Charles CASANOVA
À l’heure où l’on pointe régulièrement et à juste titre l’augmentation préoccupante des psychotiques en prison, il est peut-être bon de rappeler l’existence de ceux dont la place n’est pas nécessairement à l’hôpital psychiatrique. Il y en a qu’on n’hospitalise pas d’office, qui ne vont pas consulter, ni à l’hôpital, ni dans les CMP, encore moins dans les cabinets.
Pourtant, leur fonctionnement psychique peut relever du pathologique, du trouble grave de la personnalité. Ces sujets là nous intéressent parce que leur façon particulière de souffrir peut équivaloir à un danger pour l’autre lorsqu’ils ne s’en prennent pas à eux-mêmes. Il ne s’agit pas là de s’attarder sur la « dangerosité » au sens criminologique du terme – mais d’évoquer un mode de souffrance structurellement érigé en tant souffrant face à un Autre perçu comme dangereux. Je veux parler ici de l’immense majorité de ceux qui peuplent aujourd’hui nos prisons : ceux qui présentent des troubles avérés du narcissisme, dans leur plus large palette. Ils ne délirent pas, n’ont pas d’hallucinations – mais ils n’ont pas non plus en eux ce recours de se représenter à eux-mêmes leur souffrance et d’adopter une posture dépressive qui soit économiquement tenable. S’ils ne peuvent pas, le plus souvent, faire état d’une demande d’aide émanant de la perception d’un état particulier de souffrance, c’est qu’il se trouvent face à un danger profond portant en lui le risque de l’effondrement psychique voire de la déstructuration psychotique. Ces sujets là survivent au prix de défenses infiniment coûteuses sur la base d’une incapacité à se concevoir comme étant déficitaires. Leur relation à l’autre s’en trouve bien sûr profondément altérée. Pour eux, le danger se représente le plus souvent comme venant de l’extérieur puisqu’il n’est pas conceptuellement possible de situer dans l’interne et l’intime les origines de leur souffrance et de leurs conflits. Ceux-ci n’ont alors de solution de survie psychique que dans une surenchère et une inflation du narcissisme, un triomphe du Moi-souffrant face à de l’externe qui malmène ou qui effracte. Triste bataille en vérité puisque ce narcissisme parfois belliqueux, toujours en passe de se rompre, ne peut au bout du compte que rencontrer l’Autre de la Loi lors du combat final. Et perdre…
Nous entendons souvent parler de cette fameuse « demande » qui doit initier la thérapie. Mais les cliniciens modernes et notamment ceux travaillant en milieu carcéral savent et disent de plus en plus que cette demande n’est pas toujours – et même assez rarement – inaugurale dans le soin, qu’elle soit inexistante (dans le sens de non-formulée) ou encore paradoxale, ambivalente. Cette demande qui implique de pouvoir se reconnaître en tant que sujet souffrant et de faire appel à un autre, est en effet ce que l’on peut espérer de plus élaboré pour recevoir et entendre la parole d’un patient qui vient nous expliquer les motivations de sa démarche – mais encore faut-il avoir les moyens structuraux de fabriquer de la demande ! Or, nous constatons sans cesse qu’un état latent ou détourné de la demande ne prend pas toujours cette voie et va, pour se faire voir ou entendre, emprunter les chemins de la plainte, de la colère, de la transgression, du passage à l’acte, jusqu’à se faire parfois délictueux ou criminel. Oui, cette demande qu’il est pour certains patients presque mortifère de devoir formuler trop tôt, va ricocher jusqu’à nous, « cliniciens en prison », au travers de ce curieux périple socio-pénal où le sujet s’est d’abord mis en position d’écorner le tissu social, avant d’en subir les conséquences et d’arriver devant nous, contraint et enfermé par une société se déclarant victimisée par lui.
