Federico OSSOLA
L’argument proposé pour cette rencontre pose une série de questions qui se situent sur des registres différents. Au centre de ce questionnement semblent se trouver le secteur psychiatrique et l’articulation des pratiques qui le constituent, notamment celles qui se situent « hors les murs ». Je vais me positionner vis-à-vis de certaines de ces questions, pour en engager d’autres, à partir de mon expérience de travail.
40 ans de secteur psychiatrique. En effet, mais rappelons que déjà en 1960, une circulaire ministérielle inscrivait le secteur dans la loi. C’est un moment fondateur, même s’il faudra attendre les secousses de 1968 pour que le secteur se constitue effectivement au cours des années 70. Je relisais récemment cette fameuse circulaire et je remarquais quelque chose de particulier qui a un accent presque ironique. En fait, dans ce texte, qui est souvent considérée comme celui de la création du secteur, le mot secteur désigne autre chose que « notre » secteur. Le secteur dans la circulaire correspond à tout un département ! Le texte propose ensuite un découpage en aires géographiques d’une population de 67 000 habitants environ, ce que nous désignons actuellement comme un secteur, mais dans la circulaire il est proposé de les appeler « sous-secteur ». C’est un détail, mais je disais que je trouvais une certaine ironie à cela parce qu’on voit que d’emblée nous nous trouvons dans une problématique de territorialité. Depuis nous continuons à découper des Pôles, de Territoires de Santé, des territoires de groupements hospitaliers, des Ddass, de Drass, des agences régionales de santé, etc., etc. Des cartes alors sont faites et refaites, comme essayant de résoudre un impossible.
40 ans donc. On fait le bilan. Quel a été le parcours de ce secteur ? Où en sommes-nous ? Quel avenir ? Ce sont des questions qui évoquent fortement ce qu’on appelle communément « la crise de la quarantaine ». Nous écoutons alors des propos nostalgiques qui rappellent le bon vieux temps d’une aventure formidable. Nous pourrions regarder avec amertume la situation présente et nous lamenter de la paupérisation qui nous submerge. Quant à l’avenir, pas de lueur à l’horizon d’un espoir de résurrection. Il est vrai que le contexte actuel n’est pas encourageant. Un exemple, parmi tant d’autres : le secteur où je travaille dessert deux communes, Bagneux et Châtillon, dotées chacune d’un CMP. Suite à une opération immobilière de la Mairie de Châtillon le bail du CMP ne sera pas reconduit. Il faut donc trouver une solution. La solution envisagée actuellement par la direction de l’hôpital, considérée la meilleure parce qu’elle est censée être moins onéreuse, c’est la mutualisation : L’équipe de Châtillon déménagera à l’étage au-dessus de celui de Bagneux. La dite mutualisation c’est kif-kif et les personnes de Châtillon n’ont qu’à prendre le bus pour aller à Bagneux. Tout argument institutionnel, clinique et même de bon sens qui pourrait contester ce choix est balayé par une logique comptable imparable. Le CMP de Châtillon existe depuis 35 ans, il a vu le jour lors de la mise en place du secteur psychiatrique. C’est triste.
Il est difficile alors de s’extraire des exaspérations quotidiennes pour dégager une réflexion plus posée. Cependant, ce secteur que nous devons défendre, nous devons aussi l’interroger. Et c’est d’ailleurs la meilleure façon de le défendre : le questionner, l’interpeller, le critiquer, pour qu’il reste une force vivante. Dans ce sens, je vais vous proposer trois points de réflexion et deux perspectives à considérer.
Si nous nous penchons sur le fonctionnent actuel des structures extrahospitalières, un premier problème se pose comme préalable à toute articulation possible. Ces lieux hors-le-murs trouvent leur fondement dans l’idée de proposer des espaces extérieurs à l’hôpital, à proximité des malades et ancrés dans la cité. Des espaces qui permettraient un mouvement, une circulation dans des trajectoires de soins singulières, en opposition au huis-clos asilaire et à la fixité des murs de l’hôpital psychiatrique.
