Dario Morales
Ce que nous voulons évoquer dans cette table ronde, c’est que l’expérience du stage qui met en place trois personnages (le stagiaire, le maître de stage et l’institution – universitaire et le lieu d’accueil) est un pas vers la découverte du dire du patient, un pas vers le sujet à partir d’une séquence qui pourrait être décomposée en trois temps. Un pas également qui pousse le clinicien à se faire l’objet partenaire du patient. Nous allons assister à ces multiples découvertes dans cette première table ronde, le sujet, le patient, l’objet partenaire, le clinicien, le témoin ou le partenaire en duo, le stagiaire. Et derrière ce décor, les mots, les entretiens et les questions que sont le savoir, l’ignorance, le sens et la scansion.
Lacan avait formalisé la séance en trois séquences, un lien temporel à trois dimensions : l’instant de voir, le temps pour comprendre, le moment de conclure. Si je reprends le sophisme du « temps logique et l’assertion de certitude anticipée » – c’est pour rappeler que Lacan faisait cas de cette question en articulant temporellement et selon une logique de l’acte, une multiplicité de sujets avec l’unicité d’un sujet qui énonce ; et par là il renouvelait la conception freudienne de l’individu et du social.
En reprenant cette référence, j’avancerai que le stage et la question du savoir sont articulés sur ce point qui est, comme l’a rappelé Liliana Salazar, en résonance avec le parcours individuel de chacun – du stagiaire, du maître de stage dans la reconnaissance de l’un et de l’autre du relationnel, terme vague mais qui ouvre les portes aux questions sur le transfert. Je mets en lien trois instances que sont les deux personnages et l’institutionnel parce qu’ils ne sont pas séparables ; il en va de même de la pratique du psychologue et son temps FIR. Je répète, la logique du temps agit sur les trois instances, se noue à une détermination temporelle, et contribue à précipiter le moment que j’appelle le pas vers le sujet, en lien avec la problématique du patient ; car ce qui noue les trois instances et qui fait symptôme, c’est le patient. (les questions du patient).
Je vais préciser rapidement la temporalité, les places et donc les enjeux sous-jacents.
La découverte de la clinique au cours du stage, instant de voir, se poursuit par la supervision à l’université, temps pour comprendre, temps qui se prolonge ensuite par la formation individuelle. Parallèlement, l’instant de voir, se poursuit lors des échanges avec le maître de stage, temps pour comprendre, la répétition des entretiens se transforme ainsi en reprise, reprise qui est aussi un remaniement qui connaît des accélérations, des ralentissements, phase rythmée par des moments marquants, des moments de suspension et/ou des ruptures. En théorie, dans la durée, le temps pour comprendre devrait conduire jusqu’au moment de conclure, mais ce temps je le réserve pour le maître de stage, il est le seul à pouvoir conclure aussi bien la séance que la conduite de la prise en charge, le suivi thérapeutique. Je rappelle, il est le référent du patient, le stagiaire est par essence, de passage. Le maître de stage est le seul à pouvoir achever la logique de l’acte car, n’oublions pas, qu’au centre de ce qui noue la logique temporelle se trouve le suivi du patient. Si j’insiste sur le terme d’acte, c’est parce que l’acte n’est pas n’importe quelle action, c’est une action signifiante, comme franchir le Rubicon pour César. L’acte renvoie à la scansion de la séance, à l’interprétation, c’est-à-dire à ce qui, dans le relationnel, dans le transfert, souligne un ratage pour le sujet. On retient, c’est bien, mais souvent à tort, uniquement les enjeux du sens dans l’interprétation alors qu’il faudrait retenir surtout le fait que l’interprétation pointe ce qui fait ratage pour le sujet.
Revenons au stagiaire. Le propre du stage c’est que cela se finit toujours un peu tôt, en décalage par rapport aux suivis ; de ce point de vue, le stage rate toujours, le temps de conclure est toujours un précipité, hâté, d’ailleurs souvent les stagiaires ne veulent plus partir, ils prennent naturellement conscience des enjeux relationnels, de l’ignorance, du pas tout du savoir. Il faudra réfléchir un jour à cela. Quoi qu’il en soit, ce ratage, le stagiaire le sublime par le retour à la fac, au mémoire ; mais pour le maître de stage c’est autre chose, le ratage s’articule au moment de conclure, à la reprise de chaque séance, au réel du symptôme du patient. i
Pour avancer sur une vision optimiste, ces premiers pas du stagiaire vers le patient, vers le sujet, vers la subjectivité, vers l’institution, ouvrent la perspective de la pratique professionnelle qui ne peut pas se réduire à une simple chronologie, mais à une logique marquée par l’écart entre la théorie et l’expérience, par le défi que sous-tend le positionnement dans le lieu d’exercice (comme thérapeute, technicien de bilans, superviseur, etc), et par le choix, lorsque les conditions objectives sont permises, de son outil de travail. Il ne s’agit pas de colmater l’écart et la faille, entre théorie et pratique par exemple, par la référence à des standards, car le réel de la clinique se love justement dans cet entre-deux. Ce qui va déterminer l’expérience du jeune psychologue sera son désir face au cas, au singulier, d’où s’en déduit un usage renouvelé du contrôle de la pratique et/ou de l’enseignement, non pas tant à des fins de garantie qu’à des fins d’élaboration constante et de vérification après coup.
