Dario MORALES
La psychiatrie française est rentrée dans une nouvelle ère de son histoire, abandonnant progressivement des avancées conceptuelles et nosographiques constitutives depuis un siècle et demi, nommément celles des « structures psychopathologiques ». Alors qu’historiquement, elle s’était électivement appuyée sur les travaux de l’Ecole allemande afin d’alimenter les deux courants de recherche, l’un clinique et l’autre biologique, désormais elle est soumise à un rapprochement entre ses deux courants, sous l’impulsion des recherches pharmacologiques et des théories cognitivo-comportamentales qui se veulent dépourvues de toute théorisation, réduisant la psychiatrie à une sorte de juxtaposition de syndromes sans aucune unification possible . De ce fait, la clinique de l’entrée dans la psychose, qui va jusqu’à exclure la dimension subjective, articule connaissance et thérapeutiques par une approche qui associe le modèle de stress-vulnérabilité, (des fragilités constituées par l’environnement endogène et exogène ainsi que les tendances constitutionnelles dont la personne répond par des réactions anormalement violentes ou pathologiques) et des interactions complexes entre des facteurs génétiques et de risques environnementaux, psychologiques et sociaux. Les recherches récentes d’Henri Grivois sur la psychose naissante s’inscrivent dans cette mouvance qui prend à la fois appui sur l’orientation cognitive ainsi que sur le déterminisme ou vulnérabilité génétique, elles suggèrent également une thérapeutique qui suppose une corrélation entre rapidité et mise en place du traitement et qualité du pronostic. Ce modèle délaisse la dimension psychique, le vécu du sujet et son témoignage, afin de promouvoir la persuasion, la rééducation et la prévention. A l’opposé de cette démarche, en insistant sur la place du clinicien dans sa rencontre avec le patient, nous ferons valoir une autre pratique, à double visée : aider le sujet à sortir de l’expérience inaugurale, grâce à la mobilisation de ses ressources, de son propre travail, en accordant une place aux tentatives, bien que modestes, d’auto-guérison, et du travail du délire. Nous sommes attachés à une clinique qui s’appuie non pas sur la chronologie mais sur une logique qui tient compte des conditions, des mécanismes et des ressorts subjectifs les plus intimes…
Dans cette table ronde nous voulons insister sur la logique afférente au déclenchement, formalisée selon la séquence temporelle « énigme, perplexité angoissante, certitude » ; je me propose, à partir d’une vignette clinique d’illustrer le moment propice au déclenchement qui s’inaugure par la rencontre du sujet avec la faille symbolique à l’occasion d’un événement déclenchant qui va engendrer un vide énigmatique ou perplexité auquel succède la certitude d’une signification – significantisation de la jouissance – ouvrant à l’élaboration d’un délire. Cette séquence peut s’appuyer sur la réflexion lacanienne de la logique temporelle dont certains auteurs, J.-A., Miller par exemple ont pu avancer que « le déclenchement, c’est un instant de voir. Le sujet vérifie être le siège des phénomènes incompréhensibles pour lui, ensuite, le temps de comprendre, temps d’incubation du délire, parfois ça prend, parfois ça n’arrive pas à cristalliser, le sujet reste dans la perplexité » . De son côté G. Briole et F. Leguil estiment que « le temps logique, dans son déroulement, requiert un acte, celui du moment de conclure, qui s’impose sous la forme d’une certitude de savoir » . Etant donné la difficulté à articuler la temporalité de la séquence où des court circuits ou des chevauchements sont inévitables, on peut rapporter la séquence du déclenchement à deux temps, l’instant de voir et le moment de conclure, soit de la perplexité à la certitude .
En tout cas, dans le moment qui précède le déclenchement, surviennent des phénomènes élémentaires et des accès d’hypocondrie . Moment formalisé par les classiques sous le nom de prépsychose, dont la phénoménologie décrit un sujet au bord du trou, d’où le terme « les entours du trou », expression que l’on retrouve sous plume de Lacan , la symbolisation venant faire défaut, souvent le sujet semble perdu, ne pouvant pas se repérer dans la relation à l’Autre et ne pouvant donner aux mots une signification stable, la chaîne associative du discours se brise.
