Dario MORALES
Nous allons assister à une exceptionnelle soirée où nos invités évoqueront leur clinique suite à la rencontre des salariés en détresse, en souffrance, sur l’une ou deux des trois dimensions du travail que sont : la tâche (dimension objective), la reconnaissance (dimension subjective) et le sentiment de faire partie d’un ensemble (dimension collective). Ces dimensions s’articulent bien sûr, aux transformations introduites dans l’organisation du travail et qui peuvent constituer une menace affectant l’identité professionnelle du salarié. Il s’agit de mettre au centre de nos préoccupations, l’accent, sur ce qui est refoulé généralement par les discours managériaux, à savoir la subjectivité, le désir, le symptôme. Mais attention, au terme d’identité, je préfère plutôt la notion d’identification. Identité renvoie généralement à l’idée d’une permanence identitaire, aux caractéristiques permanentes alors que ce qui est renvoyé dans l’identification est plutôt l’expression d’un trait, équivalent au lien affectif à une autre personne et qui permet au sujet de construire son identité, qui est en réalité un nouage entre trois registres que sont le réel, l’imaginaire, et le symbolique. Le réel, part présente dans le relationnel, dans la proximité et voisinage, posé comme impensable, avec un fond toujours impossible, l’insociable sociabilité des hommes ; sur le plan imaginaire : le « moi » est une somme d’identifications permettant la reconnaissance, du corps, de l’image du corps ; mais l’identité est également symbolique car elle permet par le langage, la reconnaissance du sujet ; pour le dire différemment, c’est lorsque le sujet est affecté dans son « moi » que le semblant identitaire peut voler en éclats : les phénomènes de dépersonnalisation, de déréalisation, d’inquiétante étrangeté, d’angoisse, en sont les témoins. Inversement, l’éclatement de ce nouage met donc en évidence les points d’identification qui ont servi à la construction de ce nouage qu’est l’identité. Au cœur de ce nouage, on trouve l’objet cause du désir. Objet perdu, insaisissable, perdu, non spéculaire… C’est pourquoi toute identification garde en elle, sa part d’aliénation pour le sujet, et donc sa part de perte et de mystère. Les exposés de ce soir, l’illustreront à partir des vignettes cliniques, cette part opaque au sujet lorsqu’il est confronté à la perte de ses identifications, au surinvestissement, au burn-out, aux restructurations des entreprises.
Ce soir nous aborderons « la dépendance hypnotique au travail » titre curieux, qu’un des invités qui ne sera pas là ce soir, a proposé. Le fil conducteur vient précisément de la clinique, qui met évidence dans la « dépendance » la souffrance, la part de jouissance, l’élément pulsionnel, il y a du corps, articulé aux processus d’identification. J’ai retenu le titre de dépendance hypnotique parce que la clinique révèle souvent les éléments pulsionnels, la fascination par exemple du sujet pour son implication dans le groupe, patient qui dit je suis Peugeot et son envers le fait que l’entreprise capte, parfois aussi façonne son identité ; se comprend ainsi pourquoi le sujet tisse par ses demandes son rapport à l’entreprise dans le sens du « devoir » et du « dévouement » qui se déclinent sous le mode de l’emprise et de la dépendance. Comme nous le rappelions dans l’argumentaire : il arrive que le sujet se jette de lui-même à corps perdu dans son activité, version moderne et consentie d’un « arbeit macht frei », ou bien que le sujet se fasse le pyromane : harceleur ou bien il se brûle les ailes : burn-out.
C’est donc par le biais de l’identification que j’aborderais la question du symptôme sur sa face signifiante, ici le symptôme sera la conséquence du burn-out ; je me permets un petit rappel, le sujet de la clinique, est en quelque sorte un sujet « flottant » sans substance, il ne peut être que représenté ; justement dans la mesure où il n’y a pas de signifiant qui assure au sujet une signification définitive, un signifiant « quelconque » peut être appelé à cette place. L’identification suppose donc deux faces : une face signifiante – le sujet se reconnaît ou il est reconnu, mettons dans son savoir-faire et sur son autre versant, se fixe une jouissance : qui peut aller de la complaisance morale, en passant par l’inconfort somatique, douleur psychique. Nous appelons jouissance un affect bizarre qui va du plaisir à la souffrance et qui est un effet du langage sur le corps. Satisfaction et insatisfaction. Quand il y a souffrance, on peut ainsi subodorer que la part pulsionnelle croît, là où le sujet dépose initialement la valeur, la plus-value de son rapport au travail. Si nous prenons un peu de distance, je dirais que depuis Freud on sait que l’origine et le sens de toute pulsion est en prise avec la pulsion de mort, en tant qu’elle présente dans la répétition incessante, insatiable quête de l’objet du désir, ou objet absent dont le sujet présentifie son absence. A ce titre, cela va vous paraître incongru mais la souffrance ici, est la jouissance, l’appréhension subjective de l’impossible ou de l’inaccessible, et donc de la satisfaction de la pulsion de mort. On pourrait imaginer une première séquence où le sujet trouve l’équilibre entre plaisir et souffrance, deux faces de la jouissance. Le travail fait souffrir mais aussi difficile soit-il, il apporte du sens à l’identification du sujet à sa tâche, à sa participation à l’œuvre collective, lui permettant par exemple de s’émanciper financièrement, de se faire reconnaître. Le travail devient supportable ; mais si le rapport que le salarié entretien à son objet est modifié, – au nom d’un rachat ou d’une « rationalisation » dans l’organisation de l’entreprise, – du coup se modifie ou se brise l’adéquation ou l’inadéquation entre plaisir et souffrance ; c’est ainsi que la Jouissance vient alors toucher la plus-value du travail, la valeur. Tant qu’il y a une « homologie » structurale entre le sens du travail et la plus-value (peu importe qu’il s’agisse du plaisir ou déplaisir), le sujet s’en tire plutôt bien. Il peut aller jusqu’à s’investir totalement dans son travail. Le sujet se confond avec l’objet. Ou il peut aussi bien travailler sans s’y investir. Seul l’objet y est. Mais si cette homologie n’y est plus, la plus-value, la valeur se perd, le sujet ne jouit plus. Ou bien sa jouissance n’est plus corrélée à la face signifiante. C’est le gouffre, le burn-out. Le désenchantement. Le suicide.