Enfin pour conclure, je dirai que le passage de la fac au boulot est le procès du temps logique de la formation professionnelle du jeune psychologue ; ce qui détermine la réussite ou pas d’un tel procès ce sont les différentes scansions qui accompagnent sa mise en œuvre : l’affirmation de la relation clinique qui s’articule au ratage du patient est le ressort essentiel, point sur lequel il ne faut pas céder malgré la vision rationnelle qui investit progressivement la santé, la psychiatrie. Sur ce terrain il faut un regard aigu, presque militant. Le relationnel ne peut pas être ravalé à un simple cadre ou un ensemble d’actes techniques ; le relationnel constitue l’enjeu même du traitement, son essence. Le mode et le style de chacun sont une affaire de temps, mais le temps de l’écoute, de la parole du clinicien demandent à être orientés par les enjeux cliniques de la relation et donc de ce qui fait cause dans les difficultés des parcours des patients qui fréquentent nos institutions. De ce point de vue, l’action décidée du psychologue constitue autre chose qu’un simple arrimage de la clinique à la faille de la subjectivité déchirée de nos patients.
Je conclue en m’adressant aux jeunes psychologues. Nous écoutons nos patients dans leur temps pour comprendre, afin d’intervenir de façon juste, au bon moment, dans leur texte, afin de mesurer l’écart entre leur parole et notre énonciation, dans la mise au point de notre désir ; car dans nos actes de thérapeutes nous engageons notre responsabilité de cliniciens. Notre but n’est pas forcément de les guérir, mais de soutenir des inventions, des solutions qui tiennent durablement dans l’itinéraire personnel de leur psychose ou de leur névrose.
i En théorie, dans la durée, le travail thérapeutique amène et permet le progrès du dévoilement de la vérité quant à ce qui fait causalité psychique. Au fond, un travail thérapeutique est une enquête sur la vérité de la position de jouissance du sujet, cela veut dire qu’il y a un déploiement de celle-ci et théoriquement une fin. Dans nos institutions on n’en a pas forcément le pouvoir d’y aller jusqu’au terme de cette expérience, les cas sont souvent lourds. Mais le mouvement y est. Je dirais que l’entretien vise à produire ce deuxième temps logique, « le temps pour comprendre » ; comment repérer un temps dans un entretien, je dirais que c’est lorsque le sujet est pris de court, quant à la signification de ses dits, qui surgit brusquement un dire, dont il ne peut pas se dédire, comme une touche du réel. Il faut saisir ici ce que la pratique a de subversif quant à la logique : l’instant de dire, est l’équivalent de l’instant de voir ; comme quand on abat sa carte au poker, en un éclair ; sauf que pour le clinicien l’instant de voir est celui du moment de conclure, dans l’interprétation, la scansion ou levée de la séance. Le temps pour comprendre est celui de la mise du sujet au travail et donc un rapport au savoir. Celui où le sujet avance pas à pas dans la déprise du sens commun des discours où il s’est aliéné, c’est nettement visible chez le névrosé. Je ne vous dis pas cela pour pousser à la déprise du sens du psychotique, non, pour le psychotique on se fait plutôt le secrétaire. La clinique apprend justement que le vécu pathologique va de pair avec une transformation de la réalité ; dans la névrose, le fantasme ; dans la psychose, le délire. La question pour le clinicien serait quelle place endosser, en être le secrétaire n’est pas à entendre comme une position passive de simple enregistrement ; au contraire, il faut être actif pour que les dires du sujet s’inscrivent comme un texte, avec la ponctuation, la coupure, afin que le patient construise par un point de stabilisation ou de compensation son propre rapport au symptôme ou de suppléance. C’est cela même le « travail » dans la psychose, dans le temps pour comprendre, une façon pour le sujet de traiter les retours dans le réel, d’opérer via le corps, via le langage, des points de scansion, de quoi civiliser la jouissance jusqu’à la rendre supportable.