Qu’il s’agisse du point de vue de la psychiatrie ou de la psychanalyse, la question serait à quelle place se trouve à ce moment-là, le sujet ? Est-il au bord ou dans le trou ? Qu’en est-il de sa mort subjective ? De façon plus générale lorsque l’on évoque l’entrée dans la psychose se pose la question de son traitement, et donc celle de son évolution vers un délire. Pour certains, qui ont mené des études épidémiologiques sur les états psychotiques, s’accordent à dire qu’un certain nombre d’états aigus (30%) tendent à évoluer spontanément vers une réduction sinon une disparition de la perplexité initiale et des phénomènes délirants aigus ; inversement, entre 60 et 70% de sujets sont touchés par l’émergence d’une énigme angoissante . La question qu’on devrait alors se poser serait, si la psychose se déclenche, quelle thérapeutique pourrait-on proposer pour éviter son installation ?
Je vous propose de faire ici part aux travaux contemporains d’Henri Grivois qui dès sa première formulation de sa théorie de la psychose naissante, PN, promeut une prise en charge précoce, en quelque sorte éducative dont l’objectif est d’empêcher le passage à la psychose déclarée ; il propose de s’appuyer sur « l’expérience de la centralité » qui est une séquence d’envahissement au cours de laquelle le sujet se vit progressivement de plus en plus au centre des autres. La genèse clinique de la centralité est abordée à partir de l’étape préliminaire du concernement, au cours de laquelle le sujet rencontre autrui – l’inconnu, le passant, sur un mode égocentrique : il a la sensation d’être désigné, d’être interprété, requis par l’autre à accomplir un acte ou une mission dont le contenu est initialement inconnu. Le patient est en attente de quelque chose de révélateur : il finit par penser qu’il a une position particulière face aux autres après avoir expérimenté un certain nombre de fois un nouveau type de communication avec autrui. Il commence par une phase de perplexité. Il s’interroge sur ce qui en lui attire les regards ou les commentaires ; il souffre, d’être, l’objet de l’attention. Il se demande pourquoi il est investi d’une saillance, de statut d’exception ; mais sa perception du monde est telle qu’à des nombreux petits signes lui est révélée l’imminence d’un destin insigne. Il passe ainsi du concernement à la centralité. Dans ce cheminement causal, qui va d’un vécu modifié vers la quête d’une signification, puis vers la mise au point de plus en plus détaillée de l’explication, nous voyons l’indice d’un mécanisme ascendant de formation de la centralité puis du délire. (Ce changement ascendant va susciter une dissonance chez le patient. Il “sait bien” qu’il est un homme ou une femme ordinaire, et néanmoins, il est en position centrale. Il expérimente de manière très sensible le caractère extraordinaire de son rapport aux autres. Le délire constitue la voie de sortie de la dissonance; ce sera le produit final).
Rappelons que pour expliquer la PN Grivois se réfère à un modèle théorique cognitif. L’autre humain, sert habituellement de stimulus, parce qu’il agit sur le sujet par la posture, par la mimique, par les gestes ; or dans la PN les stimuli induisent des comportements mimétiques, sans parvenir à la conscience du sujet. La genèse du trouble est communicationnel, s’explique à l’entrée dans la phase de concernement, par l’apparition d’une perturbation mimétique, des stimuli déclenchant une action automatique qui affectent l’action volontaire. Tantôt, ce qui est perturbé est le contrôle de l’action ; tantôt, l’intention d’agir. Dans la schizophrénie par exemple, les hallucinations auditives illustrent le cas d’une action non contrôlée (il entend une voix et il ne reconnaît pas que c’est la sienne), le concernement, évoque la perte de contrôle de ses propres intentions.
