DAMIEN GUYONNET
En 1966 Lacan, répondant à des étudiants en philosophie qui le questionnaient à propos de la fonction sociale de la maladie mentale, dit : « Sa fonction, sociale, […], c’est l’ironie. Quand vous aurez la pratique du schizophrène, vous saurez l’ironie qui l’arme, portant à la racine de toute relation sociale. »1 Ainsi nous indique-t-il que l’ironie vise la racine de toute relation sociale – ce que nous enseignerait le schizophrène. Cela peut paraître énigmatique. Nous tâcherons d’éclairer ce point fondamental. Pour ce faire, nous élaborerons une définition psychanalytique de l’ironie2. Mais plus qu’une définition, nous chercherons à en établir la logique, la fonction, la signification. Il s’agira ainsi de rendre compte de son usage par le sujet psychotique.
Logique et fonction
En psychanalyse, nos deux champs de référence sont l’Autre et la jouissance. L’Autre renvoie au symbolique, au signifiant ; la jouissance à la pulsion, au corps. Comment situer l’ironie en fonction de ces deux registres ?
Pour ce faire, intéressons-nous à l’humour, dont la logique s’oppose à celle de l’ironie3. Nous avons, à travers ces deux procédés, deux modalités de rapport à l’Autre totalement opposés. Alors que l’humour ne peut se déployer sans un pacte avec l’Autre, l’ironie, quant à elle, rejette, refuse ce pacte. Pire, elle démontre que ce dernier ne se fonde que sur une tromperie, une duperie fondamentale4. Ce faisant, elle le dénonce. Ainsi, non seulement l’ironie va contre l’Autre5, mais elle dénonce son établissement. Elle dénonce sa face de semblant.
Nous avons déplié ici la logique au regard de l’Autre. Qu’en est-il maintenant du rapport à la jouissance ?
Concernant l’humour, les choses sont simples. Il s’agit de faire circuler un peu de jouissance normalement interdite. Sous couvert d’humour, on peut se moquer, on peut dire des choses salaces, sans trop subir le couperet de l’Autre ou ressentir de la culpabilité. La jouissance en jeu est celle dite phallique.
Qu’en est-il avec l’ironie ? La concernant, c’est le statut obscur, opaque, et obscène, de la jouissance – statut originaire – qui est concerné. De quelle manière ? Grâce à l’ironie, l’obscénité de la jouissance est en quelque sorte tournée en dérision. Cela la rend moins réelle. Disons qu’elle est tout simplement raillée. Ainsi l’ironie constitue-t-elle une tentative de défense contre le réel de la jouissance.
Deux registres sont donc en jeu, celui du signifiant (du langage) et celui de la jouissance (de la pulsion, du corps). Freud lui même, dans son texte de 1915, interroge ces deux registres, trouvant à les réunir à travers son terme de « langage d’organes »6. Il relève, en effet, que le schizophrène se contente des mots à la place des choses ; en d’autres termes, ce dernier prend les choses au pied de la lettre. Pour lui, « le mot n’est pas le meurtre de la chose, il est la chose »7, nous dit Jacques-Alain Miller, « tout le symbolique est réel »8, nous dit Lacan. Avec pour conséquence, précise Jacques-Alain Miller, que le schizophrène ne se « défend pas du réel par le langage »9.
Ce constat est fondamental. Il permet de rendre compte, selon nous, de la fonction que tient le style ironique. Notre hypothèse est la suivante : l’ironie, plus qu’une illustration de la problématique schizophrénique, est une conséquence de ce rapport au langage qui ne néantise pas la chose, mais qui équivaut à elle, une conséquence ayant valeur de construction. Elle permet, en effet, de se protéger quelque peu du réel, du signifiant. Ce faisant, elle cherche à mettre à distance la chose. Ainsi constitue-t-elle une vraie défense. Défense contre le réel de la jouissance, disions-nous ; défense contre le réel du signifiant disons-nous maintenant. Tout comme le délire, elle constitue une voie de guérison. Seulement elle ne localise pas la chose mauvaise en l’Autre – versant paranoïaque du délire. Elle autorise une certaine utilisation de la langue pour traiter la chose et la rendre en quelque sorte moins réelle. Rappelons-le, tout le problème pour le schizophrène réside dans le fait d’être hors discours, et de ne pas pouvoir se défendre du réel par le symbolique. D’où l’importance de l’ironie, à laquelle tout schizophrène n’a pas forcément accès. D’où l’importance également, pour le schizophrène, d’avoir un espace de parole pour que cette ironie puisse se déployer. De quelle manière ? C’est ce que nous allons voir maintenant.
