Kevin POEZEVARA
« We are such stuff as dreams are made on »
William Shakespeare
Le pouvoir du héros shakespearien Prospero chute avec cette sentence. Stuff, c’est ce terme pointu qui marque le déchirement du voile de Maya, l’avènement d’une désillusion. Comment le traduire ? Stuff est aux anglais ce qu’est pour nous le truc, le bidule, le machin ou encore la chose, entendez d’impayables merveilles symboliques usitées dès l’enfance pour leur valeur de « signifiants flottants ». On s’étonnera alors qu’une certaine traduction de la tirade de Prospero propose un terme bien plus fini pour ce qui est de rendre ce stuff d’origine. Cela donne : « Nous sommes de l’étoffe dont les rêves sont faits».
Doit-on, à la suite de Freud, crier d’emblé au traître ? Traduttore Traditore ! Pas après s’être rendu compte, au terme d’une rapide enquête, de la proximité étymologique des deux termes. A l’origine on trouvera le terme grec stùpê qui désigne l’étoupe, fibre la plus grossière tirée du lin ou du chanvre. Cela donne en latin stuppa, le bouchon et stuppare, calfeutrer, obturer, l’étoupe servant par exemple à colmater les fissures des navires. On retrouve cette racine dans toute l’Europe, les tribus germaniques avaient ainsi stopfôn pour dire « mettre, fourrer ou enfoncer », de là l’ancien français à fonder estofer et estoper. Estofer signifiait remplir, rembourrer, et garnir, d’où l’étoffe qui est utilisée à ce soin. On trouve alors stoffe, qui désignait les vêtements et les fournitures de maison dont découle le Stuff anglais. En passant notons que d’Estoper en vieux français nous est parvenu étouffer. Si estoper était certainement utilisé pour dire l’action de boucher un trou avec de l’étoupe, on l’utilisait volontiers pour dire « fermer la bouche à quelqu’un », « plier le corps en deux » et « jouir d’une femme ». Et pour en finir avec cet inventaire notons que c’est dans les Flandres au 18ème que l’on utilisait le verbe stopper lorsqu’il s’agissait de restauper, soit de raccommoder une étoffe trouée ou déchirée.
L’étoffe revêt donc, nous venons de le voir, deux définitions opposées : elle est à la fois ce qui contient et ce qui remplit. Dans les deux cas elle a ce caractère d’objet bouche-trou, l’étoffe c’est ce qui donne consistance. D’ailleurs le travail de la langue et de ses migrations n’est pas fini, car si les anglais ont construit leur stuff à partir du vieux français, on entend aujourd’hui les joueurs de jeux vidéo en ligne dire qu’ils ont stuffé leur personnage lorsqu’ils viennent de l’étoffer d’un nouvel équipement, d’une nouvelle armure, d’une nouvelle arme. On peut raisonnablement penser que l’étoffe a à voir avec la puissance. « Il s’est bien étoffé » lancera t’on au jeune homme chez qui le corps de l’enfant disparaît progressivement derrière celui de l’adulte en devenir. L’étoffe a à voir avec la puissance dans sa dimension imaginaire, c’était déjà sensible dans la sentence de Prospero. Mais qu’en est-il de l’étoffe des héros ? Qu’en est-il de l’étoffe en tant que l’on peut dire d’un soldat, d’un aspirant policier, ou d’un dirigeant politique qu’il a ou qu’il n’a pas l’étoffe de la fonction ? Au-delà du registre imaginaire qu’implique cette puissance que l’on accorde à l’étoffe, au-delà du simple domaine spéculaire où certes l’étoffé en impose, peut-on identifier une éventuelle fonction symbolique de l’étoffe ?
L’objet de mon intervention aura l’immodestie d’espérer parvenir à cette bascule de l’éclairage, tentative de mise en lumière de cet au-delà de l’étoffe imaginaire, cet au-delà du moi héroïque que Lacan aura qualifié de « pénombre de l’efficacité symbolique ». Marchons donc dans les pas de Freud, qui le premier nous a révélé la valeur symbolique de ce such stuff dont les rêves sont faits.
