Sylvie ULLMANN
Nicolas s’est présenté à L’ÉPOC en juin 2006. Il avait quarante ans. Plutôt égaré dans la vie et dans son corps, il se disait « désocialisé », « en décalage » avec les autres. Il insistait sur son « isolement », son « repli ». Nos rencontres hebdomadaires lui ont servi à trouver un rythme, un lieu stable et le lien analytique qui s’est noué a fait, pour lui, lien social.
Il s’est agi de le soutenir dans sa tentative de trouver des semblants d’adaptation et de souscrire à ses limites en repérant ses signifiants et ce qu’il a fait fonctionner comme « point d’arrêt » à sa dérive. Notons, par ailleurs, qu’un très fort bégaiement s’est estompé et que son corps figé est devenu plus souple et mobile. Un lien social s’est tramé à l’appui du transfert.
Nicolas a pu accepter ce qu’il nomme un « jeu social. » même s’il peut rester longtemps sans arriver à faire les actions mêmes banales qu’il voudrait faire. Je me garde d’intervenir, de l’encourager à faire, du fait de la valeur de point d’arrêt nécessaire qu’indique cette inactivité qui, notons le, le préserve des chocs et des mauvaises rencontres. Chocs, risques, accidents, jusqu’alors la rencontre avec l’autre était un heurt.
Si la précarité psychique – précarité symbolique – est présente pour un bon nombre de patients, et que le lien social en est affecté, ils peuvent trouver à L’ÉPOC un «point d’appui », un ancrage pour y loger ce qu’ils ont de plus particulier. Nicolas en témoigne.
« J’ai l’impression de vivre dans un squat »
Plus jeune, Nicolas a connu la rue, l’errance. Quelques temps après le début de nos entretiens j’apprends qu’il dort dans un entrepôt qu’il garde. Plus tard, en 2007, il m’annonce qu’il habite dans un studio où il a déjà résidé. Le lieu est humide et l’immeuble plutôt vétuste. Il ne fait pas le ménage et les journaux s’entassent. Il n’arrive pas à jeter. « Jeter ce serait aussi aller plus côté vie », dit-il. En effet, s’il commence à trier le linge ou les journaux, il s’arrête. « J’ai l’impression de vivre dans un squat », dit-il encore.
Nous sommes en mars 2008. Nicolas est allé à l’Assemblée générale de son immeuble afin d’y représenter son propriétaire. Il me dit n’avoir pas tout entendu ni tout compris. Il indique là ses problèmes d’audition, certes, qui sont chez lui récurrents mais cela signale que Nicolas est souvent hors des choses du monde sinon pour s’y confronter de façon trop abrupte.
Soit il « fait semblant » et tente de prendre « une posture » pour paraître dans le monde soit il est confronté au manque de fondement de son être : « Aller bien, ne pas aller bien. Je ne sais pas ce que c’est. » « Le présent me surprend » Ou encore « j’ai toujours eu l’impression d’être seul, même enfant »
Nos rendez-vous, que Nicolas ne rate jamais, lui offrent – avec une certaine permanence – de se loger en un lieu, alors qu’il n’a pas où loger son être. C’est pourquoi je suis attentive à tout ce qu’il me dit de son intérieur, du lieu qui abrite son corps.
Bricolages
« J’essaye que chaque chose puisse être utile », me dit Nicolas. En effet, il récupère des objets qui lui plaisent dans la rue et les utilise pour aménager et agrémenter son studio. C’est alors assez nouveau qu’il évoque son intérieur. Ainsi, une étagère lui permet de tenir le dessous de son lit qui est cassé. De plus, lorsque le lit est refermé, cela peut servir de table basse, s’il y a des gens qui viennent, me dit-il. J’ajouterai que les visiteurs sont peu nombreux. Ce sont des membres de sa famille qui le visitent quelques fois dans l’année.
Ces « bricolages » marquent l’ingéniosité de Nicolas qui se débrouille ainsi au quotidien, ce que je ne manque pas de lui souligner.
Lorsqu’il participe à l’atelier poterie de L’ÉPOC, il veut créer des objets « fonctionnels ». Ses inventions visent donc à bricoler ou produire des objets pour les rendre fonctionnels alors qu’ils ne le sont pas ou plus. C’est « une méthode » personnelle, dirons-nous, qui cherche à établir une fonction à partir de ce qui est hors d’usage afin de s’en servir. Comme lorsqu’il m’indiquait au début de nos entretiens que pour faire face à ce qu’il nommait ses « difficultés de concentration », – présentes en permanence depuis toujours -, il avait trouvé « une méthode » pour faire les choses machinalement et ne plus penser : il « décomposait les actions à faire, à la fois pour aller vite car [il a] tendance à être lent et pour « évacuer [son] monde ».