Or, et je ne dévoile aucun secret, nous restons toujours dans une logique hospitalo-centrée. C’est un problème essentiel dans le déploiement d’une politique de secteur qui parasite tout le dispositif. Cet hospitalo-centrisme, il a été toujours dénoncé, sans qu’on puisse s’en défaire. Il s’agit alors d’interroger les raisons qui le soutiennent, voire la résistance qui opère face à un possible changement. Il s’agit d’une question complexe, mais j’ai toujours été étonné de la façon dont il persiste dans le discours de la psychiatrie, dans le vocabulaire et dans la nomination qui donnent l’identité aux instances du secteur. Les exemples sont copieux : moi-même, je suis un praticien hospitalier au sein d’un groupe hospitalier, alors que mon activité au sein de l’hôpital est partielle et j’aurais pu éventuellement ne pas en avoir. Quant au Groupe hospitalier Paul Guiraud, les soins dispensés dans l’ensemble de ses structures sont dans une très large proportion proposés ailleurs qu’à l’hôpital. Sur ce point nous retrouvons encore la question économique parce qu’en termes de « facturation » c’est toujours l’hôpital qui prend le devant de la scène. L’hôpital psychiatrique reste alors l’étendard de la psychiatrie, avec toutes les représentations qui l’habillent. De même, les lieux de soins du secteur, qui auraient pour vocation de s’enlacer dans la trame de la cité, nous les désignons par le terme de « extrahospitalier » faisant encore référence à l’hôpital et situant la ligne de partage entre l’extra et l’intra. Et encore, quand nous évoquons nos pratiques « hors les murs », cette appellation ne peut que donner consistance aux murs en questions.
Cette difficulté ne reste pas cantonnée à la langue. Nous ne pouvons pas ignorer la capacité performative du langage, c’est-à-dire la capacité du langage pour réaliser lui-même ce qu’il énonce. Nous ne pouvons pas non plus mésestimer les effets impliqués dans toute nomination. De ce fait, nous parlons ainsi parce cet hospitalo-centrisme nous l’impose, et nous le soutenons en même temps dans notre façon de parler. À l’heure de désigner les structures de soins qui devraient permettre d’être une alternative ou une suite à l’hospitalisation, ou qui permettraient de l’éviter, la référence reste la même : centre d’accueil thérapeutique à temps partiel, hôpital de jour, hospitalisation à domicile… Ces noms me semblent peu adaptés au travail qui se réalise dans ces structures et ne disent rien de l’essentiel des pratiques qui s’y logent. Ou bien alors, les noms donnés sont des noms propres, le nom de la rue où ils sont installés, ou celui du quartier, le nom d’un personnage célèbre ou un nom singulier. Cette démarche habille les lieux d’une identité forte qui resserre les liens de ceux qui les connaissent, les habituées et ceux qui y travaillent, mais qui reste opaque pour les étrangers.
Comment parler alors de notre secteur, de ses lieux et ses pratiques ? Faudrait-il inventer une nouvelle langue ? Rebaptiser nos structures, nos postes, nos établissements ? Peut-être, mais cette question est logée dans une problématique plus large, qui constitue le deuxième point de réflexion que je voudrais vous soumettre.
Il s’agit des rapports entre la psychiatrie et la médecine. On pourra toujours dire que la psychiatrie n’est pas une spécialité médicale comme les autres et quelle nécessite des aménagements qui lui sont particuliers, elle reste néanmoins attachée au discours médical. Et comment ceci pourrait être autrement ? Quel autre cadre pourrait sinon lui donner un support ? Mais cette position est problématique et elle n’est pas sans conséquences pour la pratique, surtout quand nous pouvons constater une médicalisation progressive de la psychiatrie. Sur cette question, je vais m’appuyer sur l’article de Jean-Pierre Salvarelli, « De quoi la psychiatrie est-elle le nom ? » paru dans le numéro de janvier 2013 de la revue L’évolution psychiatrique. L’auteur rappelle que dès ses origines, la psychiatrie se trouve en porte-à-faux vis-à-vis de la médecine. Pinel, dans le texte fondateur de la psychiatrie sous sa forme moderne et scientifique, le Traité médico-philosophique de l’aliénation mentale ou la manie. affirme que l’aliénation mentale est une maladie, permettant ainsi son entrée dans le champ de la pathologie. Pinel essaie alors en même temps de réunir la médecine et la philosophie, séparées depuis l’Antiquité ; le médecin s’attribuant le corps et le philosophe se réservant l’âme. Nous sommes en 1801, et c’est dans ces débuts du XIXème siècle que se développe la anatomopathologie, qui deviendra le socle de la médecine scientifique. Nous pourrions considérer que la psychiatrie fait son entrée dans le cortège des spécialités médicales dans une démarche assez loufoque, arborant l’ontologie alors que les autres sont occupés à disséquer les cadavres. À la fin de ce XIXe siècle, Freud, qui introduira avec les principes fondamentaux de la psychanalyse une refonte de la clinique psychiatrique, de sa pratique, de sa nosologie et de sa thérapeutique. Cet écart entre médecine et psychiatrie perdurera, d’autant plus que notre spécialité, tiraillée entre les aspects biologiques, psychiques et sociales ne constituera pas un corpus homogène. Au mieux un compromis, le modèle bio-psycho-social, pour essayer d’intégrer les disparités.