Pour ce qui est du thérapeutique, Grivois s’interroge : « peut-on retarder le passage à la chronicité ou, tout au moins, à la première phase délirante exprimée, en maintenant ce sujet à un niveau de perplexité active et d’alternance instable ? Comment affaiblir la dissonance du patient ? ». Prenons l’exemple du sujet entrant en PN. De façon générale, tout sujet se perçoit à travers l’influence mimétique de l’autre, il se produit donc un emballement mimétique à la faveur duquel s’il est plus réceptif à l’autre, plus il se sent dominé par lui, voire menacé de destruction, et plus il attribue à l’autre ce pouvoir, plus il devient mimétique. Cependant, « sans s’abstenir bien sûr de la nécessité de traiter la PN [par hospitalisation et chimiothérapie si nécessaire] », Grivois porte son intérêt sur un autre type de pratique, celle des entretiens : « il s’avère très important de réaliser de véritables soins intensifs et précoces en multipliant avant tous les entretiens dans la journée », le but est donc de laisser ouverte l’expérience centrale et d’y revenir à l’occasion de chaque entretien . On discerne ici le rôle iatrogène de l’entretien thérapeutique, une fois la centralité mise à jour, la conduite de l’entretien se fait en tentant de revenir avec le patient au moment précis où il a vu son expérience changer radicalement. Autrement dit, il faut encourager le patient à parler de son expérience sans pour autant l’inviter à y demeurer. A la différence de l’idée que Grivois se fait de la psychanalyse, d’interpréter, il s’agit ici de désinterpréter, en ramenant inlassablement le sujet à son vécu, en l’aidant à surmonter la valeur émotionnelle et identificatoire de l’expérience. L’outil thérapeutique pour surmonter cet état est la théorie de l’attribution, c’est-à-dire que le sujet peut être amené à inférer en lui-même l’existence de l’état émotionnel qui l’affecte. En somme il s’agit d’arriver à modifier l’étiquetage affectif de l’état émotionnel interne, en considérant qu’un étiquetage moins coloré, plus neutre, est susceptible de modifier l’attitude du sujet face à son trouble. Il convient donc de donner au sujet les conditions d’une attribution subpersonnelle – en ce sens qu’au lieu d’invoquer l’ensemble de l’histoire individuelle, on se focalise sur un déréglement local, mettant une distance avec les mécanismes du mimétisme, mécanismes non intentionnels qui, de manière contingente, se sont produits à un moment donné, et ont modifié sa manière de percevoir le monde et la façon d’y inscrire son action. Ce retour en arrière, véritable manœuvre d’empêchement, au moment précis de l’invasion du mimétisme et des perturbations a pour objectif de permettre au patient de désinterpréter le mécanisme, d’effectuer une manœuvre corrective qui le fera revenir à une centralité en quelque sorte « pure », en maintenant le patient dans une perplexité active, mais en même temps coupée des feedbacks délirants.
La pratique de soins est ainsi associée à la possibilité d’une guérison, tout au moins au retour à l’état antérieur, se distinguant d’ailleurs des approches contemporaines, y compris lacaniennes, du rôle des suppléances.
Pour Grivois, ce qui accrédite la sortie de la psychose naissante et son angoisse stérile, serait de pouvoir transformer la connaissance secrète et discrète du psychotique en une connaissance partagée ; il semble alors confondre qu’à l’évidence les patients sont capables d’effectuer un certain travail de symbolisation par la parole, où le sujet prend appui sur le signifiant, de mise en mots pour le dire simplement, avec une quelconque intervention cognitive. Je cite Grivois : « Il faut en somme que le sujet sorte de cette période sans résidu délirant et ça c’est très important. J’éduque, si l’on peut dire, les malades à repenser les phénomènes par lesquels ils sont passés pour faire en même temps une véritable prévention parce que malheureusement ils rechutent » . Autrement dit la manœuvre essentielle du praticien vise à montrer au patient que la vérité de sa centralité est subjective et que « dans son emballement c’est lui qui s’occupe des autres et non les autres de lui » . Il faut donc ouvrir le patient à sa propre centralité .