L’ironie comme style d’énonciation – vignette clinique
Si nous suivons notre hypothèse selon laquelle l’ironie constitue à la fois un traitement de l’Autre et de la jouissance, en usant de la langue et d’un style d’énonciation particulier10, il nous faut nous intéresser plus spécifiquement à cet usage du langage à travers l’ironie. Attardons-nous sur une courte vignette clinique afin de dégager au mieux la logique et la fonction de l’ironie, précédemment esquissée.
Monique, 35 ans, que nous recevons en cabinet depuis 2 ans, est également suivie par un psychiatre. Titulaire d’un diplôme d’ingénieur en mécanique et propulsion, elle travaille chez un grand constructeur automobile dans les moteurs thermiques. Elle a un poste à responsabilité, aussi a-t-elle des personnes sous ses ordres ; par ailleurs, elle doit rendre des comptes à ses supérieurs. Au travail, elle veut être la plus efficace possible, axant les choses en priorité sur les solutions. Son but est de faire gagner de l’argent à l’entreprise.
Nous avons relevé 6 points importants la concernant, chacun appelant un commentaire de notre part. Il s’agit ici, rappelons-le, de montrer en quoi l’ironie consiste en une pratique de la langue ayant pour fonction de se défendre contre le réel.
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– Monique passe une grande partie de ses séances à dénoncer l’absurdité de ses collègues, leur bêtise, leur ignorance… De même concernant ses supérieurs, et ceci, sans jamais tenter d’en tirer un quelconque profit personnel. Cela n’a pas pour but de se mettre en valeur. Monique dénonce, tout simplement.
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Ainsi ressent-elle la nécessité, à chaque séance, de décompléter l’Autre, ici, l’Autre du savoir, et l’Autre du pouvoir – guignol qu’elle respecte néanmoins. Il s’agit également de nous faire entendre qu’elle n’est pas dupe de tout ce qui se joue. A ce titre, elle incarne la non-dupe.
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– Cette incompétence généralisée l’empêche de travailler, ce qui justifie son désespoir, qu’elle traite en déployant une certaine agressivité. Ainsi, à propos de ses collègues, elle nous dit : « Ce sont des boulets, ce sont des freins ». Ou encore, évoquant un collègue : « L’abruti ! Il est nul ! C’est une quiche ! » Elle cite alors Mauriac : « il n’y a que très peu de gens qui pensent ».
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Logiquement, après la dénonciation de l’incomplétude de l’Autre, se pose maintenant la question du fonctionnement de Monique au sein de l’équipe. Son interrogation est la suivante : comment faire avec l’incompétence de ses collègues ?
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– On note parfois une certaine tendance à la paranoïa, mais ce n’est pas du tout de cela dont il s’agit. Ainsi, si la méchanceté de l’Autre est évoquée par Monique, c’est uniquement à propos de la position dans laquelle on la met. Elle ne supporte pas qu’on l’infantilise, ou qu’on l’oblige à approuver des choses contre lesquelles elle est.
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Son interrogation devient : comment réagir ? Monique introduit alors la question du style, reconnaissant pouvoir être hautaine, prendre de haut, quand elle se sent agressée. Ce comportement, elle ne le tient que face à ceux qui croient tout savoir et qui lui font la leçon.
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– Dans ce même registre, évoquons l’effet des demandes de l’Autre, et particulièrement celles impossibles à satisfaire. Monique a alors opté pour la « réponse décalée ». On lui pose une question technique, elle répond : « la lune ». A propos de cette position « décalée », elle évoque une scène de Fenêtre sur cour où Grace Kelly escalade une balustrade avec sa robe en mousseline.
