Clément FROMENTIN
La question de la maladie bipolaire (MBP) dépasse largement l’étroit champ de la psychiatrie et de la psychologie. Comme d’autres catégories de la nosographique psychiatrique on assiste depuis une dizaine d’années à un indéniable accroissement de leurs visibilités dans l’espace social. Manie, dysthymie, bipolarité sont aujourd’hui des termes couramment utilisés dans la presse, les médias, sur internet. Ils ne sont plus la propriété de seuls spécialistes des maladies mentales. Ils fonctionnent ailleurs, autrement, dans d’autres types d’échanges sociaux. Les pouvoirs publics y verront sûrement une occasion de s’en féliciter : ils y verront là le signe que le public est aujourd’hui informé et attentif aux risques psychiatriques qui veillent sur lui. (On se souvient de la récente campagne de sensibilisation à la dépression.) Mais il semble qu’on doit aussi s’interroger sur cette mutation qui transforme les rapports entre malades et médecins, entre autorité et savoir, et sur la question plus large de la subjectivité contemporaine et de ses modes d’expression.
Les deux parties de cet exposé renvoient à deux types de supports de ces représentations contemporaines de la maladie bipolaire : tout d’abord, dans le discours de la publicité; ensuite, à partir des nouveaux moyens de communication de l’ère numérique.
1 – La Publicité
On est désormais habitué aux pages santé des organes de publication généraliste, qui mettent à la disposition du plus grand nombre le savoir médical. Ce à quoi on est sûrement moins habitué, c’est l’utilisation de ce vocabulaire médical dans la publicité. Concernant la MBP, non directement le terme de bipolaire, mais puisqu’on vise d’abord la promotion d’un idéal hédoniste, mais le terme de manie.
Ex : Des titres de jeux vidéos. Pour vendre des chaussures (Adidas), des parfums (Armani), des bijoux, des matelas.
Pour mieux comprendre cette utilisation du terme mania, il n’est pas inutile de mettre en correspondance les valeurs de l’individu contemporain telles qu’elles sont véhiculées par la publicité avec la sémiologie psychiatrique de l’hypomanie et de la manie :
INDIVIDU CONTEMPORAIN |
HYPOMANIE |
ETAT MANIAQUE |
|
Humeur |
Bonne humeur, optimisme, enthousiasme |
Jovialité, bonheur de vivre, optimisme |
Euphorie, Exaltation pathologique |
Rapport à l’agir |
Productivité, dynamisme, performance |
Hyperactivité, insensibilité à la fatigue, impatience |
Agitation, Aprosexie, insomnie totale |
Associations mentales |
Anticonformisme, Créativité |
Facilité des associations, tendance aux calembours. |
Fuites des idées, tachypsychie, associations par assonance et allitération |
Langage |
Eloquence, loquacité |
Lalomanie, garrulité. |
Logorrhée, langage emphatique et imagé, Choréophrasie. |
Rapport à soi |
Confiance en soi |
Absence d’inhibition |
Mégalomanie délirante |
Rapport à l’autre Lien social |
Oblativité, Ne jamais être seul |
Altruisme, générosité, charisme |
Altruisme morbide, Multiplication des rencontres sexuelles. |
Ce tableau illustre ainsi la grande proximité entre l’individu contemporain et la manie modérée ou contrôlée qu’est l’hypomanie. Tout simplement parce que la manie ou l’hypomanie ne sont pas des folies qui inventent de nouvelles manières d’être au monde, mais qu’elles sont simplement un accroissement des facultés présentent en chaque individu. Derrière cet usage, notable mais réduit du signifiant mania, ce qu’exploite la publicité c’est avant tout son signifié. Si la publicité telle qu’elle est définie par Baudrillard correspond à la production et à la consommation de significations différentielle, ce qui est promis à l’individualisme contemporain, c’est d’être enfin soi-même en se différenciant. Dans une société basée sur la compétition, aussi bien sur le plan social que sur le plan professionnel, on voit combien le modèle de l’hypomanie peut être adéquat pour penser le modèle d’un individu capable d’être « plus » que les autres. Plus optimiste, plus travailleur, plus drôle, bref plus performant que les autres. C’est-à-dire capable de se démarquer en tant qu’il est capable de manier la jouissance sans embarras.
On pourrait trouver d’autres correspondances entre l’individualisme contemporain et la sémiologie de l’hypomanie, aussi bien dans leurs rapports à la sexualité, dans leur rapport au temps, dans leur rapport à l’objet (bien sensible dans l’équivoque du terme mania : dans sa double dimension pleasure seeking / objet seeking).