On peut alors interroger la pratique promue par Grivois en la considérant comme une conduite rationnelle, le clinicien se faisant l’avocat de la réalité, se plaçant à l’occasion, en position de maître qui sous le couvert de l’encouragement, en réalité enseigne dans un débat contradictoire. Cette critique rejoint celle développée par Castel : « Elle déporte le regard du clinicien vers sur ce qu’il sait, lui, que le fou ne sait pas » .
Entre Grivois et la démarche psychanalytique il importe cependant d’examiner les différences d’approche et de spécifier ses orientations. A la différence de Grivois, il s’agit, en veillant à la mise en place d’un lien transférentiel, de repérer, à partir de la psychanalyse, les coordonnées du déclenchement – la mauvaise rencontre avec l’objet, mais aussi ce qu’il en est des buts du traitement (l’auto guérison, le transfert), mais aussi à partir d’un autre abord, où le concept de jouissance joue un rôle, celui de tempérer, de border son envahissement. Que ce soit dans ses implications cliniques et théoriques, la thèse structurale est orientée par une éthique qui tient compte de la possibilité d’un travail de la psychose. Il s’agit donc de promouvoir des prescriptions médicamenteuses conjuguées à des entretiens menés en référence à une clinique du sujet. En ce sens, il s’agit de parer aux retentissements psychiques de la mauvaise rencontre et de soutenir les initiatives auto-thérapeutiques commencées par le sujet lui-même, au regard notamment des formes de suppléance. Grâce aux repérages des modalités du déclenchement, il est possible d’avoir au moins une idée des risques encourus par le patient lors des événements de sa vie qui le mettent dans l’impossibilité de répondre autrement que par un nouvel accès. Il s’agit donc de prendre acte de ce repérage et de se faire le « secrétaire de l’aliéné » , c’est par ce biais que se fait entendre le « dire du sujet » .
Voici la vignette. Il s’agit de M. B. dont la perplexité a été précédée par ce moment annonciateur que fut la fixation érotomaniaque sur Mlle M. qui a duré 5 ans. Le point de départ fut le coup de foudre sur Mle M. à l’occasion d’un barbecue chez un ami dans la périphérie de la ville où il commençait ses études d’ingénieur ; Clérambault appelait ce point de départ de l’érotomanie, le « postulat », un croissement de regards, de « grande intensité » qui l’a scotché pour toujours, dans l’attente d’une parole qui n’est jamais venue ou d’un geste qui aurait pu se manifester. « Pas de doute, elle s’intéressait à moi », dit-il, elle a baissé le regard et hochait de la tête. Il s’en est suivi une fixation discrète mais mortifiante qui hante la vie du sujet, l’absorbe littéralement ; l’objet est idéalisé, adoré à l’aide d’images chastes. Il imagine un mariage, dans un décor semblable au lieu du barbecue ; il poursuit ses études, de temps en temps il a du mal à trouver le sommeil, il songe à la Dame. L’objet est idéalisé, surinvesti mais l’abord reste platonique, il n’a jamais voulu « forcer » la marche de l’histoire ; tout est laissé à l’initiative de la dame. Le sujet attend, il se raisonne. La Dame habite à 300 kms, il l’excuse ; il se persuade qu’elle va se manifester ! Il fréquente régulièrement un copain, le frère de Mlle M. ; il ne lui demande rien, mais suppose qu’il existe entre eux une entente. Aux remarques que fait son camarade, il pense qu’il fait allusion à la liaison qu’il a avec sa sœur. Il imagine qu’il est traité en « beau frère ». Ainsi, à la question du camarade, que feras-tu à Noël ? il croit qu’il annonce un dénouement proche : il déduit qu’ils passeront Noël « en famille ». L’affaire s’éternise pendant 5 ans. En effet, le camarade et lui deviennent ingénieurs, l’Ecole organise une grande fête lors de la promotion. Tout le monde est réuni, les familles, les amis. A cette occasion, il rencontre Mlle M., elle est toujours aussi belle comme au premier jour. Il n’ose pas lui parler, il la regarde. Sa présence le plonge dans une sorte d’excitation, il a bu un peu, décidé, il s’approche d’elle, avec étourderie il lui lance, « j’aimerais vous épouser », elle lui répond pas très enjouée ; vous plaisantez, n’est-ce pas ? Et un peu moqueuse, « sachez plutôt que je vais me marier prochainement, annonce dont j’avais gardé jalousement le secret jusqu’à présent !! ». Vous remarquerez que M. B. n’a jamais eu l’idée, au cours de ces 5 dernières années, d’interroger les signes émis ou pas par l’objet. Il n’a jamais tenté un contact avec Mle. Il se contente de suivre le postulat. Il imaginait que l’autre allait enfin prendre l’initiative. La nouvelle et les conditions de la révélation du secret s’avèrent être ravageuses pour M. B. L’annonce d’un mariage tenu secret est la formulation informulable, l’index inaugurale du moment de bascule dans la psychose. Le moment de perplexité démarre à l’après-coup de cette révélation, lorsque M. B rencontre le signifiant de la jouissance chez Mlle M.