Insertion/désinsertion
Nicolas travaille dans une structure d’insertion depuis fin 2007 après de longues années d’errance, ce qui n’est pas sans difficultés. Il me dit : « j’ai pas de vie. » Il a « l’impression » de ne pas se faire comprendre des autres. Ce n’est pas le travail qui le dérange mais le rapport aux autres. « Je n’arrive pas à communiquer », dit-il.
A part son travail, Nicolas ne fait rien, même s’il cherche davantage les « contacts » qu’auparavant. « Avant, je ne communiquais qu’avec les chinois qui ne pouvaient pas me comprendre, maintenant j’ai d’autres contacts. », dit-il. Au début de nos rencontres, Nicolas disait être « un étranger pour les autres » donc vivre auprès des chinois qui étaient sa « seule socialisation », c’était normal.
Nicolas reste arrêté pour faire ce qu’il a prévu de faire ou ce qu’il voudrait faire. Il « n’arrive pas à avancer, à projeter », dit-il fréquemment. Lorsque de tels propos viennent dans son discours, je m’applique à ne pas les relever sauf pour temporiser afin de le préserver d’une mauvaise rencontre. Rappelons la valeur de point d’arrêt qu’indique cette inactivité.
En juin 2008, il souligne : « Ça fait deux ans que je viens. Je travaille alors que je ne travaillais pas. Même si j’ai des problèmes au travail parce que j’étais resté longtemps sans travailler, je vais mieux. » Pour autant : « il y a quelque chose qui m’empêche de voir la vie comme ça ».
Son corps reste traversé par diverses douleurs, dont il ne sait pas si ce sont des « symptômes physiques ou des impressions ». Tout son monde reste traversé par ces « impressions. » « Je voudrais apprivoiser ces impressions, car ça m’isole. Si je les refoule, ça ne va pas. Je fais moins de choses. », me dit-il. Ces « impressions [qu’il a] depuis longtemps », il va chercher à faire avec.
Parmi les solutions particulières qu’il a ébauché un temps. Il a trouvé à poser pour une artiste peintre et s’est rendu pendant des mois dans son atelier. « Elle fait des portraits de moi, mais je n’ai pas l’impression que c’est moi. Ça pourrait être n’importe qui. » Voilà donc un autre, artiste, dont il a supporté le regard sans ravage et, bravant ce qu’il nomme ses « pertes d’équilibre », il a pu garder la pose. D’autre part, chez lui, les murs sont alors entièrement tapissés « d’affiches et de cartes postales » gratuites qu’il glane. « J’ai voulu personnaliser, mettre des images ». Ces images sur les murs, ce sont des impressions au sens littéral de quelque chose qui imprime. Elles ne le font pas rêver mais servent davantage à border le réel par un mur d’images qui ne réfléchit rien, mais qui tient lieu d’écran, fait barrière et couvre le champ de la réalité.1
Il me dit aussi qu’une pierre surgit dans son studio d’un des murs mitoyen à l’immeuble. Il a taillé cette pierre pour en faire « un visage humain ».
« J’ai besoin de ma dose de solitude »
« J’ai besoin de ma dose de solitude, si je vivais avec quelqu’un je ne pourrais pas l’avoir », me dit-il. « Je vis dans un monde virtuel », ajoute-t-il. Ce qu’il indique comme étant, je le cite : « un décalage entre moi et la réalité. » « Je voudrais dépasser mes blocages. Les gens voient mes blocages et les interprètent ». « J’ai mis en place un instinct de conservation mais je voudrais le dépasser. J’ai mis en place des blocages qui sont obsolètes » dit-il encore. Je lui réponds que « ça s’aménage un instinct de conservation », n’insistant nullement pour qu’il dépasse ses dits blocages.
« Je voudrais arriver à vivre en harmonie avec ce qui m’entoure. C’est-à-dire moi-même, mon logement et mon travail. » « J’aurai une impression de confort ».
Dans les semaines qui suivent, après bien des difficultés pour choisir quel devis valider, Nicolas fait poser une chaudière chez lui et il a maintenant de l’eau chaude.
« Une impression de confort »
Dans le même temps, en décembre 2008, il me dit qu’une fille vient chez lui depuis quelques semaines. Elle a trente deux ans. Il se demande ce qu’elle pense car elle parle peu. Elle est marocaine. C’est la nièce du gardien de l’immeuble où il fait le ménage. Rapidement, il me signale son souhait de devenir gardien d’immeuble afin d’avoir en même temps un logement. Je ne le pousse pas à faire ces démarches, notamment du fait des algarades qui peuvent survenir avec l’Autre et, d’ailleurs, il me fera part d’un incident survenu avec un locataire de l’immeuble ou il travaille.