On pourrait ici imaginer un « paradigme de l’atteinte » : qu’est-ce que le sujet, au moyen de son acte criminel, cherche donc à atteindre en portant atteinte à l’autre ou à la chose de l’autre ? Peut-on supposer que l’agir infractionnel est aussi un symptôme qui contiendrait ce qui ne peut être formulé d’un certain état de demande – une demande déguisée, détournée, qui serait en premier lieu présentée à une instance répressive avant que de pouvoir se décoder ailleurs, plus tard, dans un espace thérapeutique, pour peu que cet espace existe et fasse résonance avec l’espace carcéral d’abord habité ? Pour le savoir, il faut bien être là, ici et maintenant, lors de ce moment particulier d’une trajectoire individuelle, moment potentiellement fécond, où, descendant de sa cellule pour se rendre au SMPR, le sujet va souvent rencontrer le « psy » pour la première fois de sa vie. Avant, rencontrer le psy était pour beaucoup d’entre eux impossible, trop dangereux, jamais envisagé, toujours empêché par d’autres voies de recours devant la menace de la découverte de sa propre souffrance. Là c’est différent : le contenant est carcéral, la souffrance est bien fléchée du côté répressif et de la situation d’enfermement, l’état présent est celui d’être pris dans la contrainte de l’autre et non dans son propre choix. Dans ce cas, il est parfois plus facile de « porter sa plainte », de nommer sa démarche avant (peut-être et si les choses se passent bien), d’aller voir plus loin du côté de sa souffrance et de sa demande originelles, dans une posture plus autonome. Il ne s’agit pas bien sûr de supposer systématiquement de la demande là où il n’y en pas toujours, ce serait abusif bien sûr – il s’agit de cheminer avec la seule boussole que, le plus souvent, nous avons à notre disposition pour nous y retrouver : celle de la souffrance de ces patients, quelle qu’en soit la manifestation. La demande qu’il y a éventuellement derrière, c’est autre chose, elle viendra souvent plus tard. Le mieux que nous puissions faire pour favoriser l’émergence de cette demande, c’est de ne pas se la représenter trop tôt sous une forme qui se devrait d’être absolument consciente et clairement verbalisée – et surtout de ne pas la considérer comme l’unique préalable à la rencontre thérapeutique. Elle peut prendre tellement de visages… Afin de ne pas enfermer le patient dans « notre demande de sa demande », on doit encore admettre qu’elle puisse être polymorphe et rester muette un certain temps. Il faut bien alors, pour accueillir ces patients au stade où ils en sont de leur perception d’eux-mêmes, envisager une nouvelle économie de la demande et donc aussi une nouvelle « sémiologie de la demande ». Ensuite : faire ce qu’on peut… Mais d’abord être là ! C’est ma seule réserve quant à nos craintes – fondées – vis à vis de l’augmentation de l’offre de soins en milieu carcéral qui peut être effectivement détournée de sa vraie fonction en tentant de pallier en prison les insuffisances de l’hôpital psychiatrique. Mais peut-il pour autant, dans une société évoluée et démocratique, exister un seul lieu où le soin soit absent ou insuffisant ?
La première chose que je me suis dite lorsque j’ai commencé à pratiquer en prison est simple et tristement modeste : « Beaucoup de ceux que tu vas suivre ici, tu ne les aurais jamais vus ailleurs – la rencontre thérapeutique ne se serait peut-être jamais faite ». Sans la prison, pas de rencontre avec le soin… Terrifiant non ? Comment alors ne pas pousser le raisonnement et me demander à moi-même si les « effets thérapeutiques » des suivis à venir ne devaient incomber qu’à la technique thérapeutique ou à la qualité de la thérapie – ou si l’on avait davantage affaire à quelque chose de beaucoup plus complexe et de beaucoup moins flatteur pour le clinicien, où l’efficacité de la thérapie tiendrait autant de sa faisabilité et de sa qualité que des déterminants contextuels, historiques et géographiques, où l’élément carcéral ne saurait être scotomisé. Cela m’a semblé relever de la plus élémentaire honnêteté intellectuelle comme de la rigueur scientifique la plus ordinaire.