Très déçu, il quitte la scène de la fête, s’ouvre alors pour lui un temps que certains auteurs nomment expérience énigmatique (ccc), à distinguer du phénomène élémentaire à proprement parler. L’énigme, telle que nous l’entendons ici, n’évoque pas forcément ce que dit le dictionnaire, la recherche de sens de quelque chose à deviner à partir d’une description obscure ou ambigüe ; l’énigme n’est pas non plus un simple phénomène ou production de l’automatisme mental ; bien que phénomène de langage, elle ne se réduit pas à une affaire de sens. Ce qui est important, ce n’est pas seulement ce qui est dit, mais à qui est dit, la relation du sujet à l’Autre. Œdipe affronte le Sphynx qui lui pose une énigme. Pourtant, au vue de l’oracle qui marque l’histoire d’Œdipe, l’énigme porte, non pas seulement sur l’énoncé, mais sur l’énonciation, sur sa cause. En effet, M. B. va rencontrer rapidement les effets de la forclusion qui jusque là s’étaient maintenus cantonnés dans le registre modéré de la passion érotomaniaque. Il entend, ou il s’énonce, ou il répète, « foule le secret », formule affectée d’une signification insultante dont l’aboutissement sera le sentiment d’avoir été « dupé, humilié, salopé », mais au prime abord, il s’agit d’une formule dont le sujet ne comprend pas initialement la signification ; l’injure contenue dans « salopé » sera donc secondaire à l’expérience initiale dans laquelle le sujet éprouve l’indicible des effets de la forclusion ; de ce point de vue l’injure est la réédition atténuée de ces effets. Nous situons donc le temps de la perplexité initiale dans l’expression « foule le secret ». En suivant Lacan, d’une « question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » , on aperçoit clairement comment cette expression s’origine au lieu de l’Autre : au lieu où l’objet indicible, le mariage, est rejeté dans le réel, un mot se fait entendre, le secret du sujet « foulé au sol », ravalé publiquement . Le rejet de l’offre de mariage, réduit à une simple plaisanterie, fait conjonction avec la jouissance que rencontre cette formulation : Mle M. exprime moqueuse la jouissance contenue dans son secret. M. B. fait de cette expérience de jouissance qu’est la révélation du secret une expérience énigmatique, et l’envahissement progressif de jouissance, « se sentir salopé » accentuera encore le vide de la signification.