2 – La Bipolarité à l’ère de la Révolution numérique.
Le second aspect sur lequel je souhaiterais m’étendre un peu plus est celui de la révolution internet. Il est indéniable que cette nouvelle technique a bouleversé le rapport à l’information. Désormais, chacun à un accès libre à cet « océan de connaissance » (Latour) pour le meilleur et pour le pire (problèmes des sources, théorie du complot).
a – Deux données numériques : 70 % des internautes vont sur des sites de santé ; 10% vont réinterroger le diagnostic qui leur a été donné.
On assiste à un certain lamento des professionnels de santé qui sentent leur autorité menacée. Pour d’autres au contraire, on a ici affaire à un processus inéluctable, un processus de démocratisation qui permet de renverser la répartition habituelle des pouvoirs, qui permet de sortir de ce que de Certeau appelait l’« abus de pouvoir des savants ». Le savoir n’est plus dans les mains des seuls spécialistes de la maladie. Il est dorénavant accessible à tous, en quelques clics. L’acquisition de ces connaissances permet de contester l’autorité du spécialiste, en faisant jouer les savoirs les uns contre les autres.
Exemples : Encyclopédie en ligne Wikipedia, Doctissimo. Livre type : Bipolar for dummies.
Contenus : Information générale sur la MBP, sur les signes de la maladie, l’évolution, les traitements (questionnement critique des AD). Mais surtout, on se propose d’appliquer ce savoir sur soi : les auto-questionnaires. Il s’agit d’une personnalisation de ce savoir et qui permet à chacun de se questionner : moi qui traverse des hauts et des bas dans mon existence, est-ce que je ne serais pas BP ?
b – Mais l’aspect le plus novateur de cette révolutionnaire numérique, ce n’est pas simplement la diffusion de ce savoir, c’est la production d’un autre type de savoir : c’est légitimation de l’expérience de la maladie par les malades eux-mêmes.
Ce sont ces innombrables sites sur lesquels les malades racontent leur expérience de leur maladie. Ce n’est d’ailleurs pas spécifique de la MBP, mais valable aussi pour la schizophrénie, les TOC, l’anorexie, etc.
Qu’est ce qu’on trouve sur ces sites rédigés pour et par des malades : d’abord des critiques de l’attitude des médecins (errance dc), échanges concernant les difficultés de la maladie, des informations législatives, des conseils par rapport au surendettement. Beaucoup de discussions concernant les nouvelles thérapeutiques (un des hits de ces forums : Le lithium). La thèse générale, c’est que les malades connaissent mieux leur maladie que le médecin. Le but étant de devenir le médecin de soi-même.
Ce phénomène de « démocratisation des compétences » (Patrice Fléchi) se trouve amplifié par la révolution numérique : ouverture d’un nouveau champ entre le profane et le spécialiste et qui remet à sa vraie place la notion d’expertise. L’expert ce n’est pas seulement celui qui a acquis un savoir scolaire ; l’expert (étymologie) : celui qui éprouve, qui fait l’essai de la maladie, et qui en acquiert un savoir-faire.
Ces sites reposent sur un parti pris qui est que : vous n’êtes pas spontanément illégitime. Chacun détient un petit bout de l’expertise. Les patients ne sont pas cantonnés dans un rôle purement passif ; ils revendiquent un pouvoir économique et décisionnaire dans leurs soins.
c- Plutôt que de déplorer de phénomène en pleine expansion, certains professionnels préfèrent jouer la carte du partenariat. Des livres à deux voix (malade/médecin), pour constituer deux points de vue différents sur la maladie (1). Les Survival guides. Mais aussi des livres de coaching à destination des proches. Comment faire quand on vit avec un bipolaire ? Les médecins se font pédagogues : ils répondent aux questions des internautes en direct, ils encouragent la création de ces sites. En cela, cet aspect est parfaitement homogène au courant actuel de la psycho-éducation.
Car il existe un consensus général de ces ouvrages et de ces sites. La thèse générale est que la MBP est une maladie comme les autres. Il faut apprendre à la connaître, à la reconnaître, à se familiariser avec ses symptômes. Sur le plan thérapeutique : 1 – Promotion des TCC. 2 – La répétition que l’observance médicamenteuse est une nécessitée.
d – Le 2e aspect novateur de cette révolution numérique c’est qu’il permet de créer de nouveaux liens sociaux. On assiste ainsi à des regroupements de patients, non à partir de leur fréquentation d’une même institution, tel qu’on le voyait avant (GEM) mais à partir d’une identification qui opère à partir du diagnostic. Une des associations phares : Association Argos 2001 (à l’initiative d’un psychiatre : Dr Ch. Gay).
