Sonia CHIRIACO
Monsieur R. a dégringolé la pente de la vie : il a perdu son travail, sa vie de famille, son logement, tous ses liens sociaux. Il ne voit pas comment continuer à vivre. La question pour lui serait d’abord d’amorcer une petite insertion dans le vivant.
Madame S. s’alcoolise depuis des années, et depuis des années, elle n’a plus de vie sociale, elle n’est plus insérée parmi les humains. L’a-t-elle jamais été ? Le veut-elle ? Le peut-elle ? Il faut examiner tout cela.
F. a fugué, il a fuit sa famille et l’échec scolaire qu’il ne pouvait plus réparer, puis qu’il ne pouvait plus cacher. Il sait que ce n’est pas une solution, mais il n’en voit pas d’autre. La fuite, la fuite éperdue. Sa parole laisse entendre que la rupture était annoncée.
Mademoiselle G. est restée longtemps une jeune fille avant de devenir une vieille fille. Elle n’a pas vu le temps passer. La rencontre avec l’autre sexe était toujours repoussée. Aujourd’hui, c’est trop tard, elle regrette ; mais secrètement, elle se dit « ouf, je l’ai échappé belle ! » L’insertion dans la vie sexuelle, ce n’est vraiment pas pour elle.
B. s’est laissé entraîner dans des petits larcins, puis des vols de plus en plus graves. Il s’est inséré dans une bande, c’était bien et c’est devenu l’enfer. Il voudrait rompre, mais alors quelle solitude !
Pour lui, il s’agirait plutôt d’abord de se désinsérer, de se dégager de ce qui le conduit au pire. Après, il sera grand temps d’examiner si une autre insertion est possible.
Madame D. a quitté peu à peu le lieu du langage, les voix étaient devenues trop assourdissantes, elle ne pouvait plus parler. Alors, elle a tout perdu. Désinsérée du langage, c’est la position de solitude absolue. Là, il faut d’abord trouver un tout petit fil pour recoudre le langage.
C’est après une overdose que tout a commencé : l’horreur, puis l’hospitalisation, enfin la sortie de l’hôpital. Par la suite, Monsieur C. a entamé une autre histoire, celle qu’il est en train de tisser avec un analyste.
Pour tous ceux-là, la réinsertion, c’est d’abord la réinsertion dans un discours. Après, il sera grand temps d’examiner si une autre insertion est possible.
La réinsertion dans un discours, c’est comme cela que j’ai, moi aussi, compris le titre de cette journée de travail que vous m’avez proposée d’introduire. Ces sujets que vous rencontrez dans votre pratique, celle qui nous réunit aujourd’hui, ont rompu les amarres ou sont au bord de la rupture.
Cette question du bord qui fait le titre de cette journée, m’a retenue. « Au bord de la rupture » signale une frontière, une limite : il y a ceux qui sont au bord, prêts à basculer de l’autre côté et ceux qui sont déjà passés par-dessus bord, qui ont franchi la frontière et que vous tentez de ramener de l’autre côté, qui est le côté du lien social.
Vous tous – qui travaillez avec ces sujets qui présentent, chacun à leur manière, une forme d’exclusion – vous tous faites le pari qu’il s’agit d’abord d’insérer ces sujets dans un discours plutôt que de forcer pour eux des portes qu’ils ne peuvent franchir, comme par exemple celle de l’emploi, de la famille, de l’école ; portes que l’Autre social considère à juste titre comme essentielles, mais qui ne peuvent s’ouvrir sans un travail préalable d’un autre registre, ou même, pour certains sujets, qu’il vaut mieux éviter d’ouvrir.
Votre marge de manœuvre est étroite, s’agissant de soutenir un désir sans toutefois céder à la furor sanandi contre laquelle Freud nous mettait en garde. Il n’y a rien qui renforce plus la pulsion de mort que de vouloir à tout prix le bien du sujet : les humains, ces parlêtres selon l’expression de Lacan, ont toutes sortes de stratégies pour déjouer les efforts de ceux qui leur viennent en aide. Certains refusent radicalement la paix du soir. Pour eux, il n’y aura jamais de paix du soir. C’est un choix. Lacan parle de l’insondable décision de l’être.
