Bertrand Lahutte
Si le fait d’accueillir les demandes de sujets en souffrance est une donnée évidente de la pratique du clinicien, le psychiatre exerçant dans un hôpital général est fréquemment confronté à d’autres demandes : demandes de confrères, ou induites par ceux-ci, demandes d’institutions, professionnelles ou sociales. Elles dépassent souvent la simple « orientation » d’un patient, l’adresse donnée, ou les « conseils » du médecin.
Notre propos consiste à questionner en l’illustrant de fragments de vignettes cliniques l’incidence de ces demandes, et les effets qu’elles peuvent – parfois paradoxalement – produire. Comment prendre en compte ces « conditions de départ » ? S’agit-il simplement de traiter l’Autre social ou médical, ou peuvent-elles en elles-mêmes conditionner et inscrire quelque chose dans un lieu d’adresse ?
Demande et consentement
Dans le discours médical, la notion de consentement constitue le fondement de la demande de soins. Elle amène généralement une autre notion, qui est celle de l’information : peut-on consentir à ce qui serait méconnu ? Ces termes, pour le moins équivoques, se trouvent sous les feux de l’actualité depuis que celui qui autrefois était dénommé « patient » se voit conférer le statut de « partenaire ». Le partenaire de soins est à la fois l’usager et l’objet du savoir médical. Ce savoir exposé – à l’occasion imposé – particularise tant les attentes des uns que les exigences des autres. La pratique clinique du consultant s’en trouve inévitablement affectée. S’il ressort de la responsabilité de tout clinicien de poser les conditions de son exercice ou de son acte, il paraît difficile de passer outre la manière dont les plaintes et demandes des patients en sont particularisées.
Qu’en est-il de la demande attenante à un patient adressé en consultation ? Ces deux termes mis en exergue, demande et adresse, sont parfois révélateurs du malentendu, de l’autorité du savoir, voire de l’injonction qui les accompagne. Pour la pratique clinique, ces particularités sont extrêmement précieuses, et il en ressort que la « relation thérapeutique » dépend aussi de la capacité à se « prêter au jeu » de la demande.
Des demandes orientées ?
Toute demande ne fait pas symptôme. Elle n’est pas nécessairement articulée pour le sujet. Cette proposition impose de s’intéresser tant à l’énoncé qu’à l’énonciation. Cela est-il possible à l’ère de la bonne pratique, de la recommandation ? Une situation fréquente de consultation hospitalière fait suite à « l’orientation » par un autre praticien. L’orientation, quand elle ne prend pas les espèces de la ségrégation, se trouve parfois soutenue par la question de « l’indication » d’un traitement, voire de « l’élimination » d’un diagnostic.
Prenons le cas de cette jeune femme de 30 ans. Elle se présente, porteuse de la lettre et des attentes du confrère ORL qu’elle consulte depuis quelque temps. Il s’agit, dit-elle, « d’éliminer un syndrome dépressif ». Cette hypothèse, proposée par le collègue somaticien devant l’impasse de ses tentatives thérapeutiques, n’est pas sans inquiéter la patiente, qui évoque l’insupportable des consommations d’antidépresseurs de sa mère, ayant accompagné son enfance. Cette patiente évoque avec une certaine émotion ce dont elle souffre. Il s’agit d’une « hyperacousie ». D’un air entendu, elle désigne ainsi les volumineux morceaux de coton dépassant de ses oreilles. Ce mal mystérieux et assourdissant s’est déclaré brutalement il y a déjà plusieurs mois ; il vient incarner l’impossible place de ce sujet dans le lien social, l’autre faisant toujours irruption de manière fracassante, tout comme il justifie pour elle la violence des relations familiales ou amicales. Mlle B. se montre extrêmement docile vis-à-vis des attentes et de la persévérance de ses thérapeutes, multipliant sans fin consultations