En septembre 2011, lors du colloque APCOF consacré à la Subjectivation du symptôme, j’avais consacré mon intervention à la présentation d’une vignette clinique, la création par un jeune collégien d’un super héros au sein d’un atelier BD. J’y évoquais l’idée d’une appropriation du renouveau pubertaire par un travail adolescent comparable au processus phobique. Le pubertaire, comme le super héros, se trouve confronté à l’arrivée inattendue d’un super pouvoir. De deux choses l’une, il fonde un roman pubertaire, tentative d’explication mythologique de l’origine des transformations de son corps (Peter Parker tire sa force d’une morsure d’araignée, les seins qui poussent chez la jeune fille sont comparées à des piqûres de moustiques…) et crée un alter ego susceptible de jouir de sa nouvelle puissance vers l’extérieur dans une tentative de protection du domaine familial. Pour ce faire il se crée un pseudonyme, (ayant à voir avec son roman pubertaire), et se crée un justaucorps, étoffe tributaire d’un double usage : révéler tout autant qu’il masque la réalité du corps sexué. Cette conception trouvait à s’étayer sur le discours et les symptômes des adolescents rencontrés dans la clinique ainsi que sur une étude des figures mythiques produites et proposées par la culture.
Depuis le groupe BD a accueilli d’autres jeunes patients, et j’ai poursuivi mon travail de recherche. Un an et demi plus tard, quel est le regard que je porte sur cette théorisation ? Loin de moi l’idée de balayer cette réflexion qui garde à mon sens toute sa prégnance en cela qu’elle se fonde, autant qu’elle vient se fondre, sur un certain discours adolescent dont elle épouse parfaitement les formes. Cette construction théorique, ce justaucorps – que l’on aurait tout à fait raison de rapprocher d’un moi-peau à la Anzieu – conserve, je crois, toute sa légitimité à condition de ne pas se méprendre quant au registre dont il dépend. Cette tentative d’appréhension, comme peuvent l’être l’idée du second processus de séparation et d’individuation de Blos et du fantasme d’auto engendrement chez le pubertaire, sont autant de pendants théoriques des mythes individuels qui animent l’adolescent. Le drame, tant du point de vue de la technique que de l’éthique, ce serait de considérer ces constructions théoriciennes comme autant de points de visée du travail thérapeutique avec l’adolescent. C’est pourtant le bruit qui court dans bien des institutions : l’adolescent, il faut qu’il arrive à se séparer, à s’individualiser. L’autonomie du sujet devient le mot d’ordre, et l’on passe à côté du caractère essentiellement moïque, imaginaire donc, d’un tel discours.
Au-delà des effets de mascarade, nous commencions à envisager, il y a quelques instants, la part au symbolique prise par l’étoffe. Une remarque de Lacan, que l’on peut trouver dans L’étique de la psychanalyse, c’est-à-dire au plus fort moment de son dialogue d’avec l’œuvre de Lévi-Strauss, nous permettra, je l’espère, d’augurer ce pas.
On lit : « Posons-nous la question de ce que c’est que ce morceau d’étoffe. Le morceau d’étoffe en tant qu’avec on peut faire un vêtement, est une valeur d’usage, sur quoi d’autres avant nous se sont déjà arrêtés.» Un peu plus loin : « Sur cette étoffe, les analystes ont pris du champ en essayant de voir ce qu’elle symbolise, en nous disant qu’elle montre et cache à la fois, que le symbolisme du vêtement est un symbolisme valide, sans qu’à aucun instant nous puissions savoir si ce qu’il s’agit de faire avec ce phallus-étoffe, c’est de le révéler ou de l’escamoter. La bivalence profonde de toute élaboration analytique sur le symbolisme du vêtement permet de prendre la mesure de l’impasse de la notion de symbole, telle qu’elle est maniée jusqu’ici dans l’analyse.»
Et voilà ce que dit au final Lacan de l’étoffe : « Il y a au départ autre chose que sa valeur d’usage – il y a son utilisation de jouissance. […] Le bien n’est pas au niveau de l’usage de l’étoffe. Le bien est au niveau de ceci, c’est qu’un sujet peut en disposer.
Le domaine du bien est la naissance du pouvoir ».
Obnubilé par le sympathique jeu de cache-cache que permet l’étoffe, nous étions passés à côté de sa valeur en tant que bien prenant place au sein du réseau social des échanges, entendez le champ symbolique. L’étoffe comme marchandise, fruit d’une production, on peut en jouir en cela que l’on peut choisir d’en priver l’autre. L’étoffe du héros, au-delà de sa dimension imaginaire de puissance, a à voir avec le pouvoir de part sa valeur d’échange. C’est alors une remarque de Freud qui nous permettra, depuis ce point, de revenir sur la question de la clinique de l’adolescent. Dans Un type particulier de choix d’objet chez l’homme, Freud évoque le fantasme du sauveur, soit le fantasme adolescent consistant à sauver son père (ou un substitut) d’un danger menaçant sa vie, dans le but de se dédouaner du prix de sa naissance. Soit le sauver pour ne plus rien lui devoir. L’étoffe du héros a à voir avec le pouvoir car l’acte du sauveur sera le moyen de régler la dette souscrite par la naissance.