Faut-il pourtant laisser sombrer celui qui a choisi de sombrer ? La marge de manœuvre pour traiter la précarité subjective se situe dans cet écart étroit. Ici, vous faites des tentatives parfois infimes, mais qui peuvent pourtant avoir des conséquences inouïes, par exemple, en écoutant simplement, sans aucun jugement, une histoire déjà cent fois racontée, mais en y introduisant une coupure qui va l’empêcher de continuer à tourner en rond ; là, en redonnant la parole à quelqu’un qu’ y avait renoncé, pour qu’une petite réconciliation se produise qui va peut-être orienter autrement son chemin, là encore, loger simplement une présence, d’abord la vôtre pour que le sujet puisse y loger la sienne. Dans l’un comme dans l’autre cas, c’est toujours un pari, un modeste pari, jamais gagné d’avance.
Il y a une différence fondamentale entre une position de bonne intention, qui part du principe que l’on sait ce qui est bon pour le sujet malmené par l’existence et une position orientée par la psychanalyse, qui lui laisse sa responsabilité subjective.
Laisser à celui que vous recevez sa responsabilité subjective ne veut pas dire, bien sûr, que vous êtes dédouané de toute responsabilité, c’est au contraire une grande responsabilité que d’écouter la souffrance de celui qui s’adresse à vous et qui vous fait confiance. La première différence entre l’aide sociale – certes utile – la compassion – plus problématique – et une position analytique, c’est que cette dernière puise d’abord dans l’expérience analytique personnelle de celui qui l’endosse : ce sujet-là a déjà fait l’expérience de la répétition dans sa propre cure, il a rencontré la pulsion de mort dont il a analysé les conséquences dans sa propre vie, dans sa propre histoire. Il est d’abord lui-même allé voir un autre à qui il a fait suffisamment confiance pour lui confier le plus intime et livrer son inconscient à l’interprétation. Et généralement, il poursuit ce dialogue avec la psychanalyse, dans son analyse et dans le contrôle.
Accueillir ces sujets désorientés, désinsérés, déboussolés, c’est bien une grande responsabilité, car vous savez bien qu’il ne suffit pas de les écouter. Vous avez la responsabilité de vous repérer dans la structure, de poser les repères diagnostiques qui vont vous permettrent d’accompagner au mieux celui qui ose vous parler. Car, bien sûr, la donne change selon qu’il s’agit d’un patient névrosé ou psychotique. Même si l’on se réfère au dernier Lacan, qui permet d’aller plus loin que les catégories de structure, il ne s’agit pas de négliger les outils conceptuels qu’il nous a laissés dès ses premiers séminaires, je pense notamment à ceux qu’il a introduit dans le Séminaire sur les psychoses, et que la fin de son enseignement n’a pas rendu caducs, comme ceux-ci n’avaient pas rendu caducs les textes de Freud, qui restent d’une actualité souvent étonnante. Il faut les lire et les relire.
C’est bien au fil de leur expérience, c’est-à-dire à l’écoute des sujets, que Freud et Lacan ont fait évoluer leurs outils conceptuels, et aussi en tenant compte des bouleversements que produisait le malaise dans la civilisation. Si on ne peut se passer aujourd’hui des apports du dernier Lacan, c’est bien sûr en tenant compte et du premier Lacan et de Freud, l’inventeur de la psychanalyse. Tout cela s’articule, tout cela nous est précieux quand nous acceptons de recevoir un patient au titre de psychanalyste, ou de psychiatre, de psychologue orientés par la psychanalyse.
A guise d’exemple : en relisant attentivement le Séminaire III consacré aux psychoses, on voit que Lacan envisage dès 1956, la compensation de la métaphore paternelle par autre chose. Il évoque alors des « béquilles imaginaires » pour ces psychotiques qui – dit-il – vivent longtemps compensés. Malgré l’exclusion de l’Autre de la loi, la relation avec l’Autre comme « lieu du signifiant » est donc préservée, même si elle est perturbée : le sujet n’est pas exclu du signifiant. Si chez le névrosé le point de capiton c’est le Nom-du-Père, Lacan laisse alors entendre que dans la psychose non déclenchée, c’est autre chose. Ces précisions très fines glissées dans le Séminaire III, sont déjà les premiers jalons du sinthome tel que Lacan l’abordera 20 ans plus tard.
L’école de la Cause Freudienne, grâce à l’orientation qu’en a donnée Jacques-Alain Miller, a continué le chemin de la recherche clinique. Sur le terrain du diagnostic, un pas important fut donc fait lorsqu’il produisit le concept de « psychose ordinaire » en 1998 à partir du dernier enseignement de Lacan.
