«J’entendais partout et depuis toujours que les filles aiment les garçons. Si je les aimais, je ne pouvais que être une fille. Je rêvais de voir mon corps changer, de constater un jour, par surprise la disparition de mon sexe. »i
«Le glaneur et la glaneuse » est un film sur le reste et sur la création, sur les objets et les sujets déchus et leurs possibilités d’ouvrir le champ de l’inédit. Une pomme de terre difforme, « hors norme », se transforme avec la caméra d’Agnès Varda en cœur battant. Il faut dire que les « hors norme », les déchets du langage, les ratés du discours ont fondé la psychanalyse. On glane dans les champs ratissés après la récolte…et on fait des trouvailles !
La question de la norme en référence au sexe s’articule avec le corps et le genre. Après la question de comment avons nous un corps, s’ajoute une autre question toute aussi délicate : comment avons nous un corps sexué ? Et encore, comment s’articule ce corps sexué avec le genre en consolidant une position sexuée ? Dans la scène contemporaine on oscille entre la labilité du genre ou la croyance dans un déterminisme socio culturel –et selon cette pensée l’idée naïve que l’on pourrait ‘choisir’ notre identité sexuelle- et une voie d’études neuroscientifiques tentant de fonder les différences dans des réels biologiques et hormonaux. Nous voulons soutenir qu’au delà des semblants et stéréotypes, au delà des théories naturalistes le genre renvoie à quelque chose de l’intime, et touche la question de l’être.
« L’insoutenable légèreté du genre » dit Clothilde Léguil dans son livre « Le genre et l’être », en désignant ce qui met en jeu la vie sexuelle d’un sujet dans son rapport au langage et à l’Autre. Le sujet actuel s’affranchit des normes du genre, on constate une labilité et un assouplissement dans les rôles assignés en réponse à une recherche de mise à disposition du corps pour en jouir. Si le genre met en jeu l’imago, ce n’est pas sans articulation à l’Autre, et à ce réel qui soutient l’image. Sans cette articulation le sujet se trouve pourvu d’une image creuse, trop fixe ou trop labile.
Je tenterai d’illustrer à travers ce cas clinique comment une défaillance au niveau de l’ancrage imaginaire-réel du corps dans le champ sexué, laisse le sujet à la dérive. Que la différentiation sexuelle se joue à plusieurs niveaux et que seulement le nouage de trois registres –réel, symbolique et imaginaire- peut donner la consistance d’un corps sexué. «Le parlêtre adore son corps, parce il croit qu’il l’a. En réalité, il ne l’a pas, mais son corps est sa seule consistance –consistance mentale, bien entendu, car son corps fout le camp à tout instant »ii. Dans ce cas c’est un évènement du corps qui vient mettre une limite – faire bord – à ce flottement subjectif. Cette manifestation du corps est à l’origine de la consultation.
« Je n’ai pas de sexe, je suis dans le flou »
M. vient consulter pour des « rougissements handicapants » liés à des idées qui s’imposent malgré lui depuis quelque temps. Ce sont des idées « taboues » dit-il -caractère sexuel, enfreint de la loi, etc. – qui s’imposent à lui.
Ce sujet se présente avec ce qu’on peut nommer comme une grande perméabilité à la parole et à la pensée de l’Autre. Il ne peut pas exprimer ses idées puisqu’il n’en a pas, ou dire ce qu’il veut car c’est l’autre qui veut pour lui. Il se sent esclave des codes et des conventions sociales. L’otage de l’autre, aspiré par cet autre spéculaire, sans pouvoir offrir résistance. Comme le chien de Pavlov- dira t-il, opérant par réflexe. On lui sourit, il sourit, condamné à ce type de réponse automatique sans médiation du tiers symbolique. Il est homosexuel et il a des relations avec des garçons de son âge qu’il rencontre le plus souvent sur internet. Sa souffrance subjective est cette relation à l’autre pas régulée par un grand Autre symbolique et qui apparaît, souvent, dans sa face tyrannique. Le rougissement est une marque dans le corps qui vient signaler une limite ?
Antécédents historiques et familiaux
Dés le premier entretien il met en relation les rougissements avec un groupe de théâtre auquel il appartenait qui avait un fonctionnement sectaire et était guidé par une femme « gourou » superpuissante, qui tenait tout le monde sous son contrôle, Autre de jouissance. Ce groupe l’a aidé à tenir et à appartenir. La philosophie l’aide à avoir des idées propres, à « assumer sa personnalité », avoir « une philosophie » qui lui correspond. La pensée philosophique lui sert « d’échafaudage », appareillage signifiant. Ce temps est concomitant à l’apparition des rougissements.
Durant l’enfance la relation avec son frère était organisée selon un mode de jouir bien particulier : il était l’objet, le souffre-douleur, dominé physiquement et psychiquement. Ce frère était très investi par son père : il était intelligent et il remplissait les caractéristiques viriles nécessaires. De son père il dira qu’il a toujours eu peur de lui, qu’il se sent mal ou peu aimé, il ne lui porte pas d’intérêt. Sa mère est dans un premier temps ‘l’intouchable’, mère aimante qui a toujours soutenu son fils, mère confidente et à l’écoute. Progressivement il parlera de la mère dépressive qui s’est enfermée pendant les dernières 15 années avec une pension d’handicapée et de ce côté ‘sans limites’ de la mère : elle ne réfléchit pas trop, elle dit tout ce qu’elle pense.
Aux marges de la normalité virile : construction de son homosexualité.