L’adolescent, voyez Dora, doit faire avec la livre de chair que lui impose de traiter l’avènement de la puberté. Le bout d’étoupe brut vient remplir les trous, donner corps aux énigmes de l’enfance, et en colmatant quelque chose du manque ne manquera pas de faire naître l’angoisse. Le symptôme adolescent pourra alors être saisi du côté des vicissitudes de cette reconnaissance de dette, à l’image de Dora, souffrant d’entr’apercevoir sa place dans le circuit des échanges symboliques, après que Mr. K lui ait mis, comme on dit en vieux français, le feu aux étoupes.
Pour d’autres, la souffrance viendra à l’inverse d’être qualifié de vaut-riens, car alors de quelle étoffe pourront-ils recouvrir la dette qui les encombre ? Je pense à ce jeune du groupe BD dont le héros se voyait proposer par son père adoptif, un chef Yakuza, de prendre sa place à la tête du clan. Le héros refusait, souhaitant faire tout d’abord ses preuves. Pour cela il demandait à être envoyé dans un lycée, le plus mal fréquenté de tout le Japon, pour y prendre le contrôle, geste héroïque devant laquelle le père avait échoué dans sa jeunesse.
Je pense maintenant à ce collégien qui vient me rencontrer de manière quelque peu sporadique. Il se désintéresse totalement des cours, il voudrait déjà pouvoir travailler, gagner de l’argent. Il voudrait être policier donc il fait du sport pour s’étoffer. Le voilà qui fait toute une affaire d’un fait somme toute banal de la vie familiale : sa mère lui a confisqué ses manettes de console de jeu. De la même manière, l’argent qu’il touchera à noël sera placé sur un compte bancaire dont la mère garde la carte de retrait. Il sait où trouver la carte, il pourrait la lui reprendre. D’ailleurs il l’a fait un jour, mais sans retirer de l’argent. Il voulait juste pouvoir le faire… Très remonté il lâche : « Elle peut me reprendre comme ça tout ce qu’elle me donne…mais alors, qu’est ce qui est à moi ? ». Il pleure maintenant. Si seulement il pouvait travailler, il pourrait alors avoir son propre argent.
J’évoquais tout à l’heure la figure héroïque de Spiderman. On s’étonnera de retrouver, dans son numéro inaugural de 1962, un même rapport embarrassé du sujet pubère d’avec son nouveau pouvoir génital mais surtout la même tentation pour l’issue marchande. Si le nœud de la tragédie qui fonde le mythe de Spiderman est aujourd’hui bien connu, l’aspect mercantile de l’histoire aura pu passer inaperçu. Pour résumer : Peter Parker est un jeune adolescent, orphelin élevé par son oncle Ben et sa tante May, couple grisonnant et doucereux qui le comble d’amour. Beaucoup plus rude est sa vie au lycée où, intello binoclard de service, il est la cible des brutes et la risée de la gent féminine. Tout bascule le jour où il est piqué par une araignée radioactive qui charge son corps d’une énergie extraordinaire, lui conférant des pouvoirs arachnéens. Pour tester ses pouvoirs il s’inscrit à un match de catch, auquel il participe de façon anonyme de peur de se ridiculiser à nouveau. Il remporte le combat avec une telle aisance et un tel style qu’un impresario, parmi les spectateurs conquis, lui propose un contrat pour une émission télévisée. Il se crée alors un costume et un surnom ad-hoc, « Spider man » dit-il, « les trucs les plus simples sont les meilleurs » et se lance dans le show-business. Arrive alors le drame qui va faire basculer sa vie. Un voleur s’enfuit avec la caisse, l’agent de sécurité à ses trousses enjoint Spiderman, qui se trouve sur la trajectoire, de l’intercepter, mais il ne bouge pas d’un pouce et laisse le brigand filer. « Et alors gamin, on rêve ? » dit l’agent, « D’un croc-en-jambe vous auriez pu l’arrêter …! ». « Désolé, c’est votre boulot, pas le mien ! Dorénavant je ne reçois plus d’ordres de personne…. Je m’occupe plus que de… Moi-même ! ». Tout roule alors pour l’adolescent, en quelques jours il devient une célébrité nationale et ses parents adoptifs lui offrent un microscope tout neuf… Mais voilà, une nuit alors qu’il se donnait à nouveau en spectacle, un homme pénètre dans la maison familiale et tue d’une balle Oncle Ben. Peter fou de rage enfile son costume, et traque l’individu qui s’avère être le malfaiteur qu’il avait laissé passer quelques jours plus tôt… ! La genèse de Spiderman s’achève sur ces mots : « Un mince adolescent (sic) s’éloigne dans les ténèbres… Ayant enfin compris que de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités. Une légende est née… Un nom nouveau scintille au firmament des héros qui font du monde le plus excitant des royaumes ! »