Avec l’avènement du secteur psychiatrique et la sortie des psychiatres de l’asile, la psychiatrie se trouvera en situation d’être confrontée et d’avoir à gérer une multitude de problématiques non seulement médicales, mais également sociales et politiques. Dans ces conditions, les pratiques de secteur représentent aux yeux de la médecine scientifique une sorte d’artisanat animé par des principes aussi fantaisistes qu’obscurs. Autant à l’intérieur de ses murs la psychiatrie a plus les moyens de se conformer au discours médical, autant à l’extérieur, aux prises avec le social, elle doit se réinventer en permanence. La question qui se pose à nous est celle de comment penser la psychiatrie et nos pratiques de secteur dans un cadre qui reste médical. Nous ne sommes pas une spécialité d’organe ou fonctionnelle, mais notre objet est tout particulier, il s’agit de la subjectivité dans la rencontre avec nos patients. Dans un contexte de médicalisation générale de la vie, de la société, des discours politiques, la psychiatrie peine à s’extraire de ce mouvement. Notre discipline est en même temps évidée par une « dépsychiatrisation », pour reprendre le terme de Salvarelli, du fait de son éloignement de la psychopathologie traditionnelle et l’abandon du schéma classique de la relation médecin-malade.
Le troisième point que je vous propose s’articule aux deux précédents, tous les trois encastrés l’un dans l’autre comme des poupées russes. Il s’agit du rapport de nos pratiques de secteur avec le discours de la science. Il existe un écart évident entre le travail mené auprès des patients dans les différentes structures du secteur et le discours d’une psychiatrie dite « moderne » qui s’aligne directement sur le discours de la science. Cette tendance n’est pas exclusive à la psychiatrie, nous pouvons constater une montée en puissance du discours scientifique dans tous les autres domaines. Dans la confrontation avec nos pratiques, ce discours semble peu adapté, et plutôt en opposition avec les principes qui ont toujours animé le travail de secteur. Nous sommes aujourd’hui à l’époque de la recherche de marqueurs biologiques, des protocoles standardisés, de la médecine fondée sur des preuves, de l’évaluation et la transparence, du DSM-5, etc. Dans ce contexte, le secteur psychiatrique peine à faire valoir ses pratiques. D’abord, dans sa mission de prévention en psychiatrie, alors que par principe il s’agit pour la prévention de « ce qui ne s’est pas passé » plutôt que des effets objectivables. Le scientisme prédictif ne saura pas déterminer l’impact de ce travail, ni les études randomisées rendre compte de ces conséquences. L’approche de la science est ici faussée par réduction. Les questions auxquelles est confrontée la psychiatrie ne sont pas toujours mesurables, les différentes situations n’ont pas une identité commune, mais se définissent plutôt par leur singularité. Dans le maillage des structures du secteur, une grande partie des effets du travail avec les patients se passe dans des interstices, dans des zones vides, qui ne sont pas délimitées. Il ne s’agit pas d’un accident ou de quelque chose qui nous échappe complètement, mais cette clinique de l’invisible est solidaire d’une approche centrée sur la subjectivité, le lien et l’espace psychique conçu comme ouvert et en mouvement.
Face au dictat de ce discours scientifique, je crois que nous pouvons toujours compter sur un rempart qui résiste. C’est le fait clinique lui-même, la façon dont s’exprime la souffrance de nos malades. Il est évident que quelque chose relève à cette place d’un impossible pour la science. Nul savoir ne semble donner une réponse ultime et taire la question de l’angoisse, de la douleur de vivre et du désarroi. Ainsi, les dérives statistiques, les tentatives biopolitiques ou les réflexes sécuritaires finissent par être mis à mal par un réel de la clinique qui ne cesse de faire retour.