A travers ce terme de « décalée », n’évoque-t-elle pas sa position d’exception, ainsi que sa position de sujet refusant de se faire accrocher par un signifiant ? Il en va de sa liberté…
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– Autre difficulté pour Monique, les marques d’attention de l’Autre. Là encore, elle a trouvé la parade. Alors qu’on lui offre un petit objet, elle ne peut s’empêcher de le trouver ridicule, considérant toutefois que ce cadeau constitue une «marque d’intégration». Elle remercie alors les personnes si bien attentionnées, pour finalement éclater de rire dans l’intimité.
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D’une lucidité extrême, Monique s’interroge logiquement sur les bonnes intentions de l’autre à son égard. Ainsi constate-t-elle : « Ils sont de plus en plus gentils avec moi, c’est effrayant ! ».
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– Concernant toujours la question du style, évoquons les interrogations de Monique quant à la manière de s’adresser à l’autre11. Elle a le souci de trouver la bonne manière. Elle se demande par exemple comment faire passer un message, sans crier, tout en étant entendue. Elle aimerait faire semblant de s’énerver pour ne pas s’énerver vraiment. Elle s’interroge également sur Jérôme Cahuzac, intervenu, dit-elle, avec un culot monstre à l’Assemblée Nationale afin de nier les faits qui lui étaient reprochés. Elle a noté son ton « grave », sa « voix bien posée », sa « capacité à être crédible, même si tout est faux ». D’où son constat : « il arrive à être crédible alors que tout est théâtre ».
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Ici, la grande question de Monique est la suivante : si tout n’est que semblant, vu de sa place à elle – place d’exception où tout le symbolique est réel -, comment arriver à être crédible face aux autres12 ? Elle pose par conséquent la question de l’énonciation, et celle du style à adopter face aux autres. Comment continuer à dénoncer l’Autre, tout en étant entendu par lui ? Comment dénoncer un Autre que l’on ne reconnaît pas et qui ne nous reconnaît pas ? C’est sans doute à ce niveau que nous pouvons intervenir, en tant que psychanalyste, en tant que «secrétaire» (pour reprendre le terme de « secrétaire de l’aliéné ») à même de laisser l’ironie du schizophrène se déployer.
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Avant de conclure, évoquons rapidement la souffrance que l’ironie peut provoquer. En effet, constater, comme Monique, que « Tout ça, c’est une grande blague », que tout le monde participe au « bal des hypocrites », peut induire des risques suicidaires13 pour cette femme complètement « intègre ». Ainsi, non seulement le non dupe « erre » (Lacan), mais il peut également décider d’en finir…
Enfin, revenons sur le constat réalisé par Lacan – évoqué en ouverture – selon lequel l’ironie vise la racine du lien social – lien social que l’ironie dénonce en conséquence. Et souvenons-nous que Lacan a pu dire, de l’insulte maintenant, qu’elle est à la « base des rapports humains »14. Aussi peut-on légitimement rapprocher l’insulte de l’ironie, pour les opposer sur ce point précis (ce qui les réunit, par contre, est le fait de couper tout lien à l’Autre)15.
Intéressons-nous donc à ce qui les différencie. Si les deux ont à voir avec la racine du lien social, c’est en tant que l’insulte en constitue sa base, et que l’ironie la vise et cherche à la démanteler. La première relève du « signifiant dans le réel » alors que la seconde tend précisément, suivant notre hypothèse, à désactiver quelque peu le réel du signifiant. Il se pourrait alors que l’ironie constitue un traitement de l’hallucination verbale, en plus de dégager une voie de guérison pour le schizophrène, comme nous l’avons supposé précédemment.
Voie de guérison, rappelons-le, sous transfert, pour un sujet confronté à deux postulats apparemment contradictoires : le concernant, tout le symbolique est réel ; concernant l’Autre, tout n’est que semblant (l’Autre n’existe pas). Concluons en faisant l’hypothèse que l’ironie, basée sur la dénonciation de l’imposture de l’Autre, d’être accueillie par nous-mêmes, autorise l’émergence d’un petit espace d’énonciation pour le sujet, et constitue, de ce fait, a minima, un pseudo lien social. Ce qui n’est pas négligeable pour un sujet dit hors discours….