Il est temps pour moi de préciser clairement que je ne considère en aucune façon que la prison puisse être thérapeutique en soi. Chacun sait qu’elle est même pathogène et criminogène lorsqu’elle se contente d’enfermer, d’exclure et de neutraliser. L’issue thérapeutique que j’envisage ici tient à des conditions de rencontre tout à fait particulières entre le soin, la prison – et un certain état d’enfermement, auxquelles il s’agirait de restituer une fonction symboligène que le sujet serait (enfin) à même de s’approprier. La seule prison qui puisse avoir un effet thérapeutique, c’est celle dont on parvient à se sortir, pas celle dont on cherche à s’évader ou dont on attend que l’autre nous libère. Celle qu’on peut interroger, regarder un jour en face avant, éventuellement, de pouvoir s’en défaire. Je parle ici des prisons psychiques, avec leurs impasses, leurs histoires impossibles, leurs compromis et compromissions, de leur capacité infinie à trouver des moyens inédits de s’enfermer, avec soi-même ou avec l’autre en otage. De ce point de vue l’incarcération, bien qu’extrême dans sa réalisation, n’est alors qu’une modalité d’enfermement parmi d’autres. C’est cela qui m’a intéressé en tant que clinicien exerçant en prison : peut-être de devenir aussi un « clinicien de l’enfermement » – en tant que pratiquant une clinique de l’enfermement éventuellement profitable au sujet incarcéré. La question que je me suis posée au tout début de ma pratique fut donc de me demander si l’on pouvait se servir du matériau carcéral que nous avions sous la main puisqu’il était indubitablement un élément déclencheur majeur de certaines rencontres thérapeutiques. Face à ces patients souvent en incapacité d’élaborer directement, je me suis dit que nous pouvions peut-être utiliser ce qui était d’abord immédiatement accessible et saisissable : la prison – que j’ai pris le pari de considérer autant comme une réalisation sociétale au plan topographique que comme la conséquence d’un certain arrangement psychique en vase clos, au sens topique du terme. Ce matériau là, le patient/détenu s’en saisit volontiers lorsqu’il est pris dans les murs – et ce qu’il nous livre alors de sa prison intime est souvent saisissant lorsqu’on se met en position de donner à la prison une valeur métaphorique dans le cadre de la thérapie.
Pour dire les choses plus simplement, je pense que nous portons tous en nous les modalités de notre propre enfermement. Nous avons chacun les nôtres. La plupart d’entre nous ne vont pas réaliser cet enfermement, ou alors sous des formes acceptables et vivables qui nous ménagent – à soi comme à l’autre – un certain espace de liberté partagée. Certains vont décompenser leurs velléités d’enfermement, sous des formes infiniment riches dans leur variété, mêlant le langage du corps comme de l’esprit. D’autres encore pourront aller jusqu’à des réalisations ultimes d’un certain état d’enfermement, où la liberté de l’autre sera d’abord hypothéquée, jusqu’à ce qu’eux-mêmes se trouvent finalement enfermés par l’action d’une réalité sociétale. Étrange phénomène d’identification projective qui, vu sous un certain angle, pourrait nous faire penser que quelques-uns d’entre nous, ne pouvant affronter à soi seul certaines impasses psychiques, vont faire le choix inconscient de déléguer à « l’Autre répressif » la charge de mettre en œuvre leur propre appétence à l’enfermement au moyen de son pouvoir d’incarcération.
L’opportunité et l’originalité particulières d’une thérapie en milieu carcéral, notamment lorsqu’elle s’y inaugure, est d’interroger avec le patient d’une façon tout à fait inédite et parfois unique sa position vis à vis de l’enfermement, au moyen d’une réalité carcérale à laquelle nous pouvons parfois restituer son pouvoir métaphorique et symboligène. L’idée n’est donc pas de « plaquer » à tout prix cette métaphore sur le patient, mais plutôt de l’aider à trouver quelle pourrait être « SA métaphore carcérale » en utilisant cette relation en miroir qui l’a conduit à interroger une sorte de dialectique enfermement/incarcération au moyen de son acte. Je parle bien de métaphores carcérales individuelles, singulières, en un lieu unique où la matérialité des murs de la prison peut fournir à ces sujets un premier support d’interrogation, voire un espace projectif – qui ne vienne pas heurter trop tôt une élaboration interne potentiellement déstructurante. Le déplacement des défenses sur ce qu’ils ont à dire de la prison peut alors représenter un détour souvent très riche et même créatif avant de pouvoir enfin s’adresser à leur prison intime.
