Dario MORALES
Les invités à cette soirée, viennent témoigner des difficultés rencontrées par les patients dans le lien à l’Autre, d’où le SMES (Santé Mentale et Exclusion Sociale), une structure intra-hospitalière, et le SAMSAH (Service d’Accompagnement Médicosocial pour Adultes Handicapés), structure extra-hospitalière ; du coup, j’ai envie d’interroger le sens que revêt le fait « d’être reconnu » dans la psychose. Le cas de Saint Martin est un bon exemple. Selon la légende, un soir d’hiver, « il partage son manteau » avec un déshérité transi de froid car il n’a déjà plus de solde après avoir généreusement distribué son argent. Il tranche son manteau, ou tout du moins la doublure de sa pelisse, et la nuit suivante le Christ lui apparaît en songe vêtu de ce même pan de manteau. Il a alors 18 ans. Le reste de son manteau, appelé “cape” sera placé plus tard, à la vénération des fidèles, dans une pièce dont le nom est à l’origine du mot « chapelle » (cappella en italien, chapel en anglais, Kapelle en allemand). Reprenant l’apologue de Saint Martin, Lacan demande : « Mais peut être, au-delà du besoin de se vêtir, le déshérité transi de froid, mendiait-il autre chose, demande-t-il autre chose, que Saint Martin le tue, ou le baise ». Ce mendiant ne voulait-il peut-être pas être reconnu comme un homme qui mendiait, peut-être voulait-il être simplement reconnu comme un simple homme. Voilà, le mystère ; en tout cas Saint Martin lui a proposé son manteau sans lui demander quoi que ce soit !! « Reconnu ou pas », Saint Martin ne le fait-il pas rentrer dans la logique de l’offre et de la demande : ici, il lui offre de quoi se protéger du froid, sans se soucier de sa demande, Que vuoi ? Je me sers de cet apologue, pour poser la question du lien social et de la psychose à partir de ce paradoxe, selon lequel les psychotiques sont définis comme objectant au lien social. A quoi nos invités de ce soir, répondront d’une autre façon.
On pourrait articuler premièrement la problématique du sujet et du lien social, en rappelant comme va le faire Monique Garnier que sous les apparences d’un agencement des règles et des codes, le plus souvent très strictes, les structures élémentaires de la parenté, supposent qu’il y a de l’impossible en jeu, l’impossible jouissance sexuelle qui repose sur la mise à mort du père jouisseur et sur l’impossible de l’inceste ; cet impossible est incarné par le sujet féminin, en position de mère. Le lien social inclut en effet un élément d’impossible. La clinique postule donc un lien qui se construit à partir de l’impossible et non à partir de l’instinct, dans le monde animal, justement, pas d’impossible, tout est programmé. Pour l’humain, il n’en va pas de même, il est inscrit par l’Autre, il est obligé de passer par la voie de l’Autre, voie de la demande, de l’élaboration signifiante. Dans cette pérégrination, quelque chose se perd de la relation directe à l’objet. La satisfaction de la demande dépend de l’Autre, cela modifie, dénature le lien à l’Autre ; le sujet passe par l’Autre pour obtenir une part de jouissance. Le névrosé par exemple, veut cette part de jouissance : il se raconte des histoires avec un Autre comme partenaire, il veut y croire à ses petites histoires qu’il construit et croire que ce sont elles qui le gouvernent. Inversement, le psychotique, quant à lui, est celui qui a l’objet a dans sa poche. Il n’a pas besoin de faire le tour, de demander l’autorisation à l’Autre. Le fait d’avoir l’objet a dans sa poche, objecte à la jouissance comme reste. Mais cette proximité avec l’objet a produit quand même un dérangement chez lui, les hallucinations, les
pensées sont « trop près, envahissantes ». Ne pouvant pas les chasser ou les mettre de côté facilement, les cliniciens accueillent, accompagnent ces sujets dans les moments de vacillement ou de crise. Il ne s’agit pas de toucher à l’objet, mais de soutenir l’inscription du sujet dans le milieu de vie qu’il s’est choisi – même si cela reste précaire – afin qu’il puisse s’assumer individuellement, dans sa solitude, ou créer des liens avec les autres. C’est pourquoi les psychotiques viennent nous voir, pour qu’on les aide à créer une médiation, une suppléance, dans le meilleur des cas, entre eux et leur objet qui est le plus souvent « trop près ». Il s’agit alors par exemple, de soutenir les identifications pour peu qu’elles soient conciliables avec la réalité sociale.
Parfois, ils ne viennent pas nous rencontrer : leur position de sujet dans la structure dénoue le lien à l’Autre et les conduit, dans certaines conditions à une mise en marge, parfois décidée et tranchée. Au fond, cette mise en marge ne se confond avec aucune détermination repérée et isolée ; la cause est donc au-delà des déterminations relevées ou supposées. Elle est à situer, selon l’expression de Lacan « au joint le plus intime du sujet », le sujet se heurte alors au réel justement défini comme hors signifiant, hors représentation. Du coup c’est le clinicien qui se déplace, il maraude, pour aller à la rencontre de l’autre.
Pour présenter un nouage des exposés de ce soir, je dirais que dans la névrose le sujet fait le pari du père. Il suppose à celui-ci un savoir sur le désir de la mère. Le sujet prend appui sur la métaphore paternelle qu’il nomme et se substitue au désir de la mère. Cette métaphore conditionne la mise en place de la signification phallique qui devient pour le sujet le pôle central, le « point de capiton », la signification qui détermine et organise l’ensemble de ses choix et ses rapports au monde. Le névrosé reconnaît le manque qui anime le désir de son Autre, seulement, il n’en veut rien savoir au sens du refoulement. Inversement, dans la psychose, il ne suppose pas de sujet à ce savoir. Pas de fiction de père qui tienne à ses yeux. Le père est relégué en position d’imposteur. Et c’est par ce biais que le sujet dans la psychose se place hors du lien social, rejetant ce qui est propre au névrosé, la culpabilité inconsciente, par le biais de l’intériorisation du meurtre du père, qui est ce qui, pour chaque sujet névrosé, signe l’inscription dans ce lien. Ici, nous sommes à la limite du hors discours. Le sujet psychotique, parle ou bien il est parlé, le lien social tend à se rompre, sa parole est-elle encore audible ? Nos invités nous assurent que c’est possible.
Au fond, la spécificité de la pratique de nos invités, pose la question du traitement de l’exclusion dans la psychose dans et hors les institutions psychiatriques. Il s’agit d’un côté d’éviter le décrochage du sujet, d’où une intervention qui à défaut de se faire dans le symbolique, se fait dans la réalité, par un travail de régularisation sociale et administrative, d’accompagnement dans les démarches, la recherche d’hébergement, de travail ou d’allocation, et la rédaction de courriers de liaison ; d’autre coté, l’initiative qui consiste à favoriser la restauration du lien social via le soutien des identifications pour peu qu’elles soient conciliables, avais-je dit, avec la réalité sociale. Pour atteindre ces objectifs, il faut concevoir un travail social qui tienne compte de la dimension clinique, à savoir ce qu’il en est de la logique de la psychose, et cela en dehors, je fais allusion encore une fois à Saint Martin, de toute chapelle, car, il s’agit d’une clinique, qu’on le veuille ou non, singulière, au cas par cas.