Annick Brauman
Nous sommes dans le cadre d’échanges cliniques entre praticiens de la santé mentale, je vais donc centrer le propos sur la pratique que nous avons développée avec les sujets que l’institution a accueilli parfois très jeunes et accompagné jusqu’à leur sortie, pour certains, à l’âge adulte.
Les Studios du Courtil, établis à Tournai dans une petite ville belge non loin de la frontière française, ont été inventés il y a tout juste dix ans, en quelques sortes à partir de la demande d’une jeune femme psychotique adulte qui cherchait à s’éloigner du centre de postcure où nous la prenions en charge. Elle avait trouvé à se loger chez un ami, mais souhaitait garder des liens avec nous, notamment pour la prise de ses médicaments.
Elle circulait donc entre le studio de son ami et notre centre.
Au lieu de l’obliger à un choix de type « ou dedans ou dehors » nous avons conservé cette prise en charge allégée qu’elle nous suggérait, laissé sa place ouverte dans l’institution, pris en charge le lien conservé via le médicament et son budget…et surtout réfléchi à la manière dont nous pourrions étendre cette expérience en diversifiant notre offre, sous le mode « à chaque sujet, à chaque étape de sa vie, son institution ».
Bien sûr il a fallu poser le cadre administratif de tout cela, et cette création dont je vous parle en particulier est le fruit d’un long cheminement.
Je résume rapidement : il y a d’abord eu « le Courtil » lui-même, en tant qu’institution crée par Alexandre Stevens, Psychiatre, Psychanalyste bien connu de certains ici au sein de l’ECF (Ecole de la Cause Freudienne).
C’était déjà une institution dans l’institution puisque le Courtil a été fondé au sein d’un Institut Médico-Pédagogique il y a déjà plus de 20 ans pour y faire entendre la voie et la pratique d’une prise en charge de la psychose infantile orientée par la psychanalyse et la lecture que Lacan a faite de la psychose, à partir de Freud.
Ce Courtil s’est diversifié au gré des expériences, des désirs de membres de l’équipe de fonder un groupe particulier, et selon aussi les nécessités, la population admise variant avec le temps.
Quant à l’âge d’entrée au Courtil il est fort variable mais obéit à une règle : la prise en charge n’est possible que si le résident a moins de 18 ans au moment de l’admission.
Ce Courtil s’est donc diversifié en petites unités de prise en charge sur le mode d’une spécialisation qui tient plus au style que nous imposent les résidents, qu’à une spécialisation thérapeutique. Capi, le Courtil des Ecoliers, la Maison des Etudiants, le Centre de Post Cure, le Courtil 15, Carbonelle, l’Espace E, Soja, les Studios, les Appartements 14 et 83, sont autant d’unités où vient se loger le particulier de la déraison et de la souffrance, de l’enfance à l’âge adulte.
Ce qui est essentiel pour comprendre le fonctionnement du Courtil c’est de saisir que rien n’y est programmé, planifié, quantifié (durée du séjour, parcours obligé, obligation de « résultat », évaluation standard du bénéfice thérapeutique de type « moins agité » ou « compliant au médicament » par exemple), tout cela n’existe pas et la langue administrative dans laquelle nous devons parfois traduire notre travail pour les instances qui accordent la prise en charge, est tenue dans la pratique à distance sur le terrain.
Par contre ce qui traverse tous les groupes et donne son style, un style « un » au Courtil, c’est la réunion hebdomadaire de chaque unité où s’élabore le cas, sous la forme de l’étude de cas qui serre au plus près la lecture clinique, dans une perspective qui vise à dégager le style tout à fait particulier du vouloir dire ou du vouloir faire de chacun des sujets dont nous parlons.
Nous nous intéressons à leur singularité, nous faisons la plus grande place aux petits modes très particuliers qu’ils ont d’inventer des chemins en prenant appui sur nous ou en nous tenant à distance, pour arrimer, localiser, nouer le désordre pulsionnel qui les submerge.