spécialisées, médications et investigations. À défaut d’avoir pu être entendue dans sa plainte jusqu’à présent par ses interlocuteurs, Mlle B. est livrée toujours plus au déchaînement de la voix, comme elle l’était dans son enfance au vacarme assourdissant des hurlements de sa mère. En consultation, elle s’est arrêtée devant l’étonnement du psychiatre, qui ne semblait pas très prompt à lui expliciter – comme il en était attendu de sa part – les causes de ses troubles de l’audition, et encore moins à s’entendre avec elle sur ce que serait cette « dépression ». Cette situation inattendue a produit chez Mlle B. un temps d’arrêt, et induit la demande de nouveaux rendez-vous. C’est ainsi que se déroulent depuis les entretiens pour ce sujet psychotique, dont la dimension de désorganisation a pu être méconnue pendant très longtemps, jusqu’à la confrontation au déchaînement le plus complet du signifiant. Assez curieusement, nos rencontres restent tout à fait en lien avec leurs modalités d’initiation, et c’est probablement un des points qui déterminent l’engagement possible de Mlle B. dans ce travail. En effet, la demande du confrère ORL est toujours là, aussi, pour poursuivre ses soins médicaux, il faudra bien tôt ou tard répondre à cette question : « existe-t-il un syndrome dépressif ? » La réponse se situe toujours à l’horizon…
Que pouvez-vous pour lui ?
L’orientation par la psychanalyse en institution permet de se distancier des effets du discours du maître. Celui-ci transparaît dans une modalité fort actuelle des demandes des patients : « Que pouvez-vous pour moi ? » Il s’agit d’une question, qui bien évidemment, ne peut se poser que du côté de celui qui est concerné…
L’actualité de la demande – qu’elle soit celle d’un patient ou celle d’un autre thérapeute – est également marquée d’une double valence : l’urgence de la résolution (il ne saurait être de démarche entreprise, sans promesse de résolution du problème), et une relation « unidirectionnelle » à un Autre soignant (qui doit tout, et tout de suite). Comment ne pas rappeler devant ces assertions, que c’est le mode de réponse, qui va conditionner la demande ?
Face au totalitarisme du maître, la psychanalyse laisse la place à un savoir qui n’est pas clos.
Prenons le contre-exemple d’une situation dramatique, où l’affirmation d’un savoir complet et sans faille peut se présenter, derrière une présentation salutaire, comme un « pousse au pire ». Il s’agit d’une femme d’une trentaine d’années, rencontrée de manière fortuite en consultation. C’est mobilisée par un immense espoir, à la mesure de la promesse de soulagement, qu’elle évoque le tourment d’un quotidien envahi par la persécution depuis de nombreuses années, à tenter d’échapper au regard de ses semblables, ou à neutraliser son lieu de vie par des opérations ritualisées assez hermétiques, dénommées « TOC ». Car cette patiente peut nommer précisément ses maux : il s’agit, pour la citer dans un syntagme proche de la ritournelle, de « TOC sévères, résistant aux traitements médicamenteux et aux TCC ». Cette situation pour le moins inquiétante se trouve particulièrement apaisée par la prise en masse dans une proposition médicale. En effet, sous les espèces d’un protocole de soins, lui est proposée une intervention neurochirurgicale de stimulation cérébrale profonde. Dès lors, tout prend forme pour cette patiente. À travers ce « dernier espoir », devient perceptible que rien ne peut plus lui échapper, en ceci qu’il n’y a plus d’échappatoire possible…
Demande et institutions
Comment aborder les impasses que génèrent les demandes des autres institutionnels ? Quelle tonalité peuvent comporter ces rencontres ; de quelles modalités sont elles précédées ? Les attitudes fréquemment rencontrées varient de la tolérance au rejet, de la miséricorde aux meilleures intentions (dont l’enfer est pavé), parfois de la désignation de l’autre comme malade, pour tenter de préserver l’institution. En dernier recours, le psychiatre peut être « désigné pour donner quitus à l’autre institutionnel, parfois avec le consentement mélancoliforme de celui que l’on désigne… »