En janvier 2009, la jeune femme qui n’avait plus où habiter s’est installée chez lui. Il s’entend bien avec elle, dit-il. Elle est « douce et gentille. » Ces signifiants viennent-ils faire état à son monde qui, longtemps, était fait de chocs et d’accidents qui heurtaient son corps déséquilibré ? Les accidents faisaient série telle une ligne continue où il rencontrait l’Autre sous la forme du corps secoué. Cette rencontre en est l’envers.
Elle n’a pas de papiers et elle travaille pour une société de nettoyage. Nicolas souhaite déjà se pacser. Je l’engage à ne pas aller trop vite.
En effet, le suivi a eu pour effet premier qu’il se « sépare » puis divorce d’une femme, une chinoise, épousée en 2002 dans le cadre d’un mariage blanc. Il voulait alors « changer [sa] vie » et l’avait épousée par affection toute platonique pour une autre chinoise dont il se disait « plus proche » car « dans son sourire [il avait eu] l’impression d’exister ».
L’arrivée de cette jeune femme rappelle la conjoncture première mais cette fois il a choisi de protéger cette femme et ils vivent ensemble. De fait, cette présence le porte à « jeter beaucoup de choses » et notamment des objets qu’il gardait et qui ne marchaient pas. Il veut installer une étagère afin d’acheter un four micro ondes.
Vivre avec une femme, me dit-il : « je n’aurais jamais pensé que c’était possible ». De fait, c’est la première fois pour lui. Aussi je m’interroge sur le devenir de cette relation, notamment sur les effets de la présence d’une femme à ses côtés. Cette jeune femme entre dans la série des étrangères (chinoise- femmes étrangères rencontrées durant son stage – femme marocaine). Il n’y a qu’à partir de l’exclu, de l’étranger qu’il est à lui-même compréhensible 2 et son amie est étrangère et sans papiers. Il peut l’aider et c’est de cette fonction dont il peut se servir.
« J’aménage chez moi », me dit-il. Nicolas a acheté un saladier en solde chez « Habitat » et il m’en parle : « ça me donne l’impression de faire des affaires ». Puis, il s’intéresse aux langues et s’achète une méthode assimil d’arabe marocain. « C’est plus facile que le chinois », me dit-il.
« Mon monde à moi»
Dans les semaines qui suivent, Nicolas revient sur sa position dans le monde. « J’étais concentré sur mes pensées ou plutôt mes sensations et pas sur les choses » « Je me suis replié sur moi-même. Je n’avais pas la sensation de la réalité extérieure. » Il reprend qu’à l’âge de 18 mois un chien l’a mordu et il n’a pas pleuré. Par ailleurs, si l’on rappelle l’incident premier qui était cause, pour Nicolas, de ses pertes d’équilibre : à savoir que sa mère l’a « frappé » et fortement « secoué » vers l’âge de 7 ou 8 mois, alors qu’il avait de l’eczéma sur tout le corps et pleurait beaucoup. Il dit qu’à partir de ce moment il n’a plus jamais pleuré. Lors de ce premier événement on peut voir se profiler un laisser tomber maternel initial.
Moins il en fait, moins il va rapidement et plus il se protège, mentionne-t-il. Nicolas voudrait être tourné « vers la vie » et moins se protéger : « comme si – dit-il – pour se protéger d’un danger on opte pour telle attitude et que le danger éloigné on garde l’attitude. »
« Je me suis bloqué suite à un événement peut-être anodin. », précise-t-il avec justesse. Nous dirons qu’il s’est bloqué pour se protéger car s’il va trop vite, il peut « faire des bêtises » et c’est tout ce qui s’imprime dans le travail effectué : réguler cette jouissance qui bascule vers l’illimité, lui éviter d’entrer dans les murs et, souvent d’un ton léger, faire qu’il repousse certaines actions à l’infini. Il le dit lui-même : « je peux moins penser à faire des choses loufoques ». Il parle alors de ce qu’il nomme « mon monde à moi » « 95% des personnes ne pourraient pas supporter mon monde à moi ». Lorsque je le questionne sur ce qu’est son monde, il répond : « c’est comme une fuite en avant ».