Je me souviens de ce patient, un homme de 35 ans environ, récidiviste et incarcéré à plusieurs reprises pour violences. Des violences extrêmes, clastiques, aussi soudaines qu’imprévisibles. Imprévisibles vues de dehors et isolées au cas par cas, mais bien moins illisibles vues au travers du prisme carcéral et entendues au rythme syncopé du casier judiciaire… La dernière fois, il a failli tuer un homme, qui a perdu un œil et se trouve alors dans le coma. Tout s’est passé en quelques secondes. Ces accès de violences se manifestent invariablement en présence de sa compagne, sur des hommes « lui manquant de respect » en actes ou en paroles. Ce coup-ci, c’était une main aux fesses. Je vois entrer dans mon bureau un homme athlétique au crâne rasé, tout en muscles, moulé dans son tee-shirt et en tension corporelle permanente. Mais alors qu’il se met à parler, il ne tarde pas à s’affaisser et à fondre en larmes. Il me paraît être prisonnier de sa propre violence, révélant un discours bien plus du côté de la vulnérabilité que de l’agressivité. On dirait qu’il n’a pas le choix : « Moi on peut m’insulter, me traiter de tous les noms, c’est pas grave, je ne dis rien… Mais quand on s’en prend à ma femme, je ne peux pas, il faut que je sèche le mec – il y a quelque chose qui se passe, je ne comprends pas, je deviens fou ». Il n’a jamais consulté auparavant, en dépit d’un passé hautement traumatique que je vais bientôt découvrir. Mais dans son actualité, point besoin de consulter. Pourquoi consulterait-il ? Il travaille, il est en pleine forme, est amoureux de sa compagne, investit des hobbies, notamment les arts martiaux… Et quand ça se passe mal, ce n’est jamais lui le problème puisque ça vient toujours d’un agresseur extérieur – lui ne fait que défendre sa femme, en second lieu. Mais là, il est une nouvelle fois incarcéré et n’en peut plus. En outre, il a peur de perdre sa femme. Il tourne en rond dans sa cellule et commence à s’interroger. Et puis, dans mon bureau, il est surpris d’autant pleurer. Il régresse, on dirait vraiment un enfant. Quelques entretiens se déroulent durant lesquels il me révèle une enfance livrée, seul, à un père violent et même sadique. Il pleure et parle beaucoup. Dans un premier temps, je me contente de réguler le débit, pour l’empêcher de se vider trop vite et de s’épuiser. Les vacances d’été approchent et je veux qu’il garde un peu de contenance. Le jour du dernier entretien avant mon départ pour trois semaines, il entre dans mon bureau, le visage éclairé – et m’apprend que le juge lui propose une alternative à l’incarcération, sous bracelet électronique. Il va pouvoir rentrer chez lui et retrouver sa femme. Il est enjoué et commence à me décrire sa vie dehors. Au fur et à mesure que je l’écoute et qu’il me raconte ses futures journées, je m’aperçois qu’il me dépeint une dynamique conjugale d’une façon tout à fait particulière. Il me raconte par le menu la façon dont les journées de sa femme vont être assujetties à la contrainte du bracelet électronique et aux horaires très restrictifs qui vont lui être imposés. Lui me dépeint le bonheur d’être à deux, mais il apparaît finalement qu’il ira de soi, pour l’un comme pour l’autre, qu’elle ne fera rien sans lui et qu’elle aussi sera donc soumise intégralement à cette mesure de PSE (placement sous surveillance électronique). Plus il parle, plus je me rends compte qu’il me décrit une prison conjugale. « Alternative à l’incarcération » peut aussi vouloir dire « une autre forme d’incarcération » ; on est alors davantage dans l’alternance que dans l’alternative, au sens où le décrit Loïck VILLERBU dans sa théorie sur la sérialité et le polymorphisme des dynamiques criminelles. Je crains qu’en effet il ne s’apprête à « emmener la prison dehors », une prison pour elle et lui. Je ne peux m’empêcher, bien sûr, de songer aux conséquences dévastatrices que cela peut avoir. Il est fascinant d’écouter les deux histoires qu’il me raconte : l’une idyllique et l’autre – carcérale, fermée, circulaire. Il ne me dit sans doute pas tout ça pour rien. Je fais alors ce que je fais parfois : je lui livre impressions et sentiments tels qu’ils me viennent, je les lui fais partager – au sens où Claude Balier nous le recommande. Et je dessine l’image mentale qui m’est venue. Je fais lentement un petit croquis, devant lui, tout en lui parlant. Sur ma feuille de papier, il y a d’un côté un bonhomme avec un bracelet autour de la cheville – et de l’autre un homme et une femme reliés entre eux par une chaîne avec chacun un anneau autour de la cheville. Je lui dis que c’est là ce qui m’est venu en écoutant son histoire et lui demande de me dire lequel de ces deux dessins lui semblerait correspondre le plus à sa situation. Intérieurement, je me dis que ma façon de lui présenter les choses est assez inductive – mais tant pis, je me lance. D’abord il ne dit rien, saisi par le dessin, s’y plonge – puis me désigne le couple enchaîné. « C’est vrai, je me reconnais là dedans ». Nous approchons de la fin de l’entretien, mais il me raconte qu’en effet ils ont beaucoup de mal à se séparer, qu’il ressent parfois comme une « pression ». Je lui dis que je pense qu’il est essentiel qu’il retrouve la liberté, que le but de son travail en thérapie n’est pas de rester en prison pour demeurer inoffensif, mais qu’il a d’ores et déjà la liberté de réfléchir à ce qui peut l’amener à se mettre en danger comme à mettre l’autre en danger – et ainsi compromettre sa liberté. Je lui précise tout de même que tout ce qui compromet sa liberté est aussi ce qui le sépare de sa femme… A moins qu’il ne soit pas si libre que ça dehors, mais cela, je le garde pour moi.