C’est une pratique dite « à plusieurs », non pas parce que nous sommes plusieurs, ça c’est vrai pour toutes les institutions, mais par ce qu’aucun intervenant ne s’y avance à partir d’une réponse spécialisée qu’il aurait à offrir.
Nous faisons donc dé consister l’Autre, celui qui sait, qui a la réponse, qui dit ce qu’il faut faire, puisque nous savons avec Lacan qu’il est irrecevable structurellement pour le sujet psychotique, perturbant, déclencheur. Nous nous faisons plutôt témoins des sujets que nous accueillons et rapporteurs dans la réunion hebdomadaire de leur style. Nous construisons comme cela le cas et à partir de là nous prenons attitude sur ce qu’il y a lieu de faire ou de ne pas faire. Nous prenons acte, en somme.
La psychose donc nous enseigne.
Certains, arrivés enfants, nous ont quitté seulement à l’âge adulte, après tout un parcours qui ne laissait pas toujours présager une issue possible hors institution.
On observe souvent un virage à la puberté : le réel pulsionnel se déchaîne, il faut opérer un changement de groupe, orienter parfois assez tôt vers la structure pour jeunes adultes, le Centre de Post Cure, qui reçoit actuellement des résidents dès 13, 14 ans, où dans une petite unité réservée aux garçons, pour les mettre à l’abri de la question du sexe et les loger sous un signifiant identificatoire transitoire ; c’est le rôle de la Maison des Etudiants.
Autre virage, celui de l’âge adulte qui se marque pour certains par le refus de continuer, quand ils peuvent en soutenir les rails, à suivre un enseignement adapté.
Nous sommes sensibles au temps du sujet. Il n’y a pas évidemment de parcours obligé, mais si on le peut, on cherche à orienter le jeune adulte vers la structure des studios, où nous lui louons dans la ville, grand centre de jour en quelque sorte pour nos résidents, un studio en rapport avec ce que nous savons de son style : plutôt isolé par exemple, dans un quartier tranquille, mais à l’étage, car le rez-de-chaussée est trop en prise sur la rue, trop persécutif, où au contraire un rez-de-chaussée, car le risque de défénestration est là, ou encore dans un quartier populaire, avec quelques studios regroupés, pour se rendre visite, ou encore avec une petite cour, pour un chien, ou encore avec une grande baie vitrée pour la volière d’oiseau, etc, etc.
Tout ce qui fait sinthomatisation, construction personnelle du sujet, petite invention, pratique réelle ou fabulée, est précieuse et nous nous appuyons d’abord sur elle pour nous orienter dans le traitement, parce que c’est cela qui localise d’abord le sujet.
La place de la parole dans tout ça n’a pas toujours l’importance qu’on croirait devoir lui supposer dans une institution orientée par la psychanalyse. Nous ne convoquons pas le sujet à dire, dire toujours plus de son malaise, pas de modèle de la séance hebdomadaire ou pluri hebdomadaire bien entendu, mais plutôt des séances courtes improvisées, au gré de l’appel à l’autre : lorsque pour une question quelle qu’elle soit, un résident vient nous rencontrer à la permanence des studios pour se plaindre, réclamer, clamer, préciser, accuser ou tout simplement fumer une cigarette, boire un café et loger dans ce moment un état bienfaisant de « penser à rien ».
L’intervention relève donc plus souvent d’un faire, d’un agir que d’un dire et dans cette perspective une grande attention a été accordée au fait d’équiper le sujet des moyens qui lui seront nécessaires pour nous quitter, sur le plan administratif et sur celui de l’accompagnement : dossiers pour son allocation future, nomination d’un curateur, essais en Esat si il y a lieu, recherche d’un hébergement nouveau, mais cela n’est pas délégué à l’assistante sociale. Nous estimons qu’il est de la plus grand importance que les dossiers soient traités par les intervenants de l’équipe qui ont la confiance du sujet autiste ou paranoïaque, pour que ceux-ci aboutissent de la bonne façon. Ensuite seulement le relais est pris par l’administration.