1 Lacan J., « Réponses à des étudiants en philosophie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 209.
2 Il existe une définition générale de l’ironie. Le Robert nous dit : l’ironie « désigne une forme de raillerie qui consiste à dire le contraire de ce que l’on veut faire entendre ». Il existe une pratique philosophique de l’ironie. La méthode Socratique, par exemple, qui consiste à feindre de ne pas savoir pour faire accoucher l’autre d’un savoir. C’est ici la conception psychanalytique de l’ironie qui va nous intéresser.
3 Jacques-Alain Miller nous dit : « Alors que l’humour s’exerce du point de vue du sujet supposé savoir, l’ironie ne s’exerce que là où la déchéance du sujet supposé savoir a été consommée». Cf. Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n°23, Paris, seuil, février 1993, p. 8.
4 Jacques-Alain Miller, à propos de l’ironie : « Elle dit que l’Autre n’existe pas, que le lien social est en son fond une escroquerie, qu’il n’y a pas de discours qui ne soit du semblant ». Ibid., p. 7.
5 Travaillant contre l’Autre, elle annihile les significations mauvaises qu’il envoie.
6 Freud S., « L’inconscient » (1915), Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
7 Miller J-A., « Clinique ironique », op. cit., p. 9.
8 Lacan, J. (1954). Réponse au commentaire de Jean Hyppolite sur la « Verneinung » de Freud. Écrits, Paris, Seuil, p. 392. Jacques-Alain Miller nous dit que ce que Lacan appelle ici schizophrène, en dehors de toute définition psychiatrique : « C’est le parlêtre à qui le symbolique ne sert pas à éviter le réel, parce que ce symbolique lui-même est réel ». Ibid. p. 8.
9 Ibid. p. 7.
10 Ce terme d’énonciation serait à discuter, bien évidemment, puisque dans la psychose la distinction/articulation énoncé/énonciation n’est pas opérationnelle. En tout cas, l’ironie vise autant l’énoncé de l’autre que sa position d’énonciateur.
11 Souvenons-nous de ce que Lacan dit de l’ironie en 1956 : « Quant à dire qu’une réaction comme celle d’ironie est, de par sa nature, agressive, cela ne me paraît pas compatible avec ce que tout le monde sait, à savoir que, […], l’ironie est avant tout une façon de questionner, un mode de question. S’il y a un élément agressif, il est structuralement secondaire par rapport à l’élément de question. » Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La Relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 30.
12 Relevons au passage que l’ironie interroge le lien entre semblant et réel.
13 D’autant plus que cela s’accompagne d’un non sens total.
14 Intervention de Lacan lors d’une réunion organisée par la Scuola freudiana, à Milan, le 4 février 1973 et parue dans l’ouvrage : Lacan en Italie (1978). Milan : La Salamandra. Voici un extrait de son intervention disponible sur Internet : « […] ce rapport fondamental qui s’établit par le langage et qu’il faut tout de même ne pas méconnaître, c’est l’insulte. L’insulte, ce n’est pas l’agressivité ; l’insulte, c’est tout autre chose, l’insulte c’est grandiose, c’est la base des rapports humains, n’est-ce pas… comme le disait Homère…Vous verrez que chacun prend son statut des insultes qu’il reçoit. » Rappelons également que Lacan situe l’insulte à l’origine de la métaphore, c’est à dire le Sujet avant sa substitution. Lacan : « En quoi nous-mêmes entendons qu’on ne perde pas la dimension d’injure où s’origine la métaphore. » Lacan, J. « La métaphore du sujet » (1961). Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 891.
15 Lacan, J. « L’étourdit » (1972), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 487. Voici l’extrait : « …et puis que l’insulte, si elle s’avère par l’éros être du dialogue le premier mot comme le dernier (conféromère) le jugement de même, jusqu’au «dernier », reste fantasme, et pour l