À mon retour de vacances, je trouve un courrier de sa part dans ma bannette. Je le reçois. Il arrive, souriant et tonique. Il m’annonce avec une sorte de fierté qu’il a refusé le placement sous bracelet électronique. Sincère, il précise qu’il n’aurait sans doute pas fait de même s’il ne lui restait pas « que » trois mois à faire, mais qu’en l’occurrence il avait éprouvé le besoin de réfléchir à sa situation, à son couple et qu’il ressentait surtout le besoin de poursuivre la thérapie. Puis il ajoute : « C’est le premier vrai choix d’homme que je fais de ma vie, je me sens libre ». Il a envie de parler – il me raconte que sa femme lui « fait un peu la gueule », qu’il a beaucoup de mal à lui expliquer cette décision mais qu’il a tenu bon. Il lui a dit qu’il l’aimait, désirait toujours vivre avec elle mais qu’il avait d’abord besoin de temps pour lui.
Vont suivre quelques entretiens où il s’intéressera à son couple. Peu à peu, il me révèle que sa femme n’a jamais d’ennuis avec les hommes lorsqu’elle est seule. Ce n’est que quand ils sont ensemble que ça se passe mal. Dans ces moments là, il me dit qu’elle devient comme arrogante, agressive, voire provocatrice. Il va jusqu’à me décrire le danger qu’il sent venir, la tension – et la peur – qui s’accumulent en lui, puis sa résignation à devoir bientôt entrer en scène pour défendre sa belle, à tenir son rôle… Je lui suggère que, peut-être, sa femme a aussi ses propres problèmes vis à vis des hommes, qu’il n’est peut-être pas anodin qu’elle choisisse de les régler en sa présence et sous sa protection. Il s’absorbe dans ses pensées et me dit que les rares repas qu’ils font dans sa belle-famille sont un vrai cauchemar de tension et d’agressivité. Enfant, sa compagne a été violée et battue par son père. Une histoire qui n’a pas été portée à la connaissance de la justice et qui reste prise dans le secret familial, jamais évoquée. Mais à présent, elle tient son justicier ! J’imagine intérieurement son amie provoquer l’agression, afin de pouvoir – enfin – contempler son sauvetage – et recommencer sans cesse cette expérience de réparation… Je l’imagine lui, s’adressant peut-être au père tourmenteur – je me demande s’il a assez connu sa mère pour avoir eu le temps de la voir se faire violenter par son mari, s’il ne réalise pas ici son désir de sauver sa mère : la mère idéale, fantasmée, désirée, cachant peut-être celle, enterrée plus profondément, qui l’aurait laissé seul à la merci de son père. Je dis alors à mon patient qu’il est un homme, en aucun cas une arme ou un chien de garde, qu’il n’est pas l’objet de l’autre. Oui, il peut s’appartenir s’il le souhaite. Mais est-ce qu’il le souhaite ou se l’autorise vraiment ? À cet instant, son regard s’emplit de larmes : « Vous savez, pendant des années, quand mon père recevait des amis à la maison, il me faisait manger et dormir dans la niche du chien – il riait et me disait devant tout le monde : de toutes façons, tu n’es qu’un chien de la casse ».
« Pensez-vous que vous l’êtes vraiment » ?
« Non, j’en ai marre ».