Cette trouvaille a des conséquences essentielles, puisqu’elle nous permet d’établir un diagnostic de structure hors la présence de symptômes bruyants. Le diagnostic peut en effet se faire à partir de tous petits détails. Ainsi, nous pouvons aborder plus facilement la souffrance de nombreux patients qui, tout en n’étant pas névrosés, ne présentent pas une psychose clinique. Ils ne délirent pas, ne manifestent rien qui pourrait alerter l’entourage, ils ne sont pas fous et même souvent, moins fous que certains sujets bien embarrassés par leur névrose. La frontière entre névrose et psychose reste pourtant étanche, telle qu’elle a été démontrée par Lacan, et elle demeure une référence fondamentale dans la pratique de la psychanalyse.
S’il est essentiel de pouvoir poser un diagnostic de structure même en l’absence de phénomènes élémentaires, c’est d’abord pour éviter à certains sujets précaires une décompensation psychotique. Lacan nous avertissait dès 1956 qu’un « maniement imprudent de la relation d’objet peut provoquer un déclenchement ». Questionner un sujet sur le père lorsqu’il n’a aucun répondant sur le plan symbolique, risquer une interprétation qui toucherait au bricolage qui vient suppléer à la forclusion du Nom-du-Père, s’avère évidemment dangereux. Dans la même veine, vouloir insérer à tout prix un sujet dans un projet qui n’est pas sur mesure, à sa mesure, peut au mieux être vain, au pire avoir des conséquences des plus désastreuses.
Il vaut mieux éviter de faire apparaître le trou du défaut du Nom-du-Père. A cet égard, le manque du signifiant du Nom du Père, s’il est convoqué là d’où le sujet ne peut répondre, amènera celui-ci à remettre en cause l’ensemble des signifiants pour sortir de la perplexité. Le délire, c’est cela, c’est une signification qui vient à la place du trou, à la place de la perplexité angoissante.
La question bien sûr, n’est pas de mettre des étiquettes aux sujets que nous recevons et surtout pas de les faire rentrer dans des petites cases prêtes à l’emploi, mais de tirer les conséquences du diagnostic sur la direction du travail qui se fera toujours au cas par cas, sur mesure.
Oui, les analystes ont une grande responsabilité dans le chemin qu’empruntent leurs analysants. Quand quelqu’un n’a pas la signification phallique, quand il n’a pas le fantasme pour se protéger du réel, il vaut mieux ne pas le pousser à trop dénuder le réel ni interpréter au Nom du Père, ni déranger ses défenses. Essayer d’interpréter un sujet psychotique à coups d’Oedipe et de Nom du Père, peut être catastrophique. Il faut éviter à ceux qui ne peuvent l’affronter, la rencontre avec le signifiant inadmissible et protéger leurs défenses plutôt que les déranger ou bien les amener à en inventer d’autres quand les leurs sont trop coûteuses. Cela, c’est affaire de tact et d’invention, l’invention se trouvant et du côté du sujet et du côté de l’analyste.
Il s’agit aussi de ne pas confondre avec une psychose ces névroses parfois spectaculaires, parfois graves, dont la symptomatologie est bruyante, de ne pas voir la psychose partout.
Depuis que Jacques-Alain Miller a mis entre nos mains ce précieux concept de psychose ordinaire, celui-ci a tellement fait son chemin qu’il a tendance, me semble-t-il, à s’imposer trop facilement comme un outil bien commode qui sert à masquer les difficultés diagnostiques. Ceci est particulièrement vrai avec des sujets qui présentent une forme d’errance. Si auparavant, on ne voyait pas la psychose, maintenant il y a une pente des cliniciens à la trouver à la moindre complexité. Il ne faudrait pas oublier qu’il y a aussi une forme d’errance névrotique qui peut parfois conduire à la dérive complète, notamment chez les jeunes, si elle n’est pas saisie correctement. Car l’errance exerce une grande fascination chez les jeunes névrosés qui voudraient bien échapper à la dure réalité du monde contemporain. Dans les névroses graves qui ne sont pas interprétées, la force mortifère de la pulsion peut entraîner des catastrophes terribles, sans point de retour. L’augmentation du nombre de psychoses ordinaires dans une société où les repères ont vacillé ne doit pas pour autant nous aveugler. Les défenses du névrosé doivent être bousculées ; sinon, c’est de la complaisance, pas de la psychanalyse. Dans la psychose, c’est l’inverse, il faut ménager la défense, la consolider, apprendre au sujet à s’éloigner de l’insurmontable, à ne pas ouvrir la boîte de Pandore. Dans les deux cas, savoir dire non à la jouissance mortifère.