En résumé, la jouissance intervient à deux titres : toujours en tant que satisfaction du plaisir ou de la souffrance éprouvée. Sur le plan du travail, cela suppose qu’il y ait toujours une jouissance et lorsque cette jouissance, la valeur s’absente, la labeur finit par devenir insupportable, elle touche par exemple le corps, le somatique en le faisant exister dans la douleur, dans le tourment, le réel du corps. Lorsqu’il y a souffrance, la frustration ou la privation de la jouissance se manifeste. Le sujet n’arrive plus à récupérer la jouissance propre au travail.
Rappelez-vous, Adam et Eve sont chassés du paradis, du monde de la jouissance de l’UN où les satisfactions du corps s’articulaient à l’objet directement, dans la cueillette providentielle, pour rentrer dans l’univers du travail, de la division entre le travail et l’objet et donc dans l’univers de l’effort et de l’aliénation à la nécessité de se nourrir, de se vêtir et de s’héberger ; mais dont l’objectif refoulé vise également à récupérer la jouissance du paradis perdu. Le travail que l’homme découvre est alors tripalium, souffrance mais il tente également de lui trouver satisfaction. Le syndrome du burn-out est l’expression la plus radicale : syndrome d’épuisement professionnel visant particulièrement des personnes dont l’engagement relationnel est important : c’est autre chose qu’un simple surmenage ou coup de fatigue. Pourtant il marque la limite des forces de l’organisme. A y regarder de plus près, il constitue un symptôme qui permet de saisir le corps dans son lien au sujet (ASC). La question s’énonce ainsi : « si le boulot me prend la tête » à qui s’adresse-t-il ? Un tel symptôme devrait-t-il pousser à trouver un nouveau nouage ? (EF) ; Le burn-out à ce titre n’est pas un simple état dépressif. Ce qui est en cause n’est pas le rapport à l’objet, au deuil d’un travail émietté mais c’est plutôt le sujet qui voit son image spéculaire fragilisée ou mise en question alors que comme nous l’avions dit initialement le travail avait pour fonction mythique d’unifier le corps du travailleur à sa tâche ; en s’identifiant ainsi à sa tâche, les premiers hommes, les chasseurs, donnaient symbole à leur identité culturelle, s’inscrivant ainsi dans un processus de reconnaissance. Ce qui a changé au fil de l’histoire est la difficulté, voire l’impossibilité pour l’homme contemporain à transformer cette jouissance en sublimation, en production créatrice ; du coup, le vécu du travail nous ramène à ce que disait Karasek, à la perte d’autonomie, à la limitation de l’agir.
La fatigue, l’effondrement qui suit une fois que le surinvestissement par le stress finit par accabler le sujet, interroge du coup la dépression, comme flexion du tonus vital (le fameux cortisol du Dr MA) et psychique – autrefois on l’aurait nommé asthénie ou « acédie » maladie des moines, alors que maintenant on parle plutôt du stress moderne. Au fond, le burn-out renvoie le sujet à son insondable solitude et donc à la lassitude d’exister sous le mode mélancolique (deuxième vignette de ASC) et/ou à l’infatigable accès psychotique de son sportif maniaque et sans limite (de la première vignette de ASC). Au fond, ces vignettes, ces différents cas cliniques renvoient à une fatigue de plus en plus spectaculaire et chronique présente chez nos travailleurs modernes, signe du rapport symptomatique au monde du sujet contemporain. Toujours au bord du burn-out ; le sujet se fait alors objet de sa fatigue, lui permettant de tenir dans le monde mais dans un monde dépeuplé, pauvre de l’autre.
Du coup, si nous avions proposé le titre de « dépendance hypnotique », ce que nous voulions signifier est que sous ces termes se cache l’aliénation du sujet à sa tâche, sans remède de changement, d’où l’apparition d’une sorte de symptôme qu’est la souffrance hypnotique au travail. Le sujet finissant par étouffer, son corps, ses mouvements, son dire, sa parole dans le travail et donc sa subjectivité. A moins de trouver comme le dit si clairement EF, quelqu’un, un thérapeute sur sa route, pour l’aider à construire non pas un nouveau lien, mais tout simplement que son symptôme soit réintroduit dans un lien social pour que la jouissance ne soit pas exclue ou qu’elle ne finisse par écraser le sujet. COUR-AGE ! serait-il alors ce signifiant qui manque au sujet mais qui lui permettrait de donner du relief à son symptôme ?