Si le premier numéro s’achève sur ce sublime acmé tragique, sur les larmes coupables du héros, il est alors amusant d’ouvrir le second numéro… On retrouve Peter dans sa chambre, enragé, jetant son costume contre le mur : « Oncle Ben est mort ! Je suis arrivé trop tard pour le sauver ! Oh, ce costume ! Je voudrais qu’il n’ait jamais existé ! » S’en suit un rapide rappel des faits éludant totalement les données de la culpabilité de Peter : « Et voilà, oncle Ben est mort. Je suis seul avec Tante May ! Le pire est que sans l’oncle, on n’a plus d’argent pour payer les factures ! » Peter décide donc de réenfiler son costume pour subvenir aux besoins de la famille. Se pose alors un problème qui, au regard de l’histoire, peut sembler anecdotique mais qui révèle en réalité l’envers structural de ce mythe : Peter fait libeller son chèque au nom de Spiderman pour ne pas révéler sa véritable identité, ce qui posera quelques soucis au moment de l’encaisser : « Avez-vous une pièce d’identité ? » lui demande le guichetier, « Mon costume ne suffit pas ?! » s’étonne Spider man. « Le costume ne signifie rien ! Avez-vous une carte d’assurance maladie ou un permis de conduire au nom de Spiderman ? » « Ben… non » répond Peter avant de repartir sans avoir pu jouir de l’argent gagné sous l’égide de son alter ego… Ce sera au prix d’un astucieux montage qu’il pourra finalement faire de l’argent avec ses nouveaux pouvoirs : Peter se fera engager comme photographe pigiste, fournissant le quotidien Daily Bugle en clichés de Spiderman. Il sera alors intéressant de constater que la ligne éditoriale du journal en question consiste quasi uniquement à pourfendre Spiderman, le rédacteur en chef ayant comme unique obsession de prouver la culpabilité de l’homme araignée… usant pour ce faire des photos vendues à lui par Peter !
Il est temps pour moi de conclure et de laisser la parole à Timothée Wojtas. J’espère que la mise en perspective des trois temps de cette intervention, étymologique d’abord, puis clinique pour finir avec une étude d’ordre mythologique, aura su rendre sa valeur au terme d’étoffe, en tant qu’il s’inscrit dans l’expression consacrée, l’étoffe des héros. Comment finalement ramasser ce qui est mis en tension dans cette formule ? Qu’est ce que l’étoffe des héros ? Entendez cet objet imprécis qui se révèle comme cause du désir d’héroïsme. Et surtout, pour ce qui nous occupe ce soir, qu’elle est son incidence adolescente ?
Lorsque le banquier dit à Spiderman que le costume ne signifie rien, il traite l’étoffe comme le fait Lacan dans sa leçon sur l’éthique, c’est-à-dire qu’il indique le caractère illusoire de sa prise phallique, indiquant au sujet la vacuité mal dissimulée derrière son jeu d’escamotage. L’étoffe de soie ne fait pas le héros. L’objet cause de son désir est à trouver ailleurs. Pour Peter il reprendra sa valeur à être introduit dans le champ des échanges par le biais de la vente de photographies, dispositif qui aura pour contrepartie de réintroduire la culpabilité dans l’équation. C’est peut-être ce qui pourra être saisi chez Lacan lorsqu’il parle de « maturation de l’objet a […] à l’âge de la puberté », soit « la position du a au moment de son passage par […] (-φ) », entendez l’angoisse de castration. Si jusque là le phallus faisait tampon entre le sujet et l’objet a, le passage au stade phallique, et le réel de l’érection du corps pubère, brouillent les cartes. Qu’en est t’il de l’objet a non spécularisable lorsque le sujet est confronté aux prémices des réjouissances adolescentes ? Il y a là quelque chose d’une nocive justesse, de l’ordre de la nocivité que Lacan attribue aux œuvres d’art. Spiderman ne pourra jouir très longtemps de son statut de show-man lorsque s’imposera à lui la leçon suivante : de grands pouvoirs impliquent de grandes responsabilités. Il tombe de haut, il descend un instant de la scène, il sort du stade. Il trouvera finalement à traiter les choses différemment, convoquant l’objet regard à travers un dispositif d’autoportraits ; formule qui n’est pas sans nous rappeler certaines pratiques adolescentes actuelles, lorsque le mur de facebook se recouvre de photos prises à bout de bras, lorsque à tour de bras les murs de nos tours se couvrent des blasons bigarrés de la modernité.