est pas forcément une demande explicite de traitement psychiatrique ; elle prend souvent le détour de l’anecdotique, des petits riens, de la demande d’aide, de l’appel au secours ; parfois c’est la présence des affects, l’angoisse, la peur ou la présence des troubles de l’humeur, dépression, tristesse, ou bien de la présence des troubles fonctionnels, maux de tête, insomnies, troubles des mécanismes adaptatifs, sensibilité aux bruits ; autant de signes et de symptômes qui interpellent les intervenants et qui se prêtent au déchiffrage chez des sujets bouleversés par la violence de leurs actes, par les conditions de l’enfermement, par la rupture avec l’entourage, par la solitude, par la promiscuité et par le fait de subir l’attitude dégradante d’être traité comme un objet plutôt que sujet.
En somme, que demande celui qui est incarcéré ? Parfois lors d’un bras de fer avec l’administration ou avec les surveillants, il nous est signifié une demande d’amélioration des conditions d’incarcération, un médicament pour ne plus penser. Ou bien, c’est l’exigence du juge ou celle de l’avocat qui pousse à la rencontre. Parfois, au contraire, il demande d’éclairer ce qui l’a conduit dans ce lieu ; ou par simple nécessité de sortir de sa cellule. C’est donc au cours de ces entretiens qu’il faut cerner ce que ces demandes peuvent avoir de singulier. Certes, les discours des patients que nous rencontrons sont subordonnés à des logiques judiciaires ou institutionnelles, la procédure pénale, le calcul du temps de l’incarcération absorbent l’attention des détenus. Comment, soumis à ces exigences, peuvent-ils parler de l’étrangeté de leur acte ? Non pas qu’ils ne puissent pas ordonner la chronologie ou les circonstances de l’acte ; la procédure exige, justement, que soit restituée la logique des faits. Mais souvent ce souci d’ordonnancement les conduit vers un point où la dimension subjective, ou la rivalité, la jouissance, les passions, ne sont plus contenues dans leur énoncé. Autrement dit, la quête de la vérité et du sens qui se décline dans la logique des faits, entrave le plus souvent le particulier de la parole du sujet. Je vais le dire brutalement, le passage à l’acte immotivé et même celui qui semble motivé, garde souvent son insondable mystère ; le patient ne pouvant rien en dire, la procédure via les expertises s’évertue à faire entendre raison à cet indicible. Il appartient aux experts de faire un compte rendu de scientifique et donner ainsi une large part au sens ; l’institution judiciaire transforme ainsi l’expertise en discours de vérité, discours de vérité parce que un tel discours à la prétention scientifique. Le passage à l’acte garde sa part d’énigme, il résiste au sens, cependant, au fond du sujet gît sa vérité ; par le détour de la plainte ou du rêve ou du cauchemar ou de l’angoisse ou par la tentative de suicide, dans l’espace des entretiens et des activités avec les cliniciens mais aussi avec les autres intervenants, infirmiers, ergothérapeutes, psychomoteurs etc., des logiques, se dénouent et le sens tellement attendu se dissout au profit de l’élaboration ou de la construction qui ne sont pas s’en interroger les fondements de l’acte. Le pari est ainsi engagé de tenter de restituer à ces énoncés le poids d’une énonciation qui leur fait souvent défaut. En somme, soigner, au-delà de toute pathologie avérée, revient donc à restituer une pointe de subjectivité et donc à traiter le sujet non pas comme passivé ou arrêté – condition habituelle du sujet en prison où règne l’impuissance – mais comme un sujet de plein droit qui consent aux soins, capable de se mesurer à l’horreur de son acte.