Une question essentielle au travail est la durée : il s’agit de prise en charge au long cours. Il est évident que sous la pression d’une forme d’obligation de résultat à court terme, ou a terme fixé d’avance (par exemple pas plus de 4 ans) ces prises en charge et leur succès ne seraient tout simplement pas possible, parce qu’il s’agit d’accompagner, à la place du système éducatif et parental, l’évolution d’un enfant vers la puberté puis l’âge adulte.
Quelques trajectoires pour finir :
C’est Jérémy qui, arrivé à trois ans avec un diagnostic d’autisme profond (hurlements sans paroles, auto et hétéro agressivité éruptive, prostration) a d’abord appris à parler, puis à suivre un apprentissage, puis à s’identifier à un travailleur, à développer des savoir-faires en « branchements » divers. Il a pu intégrer la Maison des Jeunes Travailleurs, puis les Studios où il a appris à gérer son studio, son budget, son tempo, les visites des amis. Il se dit aujourd’hui, à 23 ans, donc 20 ans plus tard, prêt à nous quitter à la condition qu’il puisse reprendre à son nom la location de son studio, ce qui n’est pas du tout impossible avec l’appui d’une curatelle et un travail en Esat, dans la région de Lille.
C’est Christelle arrivée à 14 ans en rupture de lien familial, persécutée par les injonctions parentales et qui a pu prendre appui sur le difficile travail que nous avons dû opérer pour tenir à distance les idéaux maternels envahissants, pour parvenir à arrimer son état schizophrène à quelques uns, et nous quitter 15 ans plus tard, ayant rencontré un partenaire et trouvé une place en Esat, tout en demandant elle aussi à conserver le studio où nous l’avons accompagnée pendant 10 ans au gré de ses difficultés et de celles qu’elle rencontrait avec sa famille. C’est sa détermination, son refus radical, son ironie foncière à l’égard du lien familial qui nous a permis d’opérer la mise à distance, nécessaire dans ce cas au déploiement du sujet.
C’est Fabien arrivé aussi à 14 ans, dans cette forme d’autisme qui s’isole de l’interlocution, ne répond pas, repousse l’autre, position que nous n’avons pas tenté de forcer, mais plutôt d’aménager, et qui lui a permis de déployer avec le temps une grande construction sinthomatique autour de la confection d’animaux hybrides, montés à partir de dépouilles d’oiseaux et de rongeurs trouvés, traités dans les règles de l’art (qu’il a appris) et réinventés en chimères empaillées, œuvre en cours qu’il abrite dans son studio, tandis qu’en même temps il apprend à circuler seul, avec l’appui de nos informations techniques, l’horaire du train, le plan d’une ville, pour visiter divers musées de sciences que nous lui suggérons. Il a aujourd’hui 24 ans et le travail est toujours en cours : il « commence seulement à vivre » comme il dit.
C’est Claire, arrivée à 15 ans, persécutée, interprétative, délirante sans qu’on puisse dire qu’il y ait une cristallisation du délire, mais qu’un traitement par l’isolement du groupe de vie, dans un studio à 17 ans, a permis de se faire une vie étroite et routinière, à l’abri des regards et de toute forme d’adresse, d’appel de l’autre, qui lui donne la possibilité d’étudier divers instruments de musique, avec la complicité du Conservatoire de Tournai, qui la réinscrit chaque année pour la continuation de son entreprise de traitement de l’Autre par le son.
La liste peut être étendue, les Studios accueillent 20 résidents, la Maison des Etudiants 7, le Centre de Post Cure 25, quant au Courtil il accueille environ 170 enfants, adolescents et jeunes adultes confondus.
Chacun nous a appris à inventer avec lui le chemin qui tempère, localise, réoriente ou sinthomatise son mal être.