Ce n’est qu’au bout de quelques semaines que son expérience énigmatique se résoudra en une conviction délirante. Rétrospectivement, trois symptômes semblent s’être manifestés, il dit qu’il ne savait pas ce qu’il cherchait ; il venait d’être diplômé, ce point ne doit pas être négligé, le sujet se trouvant avec un objet symbolique, le diplôme, en plus. D’ailleurs, il avait envisagé de faire un break d’un semestre avant de commencer à travailler, il passait son temps devant la fenêtre de sa chambre ; 1er symptôme, la réalité se transforme peu à peu, d’opaque qu’elle était, devient claire, 2e il veut trouver une signification mais il n’arrive pas, quelque chose lui échappe qui est en lien avec la jouissance manifestée par Mle M.. Le vide énigmatique de la signification, va de pair avec le surgissement et déchaînement du signifiant dans le réel, les objets se détachent du lien signifiant, surgissent avec brutalité dans le réel , du coup, les lignes de haute tension qu’il voit face à sa fenêtre signifient quelque chose mais en même temps elles ne signifient rien de précis ; la route qui dévale la pente signifie quelque chose mais il ne sait pas ; le sac à dos, rangé au grenier signifie quelque chose mais il ne sait pas au juste ; 3e de plus, une jouissance délétère, effractive, rentre dans son corps, il entend dedans dans son cerveau ou dehors, un bruit insolite, des courants, des picotements, un frappement électrique, dont il ne connaît pas la cause, mais le bruit est bien présent; tout cela est allusif, impossible de trancher dans un sens comme dans l’autre. Inversement, des phénomènes de jouissance délocalisée énigmatique assaillent son corps, il sent des courants d’énergie contradictoires à la fois sous le mode d’un grand « flux d’énergie », « flux » qui lui fait également défaut ; il ressent dans son corps « le lâchage des neurones », a des « insomnies » qui vont l’affaiblir, épuisé, il sombre dans un état de « déprime » qui va durer quelques semaines. Si, au début, de cette période délétère, l’état de perplexité va croissant au rythme de tout ce qui est nouveau, devient énigmatique, le sens, « la compréhension » chère à Jaspers, continue à s’abraser se présentant comme étrangère et incompréhensible. C’est dans cet état assez instable que s’ouvre la voie à la formation de la signification, par la décision de quitter le domicile, décision qui équivaut à la certitude dans la mesure où le développement de la certitude vient remplacer le développement manquant de la signification , d’où la décision de « faire le chemin de Compostelle », errance qui va durer exactement 10 mois, jusqu’à son retour en Ile de France, son hospitalisation en psychiatrie, et plus tard la rencontre avec nous.
On peut résumer à ce stade, trois phases bien distinctes : « le coup de foudre », l’énamoration initiale, sous le mode d’une érotomanie discrète ; ensuite, la rencontre, qui suscite une excitation mortelle, ouvrant sur un moment de perplexité où surviennent des phénomènes élémentaires et des accès hypocondriaques. Au cours de cet instant, période d’incubation selon les classiques, le sujet se trouve au bord du trou, il lui arrive des choses qu’il éprouve dans son corps mais le sujet n’arrive pas à donner du sens ; il éprouve un vide, tant sur le versant signifiant, par le vide de la signification, tant sur le versant du corps, par la jouissance qui fait retour dans son corps ; surgit, enfin, brusquement une certitude ; il doit retrouver son énergie ; charger ses batteries, au début en suivant les pylônes de haute tension de la Seine et Marne, ensuite en quête de spiritualité vers Compostelle ; il se rappelle qu’il a une tante qui habite sur Orléans, il suffit de suivre le chemin pour se « raccorder » à Compostelle…en 10 mois il aura parcouru 1300 kms, 650kms dans un sens, jusqu’à Irun, entre temps il aura bifurqué, il découvre des fermes abandonnées, des paysans qui l’hébergent et beaucoup de nuits à la belle étoile…ses parents, inquiets en fin de compte, décident de le faire rentrer, essuient un refus poli de sa part, seul, la convocation au TGI régional pour faire partie d’un Jury de cours d’assise, le décide à rentrer. Il est dans un état de délabrement total, ses parents le font hospitaliser.