Sites amateurs (beaucoup moins structurés). Exemple de blogs : Bipolaire life, Ma vie de Bipolaire, Journal d’une bipolaire, Bipolaire et alors ? Moi, jeune, jolie mais bipolaire… Je m’écris, Je suis bipolaire. Employé comme épithète, le terme possède une valeur performative. Ce diagnostic n’est pas simplement une façon de se comprendre, de nommer ses désordres intérieurs. Il permet également de revendiquer une nouvelle identité. Non plus subir la discrimination et la stigmatisation attachée au terme de psychose maniaco-dépressive, mais revendiquer une maladie comme un mode d’exister.
e – La revendication de cette identité est directement avec un autre aspect de la redéfinition de la MBP, c’est son lien avec le génie et la création.
En effet, sa description est constamment associée à l’idée que cette maladie a également concerné des grandes personnalités de la culture occidentale. Comme le dit un site sous la forme d’un slogan : « il y a du génie dans cette maladie ». Des listes de personnalités qui varient d’un site à l’autre : Des musiciens, des peintres, des prix Nobels. Au détour d’une de ces pages, on découvre même que Freud était bipolaire.
Il s’agit d’une réappropriation d’un lieu commun répété depuis le Pseudo-Aristote (le « mince corridor » de Breton). Son actualisation post-moderne : la MB est devenue une maladie de Pipoles. Bipolaire : deux pôles : un occupé par la maladie, l’autre par le génie.
A quelles fins ? Diminuer la stigmatisation ? Sans aucun doute : cette association avec le génie et la création provoque un indéniable accroissement du capital symbolique de la maladie. Mais comment dans le même temps ne peut-elle pas écraser les malades en les plaçant devant des modèles inaccessibles ?
f – Dernier aspect, l’aspect économique et commercial.
Il est bien évident que ce type de médiatisation d’une maladie a des bénéfices directs pour l’industrie pharmaceutique. Mais d’autres applications commerciales se développent : par l’ex, l’application sur l’i-phones : mood journal, ou : les entreprises qui surfent sur les risques psycho-sociaux : Bipol Entreprises.
Pour conclure
Ce rapide panorama des représentations sociales de la MBP montre qu’il s’agit d’une maladie avide de légitimé sociale, et qui tend à exister, à s’imposer, parce qu’elle est vue. Deux remarques :
Il est bien évident qu’on ne peut comprendre cette évolution sans dresser le constat de la fin de la psychiatrie telle qu’on la connaissait jusqu’à lors. On se situe après le grand renversement (Ehrenberg) qui vient consacrer l’ère de la santé mentale comme nouveau paradigme. Et la MBP dans sa description actuelle est parfaitement homogène à ce que sont les nouveaux objets de la santé mentale, à savoir par simplement les maladies psychiatriques classiques, mais tout cet aspect très large du développement personnel, où chacun se trouve concerné par l’amélioration de ses performances ou de son équilibre psychologique, dans le travail, la sexualité, les relations avec ses enfants, etc.
Le second aspect se trouve illustré par le large consensus qui traverse cette nouvelle culture bipolaire. On assiste à une indéniable normalisation pas simplement des modalités de soins, mais de la façon d’être malade. Et ce phénomène est parfaitement adéquat au modèle de gouvernementalité décrit par Foucault : le modèle normatif promu par notre système de pouvoir tend à réintégrer l’anomalie, la déviance mais à la condition qu’elle s’exprime sous une forme réglée. Car à partir cette procédure de réappropriation du savoir médical par les malades, ce à quoi on assiste ce n’est pas la naissance d’un point de vue original sur la maladie, c’est, à travers une identification au point de vue objectivant du médecin, une abolition de toute différence. Gardons-nous donc de croire que ces nouveaux dispositifs pourraient rendre enfin le malade à lui-même. Si la véritable question adressée au psychiatre n’est pas : « Qu’est ce que j’ai ? » mais bien « Qui suis-je ? », alors la réponse ne peut se satisfaire d’un savoir établi à l’avance, elle réclame l’enquête de toute une vie.
(1) Cottraux : « le patient et le thérapeutes fonctionnent comme deux chercheurs sur des hypothèses communes ».