Si nous prenons des précautions avec les sujets psychotiques, cela ne veut pas dire pour autant qu’il nous faut rester les bras ballants avec eux en nous contentant d’écouter patiemment la souffrance. A cet égard, la prudence insuffisamment éclairée de certains cliniciens est parfois telle qu’elle ne conduit à rien d’autre qu’à enkyster le problème dont est venu se plaindre le patient, ou pire, à le laisser déployer une érotomanie toujours prête à éclore.
Le dernier enseignement de Lacan nous permet d’aller plus loin que la position de secrétaire de l’aliéné qu’il préconisait dans son Séminaire III, car elle tient compte de l’idée avérée par la clinique selon laquelle un autre nouage que le Nom du père est possible, et c’est cela que Lacan a appelé le sinthome. Cette avancée est une véritable révolution. Nombre de patients ont éprouvé les effets thérapeutiques de cette découverte. On ne change pas la structure d’un sujet mais la psychanalyse peut néanmoins radicalement changer son destin. L’expérience ne cesse de nous le démontrer.
Voilà, je m’aperçois que cette introduction que j’ai préparée pour cette journée de travail prend finalement la tournure d’une mise en garde et aussi d’une mise en valeur de la responsabilité immense de chacun de nous devant ces sujets que nous nous proposons d’écouter, et qui n’est jamais que l’écho de leur propre responsabilité quand ils saisissent l’offre de parole que nous leur faisons.
Cette responsabilité inclut de part et d’autre d’accepter que tout sujet soit une exception. Le titre que j’ai donné à cet exposé, « l’exception fait la règle », veut dire en réalité qu’on ne peut pas échapper à la règle de l’exception. La règle de l’écoute analytique est de faire de chacun une exception plutôt que de le cataloguer selon les critères de l’Autre social. C’est comme cela que j’ai interprété le titre de cette journée, « Au bord de la rupture. Subjectiver la désinsertion. » Il n’y a pas d’autre moyen que de traiter chaque personne par l’exception. Pour cela, il faut nous rappeler le conseil de Freud de savoir oublier les cas précédents. On aura beau parler de risques psychosociaux, évaluer la propension de certaines catégories sociales à larguer les amarres, on vérifiera toujours avec chaque sujet – que l’on accepte vraiment d’écouter, avec ses mots à lui – qu’il fait exception à toute règle préétablie.
L’étonnement du public, que l’on entend régulièrement sur les ondes, est bien un témoignage de l’imprévisible : « Il menait une vie tranquille, c’était un bon voisin, un bon père, un bon fils, un bon élève, une bonne mère, on n’aurait jamais pu prévoir qu’il s’enfuirait, qu’il se tuerait, qu’il agresserait, qu’elle jetterait son bébé, qu’il se droguerait, qu’il sombrerait… On ne comprend pas ce qui a pu se passer. »
Si on ne comprend pas, c’est parce que ce n’est pas tout à fait du domaine de la compréhension ; c’est d’autre chose dont il s’agit, et spécialement dans le passage à l’acte, qui ne se pense pas. Donc, pas de prédiction possible, mais néanmoins des indices, parfois infimes, conduisant à repérer un débranchement, une perplexité, et vous permettant d’accueillir la parole de celui qui est devenu un sujet précaire, au bord de la rupture.
Alors, celui-ci pourra s’approprier son corps, apprivoiser la pulsion qui le déborde, celui-là fera rentrer dans un récit le réel traumatique, inassimilable, ou bien simplement le voilera avec d’autres signifiants ; et cet autre trouvera un tempo qui lui permettra de sortir d’un grand flou oppressant. Cet homme, avec votre appui, parviendra à trouver le signifiant qui va le pacifier, ou prendra seulement appui et cet appui l’empêchera de disparaître dans l’abîme. Et cette femme qui erre et ne parvient pas à se sentir vivante va bricoler simplement son quotidien pour supporter l’existence tandis qu’une autre parviendra à inventer une solution vraiment efficace. Apprendre à faire avec l’Autre, le rendre moins puissant, moins consistant, moins féroce, réguler la jouissance, s’éloigner de l’horreur, voila un programme qui ne peut être décidé d’avance mais qui s’invente à chaque pas.
Nous savons tous que cette clinique du détail, faites de petits points parfois à peine visibles, est précieuse : elle peut, dans un premier temps, empêcher certains sujets de passer par-dessus bord ; ensuite, avec beaucoup de patience, un travail pourra s’amorcer et se poursuivre jusqu’à renouer le lien défait.