Nous avons dégagé à l’entrée du déclenchement de la psychose chez M. B. trois types de troubles, que l’on pourrait mettre sous le compte de la triade, la perplexité, le déchaînement du signifiant et la délocalisation de la jouissance. Une telle lecture est moins une succession des phénomènes hétérogènes qu’une séquence logique – signifiante – ici présente à la faveur des conjonctures déclenchantes, à savoir, l’ébranlement des identifications, la rencontre, la mauvaise rencontre avec l’incomplétude de l’Autre et son énigmatique désir, comme résultant de la « rencontre, la collision avec le signifiant inassimilable », ici la prise de parole est marquée d’impossibilité, lorsque M. B. à la faveur d’une situation donnée, ne peut prendre appui sur une signification préexistante se trouve au bord du trou du symbolique et ce d’autant plus qu’il ne peut rien répondre à ce manque présent dans l’Autre par l’objet a, puisque l’objet du mariage chez Mle M. était déjà présent, de plus, gardé jalousement en secret.
Nous avons ainsi présenté, « le trajet » que M. B. a effectué avec nous pendant une année, à partir du point de vacillement (du déclenchement) qui ouvre une béance radicale. Il parcourt dans la rencontre qu’il fait avec le clinicien sa capacité à y remettre du semblant. C’est ce trajet, du réel du semblant, qu’il vient « construire » grâce au transfert. Parallèlement à la fragilité de ce mode de stabilisation, il convient de reconnaître que la mise en place du lien transférentiel permet de transformer la psychose déclenchée en une psychose ordinaire, c’est-à-dire conférant au sujet une connaissance de son mode de fonctionnement lui permettant dans les meilleurs des cas, d’éviter une nouvelle crise, « sans s’appuyer sur une rectification normalisante au nom des exigences de la réalité, mais à partir de la présentification d’une faille dans l’Autre du savoir où le sujet peut trouver à reloger la question d’un choix à opérer » sur les points suivants : à présent, il sait que sa crise est en rapport avec la manifestation d’un intérêt pour une femme ; il sait d’autre part que son manque d’énergie est interne ; il sait qu’il devrait être centré sur les études et le travail (pour son métier, il veut se rendre au Canada), tout cela reste fragile, néanmoins ces buts indiquent la voie d’une clinique orientée par le serrage de la jouissance, par un réglage et la mise à distance du désir de l’Autre, et par l’acquisition d’un savoir pratique sur son propre mode de fonctionnement.
Pour terminer, le psychanalyste est rarement consulté quand se précipite la psychose. En effet, la conjoncture de déclenchement est en général si dramatique qu’elle appelle immanquablement des réponses dites d’urgence ; la menace du passage à l’acte étant le plus souvent, l’aune à laquelle se mesure le réel en jeu dans la conjoncture du drame qui se joue , mais s’y employant correctement, en respectant les situations, toujours singulières, le psychanalyste est au contraire bien placé pour être pris à témoin par le sujet de ce qui lui arrive et de ce qui en est la cause. Cette situation rend propice un rebranchement sur l’Autre, et œuvre dans le rétablissement du circuit de la parole, donnant ainsi une limite à la jouissance qui risque de submerger le patient. Peut-être pourrions, plaider pour une clinique qui au moment du déclenchement reconnaissance qu’il également chez le sujet, malgré la lourde menace d’une chute dépressive, d’un accès de confusion, d’une attaque de panique, d’un passage à l’acte, agressif ou suicidaire, qu’il y a une urgence à dire, dire qui cherche ainsi à être apaisé, et qui doit être reconnu aussi comme tel ; « urgence à dire » de qui arrive d’insensé, d’irrépresentable, d’étrange, et d’inhumain mais qu’il importe de rendre, de faire entendre ; ce dire servira de lit aux inventions du sujet mais il devra être articulé au désir de l’analyste dont la particularité ici est qu’il ne suscite pas le mimétisme, ni l’identification, offrant au patient plutôt une place vide, une place nouvelle dans la mesure où elle ne contient aucun savoir préconçu. Ce sera au patient de produire un nouveau savoir, axé sur l’expérience du réel, qui occupera la place de la vérité. A ce titre rencontrer, la psychose pour un analyste c’est être confronté davantage à une pratique des « surfaces » davantage qu’une « psychologie des profondeurs ».