« Je me suis construit un peu dans le flou, d’abord j’ai su que je n’étais pas une fille, ensuite que je n’avais pas les attributs virils d’un homme, j’étais exclu… …Je ne sais pas si j’ai un sexe, j’ai du désir sexuel, mais ma sexualité s’est construite sur du flou».
Il se définit comme poly-amoureux, et la recherche d’un partenaire n’est pas un enjeu majeur dans sa vie. Il veut être élu, aimé: « Mon désir est de ne pas avoir le moindre désir » « je suis du côté de l’objet ».
Otage du miroir
La différence anatomique entre les sexes engendre plus qu’une norme une question. Questionnement du genre auquel le sujet tente de répondre s’il compte avec un Autre capable d’ouvrir la question du désir. Avec quoi répond le sujet ? Tout d’abord avec son fantasme, en tant que réponse du sujet à la question énigmatique du désir de l’Autre, où il peut trouver sa place dans le symbolique. « Car là où il y a néant, là où il y a manque, là où on ne sait plus ce qui fonde l’être, précisément, on rencontre la question du genre que l’on a, ou que l’on n’a pas. Autour du genre, c’est alors la question de l’être et du corps, celle du sujet et de son sexe, qui se pose comme un mystère pour chacun. »iii
Mais le petit sujet se trouve confronté à l’exclusion. Exclu des codes de la virilité, son imago ne correspond pas à l’image de virilité attendue par l’Autre paternel ; et ne répond pas non plus à une identification à la fille, l’objet du désir de la mère, comme le fait le personnage de Guillaume Gallienne dans « Guillaume et les garçons à table »iv. Il ne rêve pas non plus comme Eddy Bellegueulev d’un corps de femme, corps rêvé qui est marqué par le désir inconscient et enrobé par le fantasme. Il reste dans le flou, échafaudé par l’imagerie porno ou des stéréotypes vides. Il manque l’axe identificatoire qui lui permettrait de s’identifier à un sexe et de se positionner sexuellement.
Ce manque le laisse à la merci de l’autre, capturé et vidé de sa pensée. Le sujet répond à la jouissance accablante d’être parlé par l’Autre maternel avec le silence et le retrait de sa pensée. Lacan au début du Séminaire XX fait une distinction entre le corps –siège de jouissance- et l’être du corps, secondairement sexué. L’habit, ce qui fait tenir l’image, grâce à l’opération de l’identification, est soutenu par ce reste « ce qu’il y a sous l’habit et que nous appelons le corps, ce n’est peut être que ce reste que j’appelle l’objet ‘a’. »vi Dans le miroir de l’Autre le sujet reflète son i(a), son image idéale. Mais si une opération ne permet pas au sujet de s’approprier l’image, que cette image puisse ‘s’incorporer’ alors il restera assujetti à l’image dans le champ de l’Autre, marionnette de l’Autre. Cette image doit être articulée à un nodule réel, trait de jouissance pour ne pas rester comme un pur cliché vide. Articulé à un objet qui doit opérer comme objet perdu non seulement dans le registre réel et symbolique mais aussi au niveau du narcissisme, imaginaire.
Nous pouvons voir comment H aura toujours besoin de cet autre pour soutenir son moi : autre tyrannique incarné successivement par le frère ou la professeure de théâtre. Ce que ce sujet dénonce c’est l’aliénation à une image dévaluée, dépourvue de consistance car non incorporée dans la constitution moïque : otage du miroir. L’image cliché, purement spéculaire et manquante d’un manque, d’un trou qui permet le fonctionnement de la signification phallique et donc le jeu de l’amour. Ce « poly-amoureux » n’est amoureux de personne, on le choisit, il n’y est pour rien.
Mais l’évènement du corps vient marquer la localisation d’un désir « tabou ». Le tabou cerne le champ du sacré mais aussi l’interdit, le danger, l’impur. Il impose des restrictionsvii en fonctionnant comme bord du corps. Cette marque dans le corps –les rougissements-, et sa mise en question dans le dispositif analytique, ouvrent pour ce sujet la possibilité d’une pensée propre, de l’appropriation d’un désir.
Bibliographie
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Amigo, Silvia, Clinica de los fracasos del fantasma, Ediciones Homo Sapiens, 2005, Argentine.
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Butler, Judith, «Trouble dans le genre », Editions La découverte, Paris, 2005.
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Freud, S., Totem y Tabu, XIII, Obras completas, Ediciones Amorrurtu, 1993, Argentina.
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Lacan, J. Le Séminaire VI, Le Désir et son interprétation, Editions du Seuil, Paris, 2014.
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Lacan, J. Le Séminaire XX, Encore, Editions du Seuil, Paris, 1975.
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Lacan, J. Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005.
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Leguil, Clotilde, « L’être et le genre », Editions Puf, Paris, 2015.
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Louis Edouard, « Pour en finir avec Eddy Belleguelle », Editions du Seuil, 2014, Paris.
1 Edourard Louis, « Pour en finir avec Eddy Bellegeulle », Editions du Seuil, 2014, Paris.
2 Lacan, J. Le Séminaire, Livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.66.
3 Leguil, Clotilde, « L’être et le genre », Editions Puf, Paris, 2015
4 Guillaume Gallieni, « Guillaume et les garçons à table »
5 Edourard Louis, « Pour en finir avec Eddy Bellegeulle », Editions du Seuil, 2014, Paris.
6 Lacan, Jacques, Le Séminaire XX, Encore, Edition du Seuil, 1975, Paris.
7 Freud, S., Totem y Tabu, XIII, Obras completas, Ediciones Amorrurtu, 1993, Argentina.