Quelles réponses avancer alors sur la question des liaisons du secteur, de l’hôpital et des structures ambulatoires, de l’articulation qui pourrait soutenir une organisation de secteur ? J’avais annoncé deux perspectives à considérer.
La première concerne la psychanalyse. Il s’agit d’un point de résistance sur lequel nous appuyer pour la défense du secteur. La psychanalyse dans son rapport à la psychiatrie se présente comme un espace d’extraterritorialité et introduit dans nos pratiques une dynamique interne incessante. Je ne vais pas insister sur ce que la psychanalyse peut apporter sur le plan clinique et thérapeutique, sans l’oublier pour autant. La dimension sur laquelle je voudrais insister dans le rapport entre psychanalyse et psychiatrie se situe sur le plan épistémique. Disons d’abord que ce rapport ne va pas de soi. Il est évident que sur un registre formel, il s’agit de deux disciplines hétérogènes, qui se séparent sur des points de divergence et qui peuvent même s’opposer. Il existe une tension permanente entre psychanalyse et psychiatrie qui ne doit pas être résorbée. Cette tension est un moteur qui « travaille » le secteur, qui introduit un décalage vis-à-vis du discours médical, qui interroge les lieux et les pratiques en permanence. Au sein de la psychiatrie, la psychanalyse est ce trublion d’un savoir supposé au médecin, qui le décomplète de toute certitude aveugle. C’est une démarche féconde, mais qui implique le renoncement à toute pensée unique et totalisante. Je crois que le discours de la psychanalyse n’est pas étranger aux fondements plus profonds de la logique de secteur. Elle a été là, présente dans les premières amorces d’un changement qui permettra le passage de l’asile à la cité. Il existe une résonance évidente entre la pensée qui a soutenu le secteur psychiatrie et l’horizon analytique. La psychanalyse est aujourd’hui décriée et contestée, en même temps qu’elle est banalisée et poussée à se fondre dans une masse de pratiques engloutie dans les marasmes du sens. Le secteur, pour sa part, est démantelé, dévidé de son identité et recouvert par des couches successives de gouvernance et de logique gestionnaire. La défense de l’un ne va pas sans la défense de l’autre, la subversion de l’un et de l’autre sont solidaires. Leurs visées ne sont pas alignées, mais elles s’orientent vers le même horizon.
La deuxième perspective que je vais évoquer s’oriente vers ces nouveaux lieux qui entrent dans le paysage du secteur: Clubs thérapeutiques, Groupes d’entraide mutuelle, et autres instances qui s’inspirent de la même logique. Bien que certains de ces lieux d’accueil aient déjà une certaine trajectoire, ce n’est que récemment que leur présence devient plus visible dans la cité et pour les équipes du secteur. C’est surtout depuis la reconnaissance du handicap psychique et la montée de la notion d’usager en santé mentale qu’un élan a été pris dans la constitution de ce type de structures. Leurs rapports avec le secteur est aussi complexe. Nous aurions pu craindre de nous retrouver face à des bastions où, les dents serrées, des adversaires récalcitrants des soins psychiatriques s’agglutineraient. À ma connaissance, ce n’est pas le cas. Il existe néanmoins un certain flottement entre ces lieux d’accueil et les lieux psychiatriques qui se réfèrent aux soins. Liés avec le secteur par les notions de proximité, d’inscription dans la cité et d’accueil, les GEMs et Clubs ont leurs propres identités, différenciées de celle des structures du secteur. L’articulation avec le secteur psychiatrique, par le biais de conventions et des partenariats, sont encore timides et restent à penser. Au-delà du bénéfice que ces espaces peuvent apporter aux personnes qui s’y rendent, et qui sont éventuellement des patients par ailleurs, ils peuvent introduire pour nos secteurs une dimension d’ouverture et nourrir leur réflexion. Foncièrement hétérogènes, ces lieux interrogent l’institution à partir d’une place extérieure, mais qui n’est pas étrangère. Ils peuvent fonctionner vis-à-vis de la psychiatrie comme une autre scène, qui déploie les possibilités de nos regards. Les Groupes d’entraide mutuelle et les clubs thérapeutiques, de par leur démarche dans la cité, nous rappellent surtout l’enjeu politique de la psychiatrie de secteur que nous semblons parfois oublier. Le secteur ne peut pas les ignorer, et il doit se reformuler pour trouver un « être avec », sans essayer de les intégrer ni avoir vis-à-vis d’eux une démarche ségrégative.