Il ne restera que peu d’entretiens, avant le terme desquels je l’adresserai dans un CMP, à sa demande. Il a aussi suggéré à sa femme de se faire suivre. Celle-ci y réfléchit. Il fera sa peine de prison jusqu’à son terme et obtiendra des remises de peine.
La potentialité symboligène de l’incarcération peut être mise au travail de façon tout à fait opportune au moyen de ce support projectif qu’est la prison. Elle est à la fois une réalité brute, brutale – et une virtualité contenue dans les modes d’enfermements individuels. Lorsque cet enfermement se « réalise », se trouve agi sur la scène externe et prend la forme de la prison au moyen de l’agir infractionnel, il se fait alors symptôme et nous dit peut-être alors quelque chose du désir de ces sujets de nous révéler l’impasse qui est la leur. Ces désirs sont multiples et souvent ambivalents : l’envie de se libérer n’est pas toujours là, tout reste encore à faire… Mais nous pouvons nous saisir, lorsque le sujet nous y autorise – et s’y autorise – d’un espace et d’une temporalité d’une richesse infinie pour mettre au travail la métaphore carcérale. Ce trajet que nous pouvons désigner au patient, qui l’invite à oser ce voyage du topographique au topique relève selon moi des conditions d’une thérapie transitionnelle. C’est pourquoi je reste persuadé que nous ne sommes qu’initiateurs dans cette affaire : une thérapie ne peut se terminer en prison, quelle qu’en soit la durée et l’efficience. C’est ailleurs, à l’extérieur, avec un autre thérapeute et cette fois dans une dynamique de thérapie translationnelle que l’ultime confrontation à une topique de l’enfermement pourra s’examiner et, le cas échéant, se dénouer. Nous touchons là au sens et à la problématique des soins pénalement ordonnés, où nous pourrions voir une sorte d’enfermement ambulatoire. L’enjeu clinique est de taille. Parfois, souvent, ce dernier pont vers des soins librement consentis à l’état libre s’avère nécessaire. Pas pour des raisons judiciaires qui échappent à notre domaine d’action et de compétences, mais sur un plan psychodynamique, qui interroge l’économie propre aux mutations et fluctuations d’un Surmoi cruel qui n’a pu être introjecté ni trouver son issue névrotique. Le sujet narcissique ne manipule que des prothèses surmoïques. Le rapport de ces sujets à la contrainte sociétale nous renvoie invariablement à un traitement externalisé et pseudo-objectalisé de l’instance surmoïque archaïque et prégénitale. Là encore, tout dépend de ce que nous, cliniciens, sommes capables d’y trouver comme dynamique et comme potentialité thérapeutique. Pour avoir participé à plusieurs groupes de travail autour de la question des obligations de soins, tenté des protocoles expérimentaux, je pense qu’il nous revient encore de construire un outil et un champ clinique. Je ne pense pas que nous soyons encore sortis d’un temps d’analyse contre-transférentielle collective, d’abord nécessaire, qui nous permette de nous « libérer » d’un vécu d’instrumentalisation et d’une « obligation de soigner » – toujours paralysants et potentiellement porteurs d’effets pervers. Nous ne devons pas être des « thérapeutes incarcérés » ou « sous obligation » – et donc en miroir avec nos patients : nous devons nous saisir de l’objet de notre pratique, occuper notre place, dans des conditions où notre action thérapeutique est de première importance et représente un véritable enjeu de santé publique. Le but de l’articulation santé/justice est justement d’éviter le risque, toujours présent, d’une confusion santé/justice. La question reste la même : comment pouvons-nous nous saisir de ce symptôme externalisé, qu’est la contrainte de l’Autre de la Loi pour interroger le fonctionnement de ces sujets ? Nous sommes dans une pratique où l’identification projective est bruyamment à l’œuvre, où l’interaction du sujet avec l’élément sociétal est à travailler au titre d’une production psychique. Le champ clinique des enfermements carcéraux et ambulatoires – c’est à dire au sein de la contrainte (prison) puis sous la contrainte (soins pénalement ordonnés), reste à investir, à être pensé et conceptualisé.
Le cas que j’ai évoqué ici, parmi tant d’autres, a pour but d’illustrer non seulement la faisabilité du soin en prison, mais aussi le moment parfois unique de mise au travail psychique qu’il peut favoriser – et à ce titre l’absolue nécessité de le préserver et de le développer.