Dans ce travail, en effet, il s’est agit de tempérer, de réfréner cette jouissance et ne jamais le laisser s’engager dans des actions qu’il ferait trop vite et le mèneraient au pire, contrant les chocs ou accidents qui ont embarrassés sa vie et son corps jusqu’à notre rencontre.
« Ma mère a fait écran entre les autres et moi. J’avais mes propres repères, différents des autres ». Il peut articuler ce qu’il a été comme objet pour sa mère, comme il avait déjà pu le faire à deux reprises :
(« Elle s’est appropriée moi » « Il est possible que je sois sa chose »). Nicolas est ainsi moins étranger à son histoire.
Son amie, dit-il, supporte qu’il s’enferme dans sa solitude. « Quand je suis dans mes pensées, elle ne me le reproche pas. ». Il poursuit ses démarches pour se pacser.
En mars 2009 des amis de sa compagne viennent dîner. Après un temps, il prétexte avoir à sortir les poubelles sur son lieu de travail pour s’éclipser. C’est sa façon de s’échapper de ce qui commence alors à lui peser.
« Changer de décor »
En juin 2009, Il commence à « arracher » – selon son propre terme – les cartes postales qui couvraient ses murs : « C’est pour changer de décor », dit-il. Il veut ôter la colle sur les murs, mettre de l’enduit et peindre. En même temps Nicolas a adressé sa demande à un bailleur social, afin d’être gardien d’immeuble. « Je suis dans l’intemporel », dit-il ou encore « je vis sur une autre planète ». Il voudrait « des changements de vie, des chocs ». Ce qu’il indique comme étant quelque chose qui se produirait alors qu’il n’en a pas l’habitude (aller à la piscine alors qu’il n’y va jamais). Il voudrait que l’extraordinaire vienne bousculer l’ordinaire. Nicolas convoquerait volontiers le choc de la rencontre avec le réel, alors qu’il s’est agi, dans le traitement, de remettre ce réel dans une trame.
En septembre 2009 il s’est pacsé. Il veut donner plus de confort à son amie mais reste arrêté pour faire les choses. Il va mettre des mois pour peindre les murs de son studio. Puis, début 2010, il achète une armoire et un lit, après avoir longuement hésité sur cet achat.
« Apprendre à jouer mon propre rôle »
« Je veux apprendre à jouer mon propre rôle », me dit-il. Mais aussi : « j’ai des problèmes de gestion de l’espace et du temps. » C’est pour Nicolas tout autant un problème physique lié à une sorte de surdité éprouvée qu’une difficulté subjective : « J’ai du mal à jouer mon propre rôle toute la journée, à être du côté de la vie », reprend-t-il en avril 2010. Il s’agit, pour lui, de « paraître comme je voudrais être ». C’est une affaire de « crédibilité » et il est évident, pour Nicolas, qu’il s’entend mieux et qu’il se dit plus crédible « avec les étrangers qu’avec les français ». Du fait que les « codes de crédibilité [des français] sont basés sur des impressions alors qu’avec les étrangers ils sont basés sur les faits. » Nicolas suit ainsi le fil de sa solution qui le pousse vers les étrangères.
Il m’assure qu’il ne demande d’aide à personne. Voyons là un effet du laisser tomber maternel tel que nous l’avons évoqué, il peut le dire. Le laisser-tomber maternel a fait qu’il ne pouvait plus avoir de demande. La conséquence en est un laisser en plan dans le réel et de ne pas avoir la possibilité d’articuler une demande, ce qui relève du symbolique. La demande est une porte pour s’extraire du réel.
Comme je l’ai indiqué, Nicolas sait se débrouiller et bricoler sa solution, au quotidien. Cela a nécessité de tempérer un certain pousse à l’acte et cette position a permis d’appuyer sa capacité d’invention pour faire tenir son corps. Ainsi, L’ÉPOC tient lieu, depuis plus de quatre ans, de logis pour sa jouissance.
Nicolas est venu à L’ÉPOC pour « reparler » me précise-t-il récemment. Prenons-le à la lettre. De cette fonction, remise en usage, il peut mieux se servir, même s’il est bon parfois d’y mettre quelques limites parce qu’il reste, et « c’est psychologique » dit-il, mais aussi, comme il le souligne : « un problème de tessiture ». C’est une autre façon d’aborder la question de la voix et s’il veut « reparler », c’est aussi parce qu’il veut être entendu.
1 Lacan J, Ecrits, « D’une question préliminaire à tout traitement de la psychose », Editions du Seuil, 1966, p. 553, note n°1.
2 Commentaires de Serge Cottet, après-midi de l’ACF-Idf du 28 avril 2007. Confluents, n°54, p. 20, juillet 2007.