L’exemple de ce gendarme, fortement invité à consulter, illustre particulièrement ce point. Il s’agit d’un homme de 40 ans, dont la singularité échappe difficilement. Il expose assez clairement – sous les espèces d’une protestation sthénique – ce qui fait la demande de ses supérieurs hiérarchiques : « je suis un gendarme de second ordre. » Ce jugement est établi et accepté. Il constitue pour M. L. une catégorisation du monde, une répartition de ses habitants matérialisant l’arbitraire auquel il se trouve confronté depuis toujours. Il fait partie des « faibles », ceux que les « forts » ne peuvent laisser seuls en intervention, ou autonome dans leur métier. Le vécu douloureux de cette triste constatation (qui ne souffre aucune nuance possible) laisse ce sujet en panne, et conforte la démarche du commandement de suggérer au patient de se soigner pour aller mieux… ailleurs ! M. L. va très rapidement se saisir de ce constat, établi laborieusement, avec une grande rigueur, et s’écarter ainsi de la revendication attenante au regard disqualifiant porté sur lui. C’est aussi l’occasion de témoigner de son inventivité, car en effet, M. L. est un inventeur, un re-découvreur. « J’améliore quelque chose, qui devient ainsi une invention », explique-t-il. Délaissant ses recherches actuelles, secrètes et hermétiques, centrées autour des fluctuations des cours de la Bourse, il exhume des documents et se soutient d’une de ses trouvailles, enregistrée et brevetée, dont il craignait jusqu’à présent qu’on puisse en faire un usage lui portant préjudice. Il s’agit d’un modèle tout à fait original de menottes, qui permettent à tous, quelle que soit leur corpulence ou leur puissance physique de maîtriser un contrevenant dangereux. Cette trouvaille constitue un outil qui vient neutraliser le déséquilibre des forts et des faibles, et lui laisser une possibilité d’exister, certes en marge, mais face à des figures ayant perdu de leur férocité…
Un travail à plusieurs ?
Face aux demandes normatives, le sujet psychotique résiste à se laisser réduire à une variable environnementale, ou à un processus classificatoire. Il s’écarte du profil du patient « compliant ».
Laisser une place à la surprise et à la rencontre, peut permettre de produire des effets ou de se dégager des confrontations imaginaires ou de la tension agressive. Ceci produit un effet de déplacement par rapport à ce qui est généralement attendu (ou exigé) du consentement, c’est-à-dire de l’obéissance.
Dans une institution médicale, comme l’hôpital, l’extimité peut faire levier quand la multiplicité des intervenants et les enjeux de santé deviennent pressants. L’extime est à la fois partie prenante des enjeux de l’institution, et distancié des débordements imaginaires des groupes humains.
Il est possible de ménager un vide pour le sujet, face aux demandes ou aux sollicitations injonctives. Celles-ci, à devoir être entendues comme injonctions, expriment souvent ce qui serait « préférable », sans le plus souvent que l’on puisse distinguer à qui cela serait le plus profitable : le sujet, ou l’Institution…
A contrario, c’est parfois sous les modalités de l’attente, de l’immobilisme, que se manifestent les effets de l’institution. « Attendre la demande du patient » est une autre modalité du « ne pas entendre ». Cette idée préconçue, souvent présentée comme un obstacle ou un atermoiement au fait de s’intéresser aux dires du patient, semble autant une mise à l’écart de l’insupportable du fait psychique, qu’un certain aveu d’impuissance, se surajoutant à la méconnaissance de la dimension d’adresse du symptôme présenté.