Pour conclure, je vais vous livrer, au risque de l’anecdote, quel a été mon vécu dans la rencontre avec ce type de lieux. Je dois vous avouer que j’ai vu d’un mauvais œil l’arrivée d’un groupe d’entraide mutuelle sur le secteur où je travaillais à l’époque. Dans un contexte où les réunions de secteur étaient embolisées par des discussions sur les économies qui s’imposent pour l’année suivante, « économies » entendues comme suppressions de postes, l’idée que par ailleurs des budgets soient déboursés pour soutenir la création des lieux sans soignants me semblait alors pour le moins incongrue. Je suis resté quelque temps recroquevillé dans mes a priori jusqu’à ce que, comme c’est souvent le cas, un patient vienne m’en extraire. Il s’agissait d’une femme, fort sympathique et très courageuse, qui vivait hallucinée en permanence. Et c’est aussi en permanence qu’elle se défendait des injures et des injonctions qu’elle entendait, en hurlant en arabe contre ses voix. Quand je dis qu’elle hurlait en permanence ce n’est pas une façon de parler, je pouvais l’entendre quand elle était encore à une cinquantaine de mètres du CMP et les secrétaires m’avaient bien fait comprendre qu’il ne fallait pas qu’elle s’attarde dans la salle d’attente. Dans nos entretiens, ses cris qu’elle décrivait comme irrépressibles s’interrompaient du moment où elle me parlait ou bien je lui parlais, mais surtout quand elle était soutenue par mon regard. Il suffisait que je baisse la vue pour regarder mon agenda ou écrire son ordonnance pour que les cris reprissent. Il va sans dire que les différents médicaments que je lui avais proposés pour tempérer ses manifestations n’ont donné aucun résultat concluant. Je l’avais adressée au CATTP pour qu’elle puisse être soutenue aussi par d’autres, mais malgré une équipe très tolérante et volontaire, sa prise en charge fut rapidement arrêtée du fait des perturbations que ses cris produisaient. Un peu en désespoir de cause, quelqu’un lui avait alors glissé l’adresse du GEM du quartier. J’ignore complètement comment les choses se déroulaient pour elle dans ce lieu, mais je ne pouvais que constater par la suite qu’elle y allait plusieurs fois par semaine sans se trouver exclue. Elle me racontait que tout le monde l’appréciait, d’autant plus qu’elle apportait tous les vendredis de la nourriture préparée par ses soins. Le grand intérêt que j’ai porté à ce détail de son récit m’a valu ensuite le droit régulier à ses couscous et ses tajines. Quelques mois plus tard, coup de théâtre, Madame Hurlement est élue secrétaire du GEM, avec la mission d’accueillir les nouveaux arrivants. Elle me raconte aussi, avec beaucoup de fierté, qu’elle a participé à un projet photographique de GEM. Après avoir sillonné les rues de Paris en prenant des clichés, ils ont monté une exposition dans les locaux du GEM. Sa fierté était redoublée du fait qu’une de ses photos avait trouvé un acheteur. Alors que je lui demandai de me décrire ses photographies, elle me propose d’aller illico les regarder. C’était ma dernière consultation de la journée, et nous voilà partis en direction du GEM. Sur les lieux, elle m’a présenté à quelques personnes qui étaient concentrées dans leurs occupations et qui semblaient plutôt peu intéressées par ma présence. Les photos étaient encadrées et bien accrochées sur les murs du GEM. J’ai demandé à la patiente de m’indiquer lesquelles étaient de sa facture. Elle me les désigna et me lança, avec un très grand sourire, « Alors, vous m’achetez une ? ». Inutile de vous dire qu’aucune résistance ne me sembla alors envisageable. Je retiens de cette histoire ce grand sourire. Je me suis demandé alors qu’est-ce qui s’était opéré dans ce lieu pour que ce sourire soit possible. Je me suis demandé surtout pourquoi au CMP ou au CATTP, nous n’avions pas réussi à l’obtenir.
Merci.