Le retournement en doigt de gant de ce positionnement pourrait être le recours au protocole, à la systématisation, à la procédure. Il s’agit de l’envers de l’attitude précédente, qui annule d’une certaine manière l’offre faite au patient. Le praticien de la parole fait alors série avec les autres interlocuteurs. Il est relégué au statut de prescription, et matérialise un savoir déjà déterminé. Que peut-on dès lors en attendre ? Les dispositions préétablies ne conditionnent pas ce qui peut s’opérer dans les entretiens. Par contre, elles déterminent ce qui est ou sera l’attitude de l’institution ou de l’intervenant. Il y a un effet d’induction, de suggestion, qui repose sur l’idée d’une « adéquation », d’une adaptation entre ce qui est présupposé des troubles (ou de ce qui fait problème), et ce qui serait bien pour le patient…
La surspécialisation médicale a pour effet de générer toujours plus d’intervenants, toujours plus d’avis. S’agit-il pour autant d’un travail à plusieurs ? Qui se trouve comptable de la situation ? Qui fait autorité ? Qui peut répondre de quoi, si tous sont concernés ?
Cet effet de dilution, nous invite à considérer ce qui opère du transfert. Si, chez le névrosé, le transfert peut être défini comme « l’amour qui s’adresse au savoir ». Dans la psychose, il est « certitude de savoir qui s’adresse au sujet supposé s’intéresser ». La position de l’analyste doit donc s’entendre entre témoin et sujet supposé savoir. Il s’agit de présenter un vide, où loger le témoignage. À cette place, l’analyste est supposé ne pas jouir.
« Savoir être là » peut aussi être une écriture possible du transfert.
Prenons comme dernière vignette clinique le cas de cet homme de 56 ans, dont, tour à tour, la demande a été « attendue », avant d’épuiser ses interlocuteurs et de l’envoyer sillonner cures thermales et centres « référents » protocolisés. M. V est particulièrement résistant ; il objecte à tout ce qui lui est proposé, met en échec démarches et traitements. Le savoir est de son côté ; il est en quête de celui qui pourrait s’y intéresser.
M. V, ingénieur en retraite, termine son « parcours de soins » en étant adressé en consultation par un confrère ORL du même hôpital. Il se présente en toussant violemment, par quintes, et exprime d’un ton soutenu le but de cet entretien : « J’essaie de remonter quelque chose qui est coincé dans la trachée artère : des mucosités énormes ! Ça se manifeste surtout à l’effort. J’aimerais qu’on me filme, qu’on voie ce que j’ai. J’aimerais bien qu’on puisse le constater, qu’on me mette en observation… Qu’on puisse m’observer en pleine crise : fonder le traitement sur l’observation, sur la mesure, quelque chose de scientifique. »
Chez ce sujet, la jouissance délocalisée fait ravage ; elle est identifiée au lieu de l’Autre. L’hypocondrie délirante dont il fait état à travers la construction du schéma d’un « appareil respiratoire » étrange et complexe, est particularisée par la conviction du préjudice causal lié à une ancienne intervention chirurgicale. L’exigence de transparence, d’une « explication scientifique » concernant la nature de ses maux, coexiste paradoxalement avec la recherche d’une preuve de ce dont il a la certitude. Curieusement, pour ce sujet, rencontrer un psychiatre n’éveille pas le moindre soupçon qu’on chercherait à nier l’existence de ses troubles. Le nouvel intervenant est inclus d’emblée dans l’investigation du savoir dont il fait état. Il n’y a cependant pas de savoir médical à confronter dans ce que M. V dénomme d’un air agacé « les conversations de salon ». Toutefois la demande impossible de ce sujet peut se localiser dans un échange dialectique, et son effort de monstration de la nature de ses maux repousse de manière asymptotique la perspective du déchaînement de nouvelles investigations invasives.
Conclusion
Loin de vouloir constituer ce qui serait une « typologie » de la demande, qui inciterait alors à une complétude imaginaire, ce propos nous invite à rechercher une manière – toujours à réinventer – de travailler avec la demande du sujet, tout en apprivoisant celle de l’institution, quitte à s’en présenter dupe. Il s’agit certes de parler la langue de l’Autre, mais également de développer une stratégie. Ceci nous ramène tant à la ruse qu’à l’éthique de l’acte. Il s’agit de tenir compte de l’insupportable et d’inventer la place d’où intervenir dans l’institution.