Association de Psychologues Cliniciens d'Orientation Freudienne

Les corps de la maternité – 43eme soirée : Que veut dire avoir un corps ?

Vanina FONSECA ZAS

affiche 19.11.14« Elle n’est pas morte et elle n’est pas devenue quelqu’un d’autre. Non seulement elle est toujours elle-même, mais elle est mère. Non seulement est-elle encore en vie mais quelqu’un d’autre l’est également, totalement, là-bas au bout du couloir, et elle sent la vie de cet être tirer sur les fibres de son cœur ».

Nancy Huston, Virevolte.

Si la psychanalyse nous met en garde contre ce leurre de l’harmonieuse dyade mère-enfant, la clinique au sein d’une maternité regorge d’inadéquations, séparations, effondrements, et retrouvailles. Des corps rejetés, aimés, déniés et bercés. Dans le corps à corps de la mère à l’enfant on ne peut pas ignorer que « ça jouit ».

Faire l’expérience ignorée que l’autre-enfant est radicalement séparé, définitivement perdu de lui-même et ça depuis le début de l’expérience. Freud rappelait dans son introduction au narcissisme : « Dans les enfants qu’elles mettent au monde, c’est une partie de leur propre corps qui se présente à elles comme un objet étranger ».

La grossesse est un moment de passage : de remaniement identitaire, d’actualisation d’un ancien désir incestueux, de transformation du corps dans le réel qui trouble l’image spéculaire.

De ce « corps dans le corps » peuvent nous témoigner certains déclenchements psychotiques lors de la grossesse ou des situations à la limite du corps – comme nous l’aborderons après -. Pour le reste, le corps – réel – de l’enfant demeure voilé, enveloppé par le fantasme maternel, impossible objet parasitaire.

Au cours de la grossesse, mais également lors de l’accouchement et les premières heures de la vie de l’enfant, la femme est confrontée à quelque chose d’innommable.

1. Le corps de la mère

Nous trouvons dans l’expérience de la maternité cette dimension de la jouissance vivante, « jouissance de la vie comme jouissance non encore marquée »1, le « corps dans le corps » de la grossesse ou le corps du nouveau né.

Freud nous présente, dans son texte de 1914 sur le narcissisme, des figures séductrices auxquelles on suppose une jouissance pleine et fermée sur elle-même : des femmes d’une beauté inabordable, l’enfant dans son inaccessibilité narcissique, le charme des félins, les criminels célèbres et les humoristes.

Il continue : « c’est comme si nous les enviions pour l’état psychique bienheureux qu’ils maintiennent, pour une position de libido inattaquable… »2. A ces figures de jouissance non marquée nous pourrons ajouter la femme enceinte. Egalement Lacan relève « dans le rapport normal de la mère à l’enfant quelque chose de plein, de rond, de fermé, quelque chose d’aussi complet que dans la phase gestatoire», en rappelant que le moment de tomber enceinte : « c’est toujours le rempart d’un retour au plus profond narcissisme »3.

Le corps y est concerné et il faut d’abord rappeler que le corps se construit. Pour que le langage puisse habiter et habiller le corps, pour qu’une image puisse se projeter, une extraction préalable doit s’opérer. Pour que les poumons respirent ou que la bouche succionne, ils doivent d’abord se vider.

Une coupure dans le plus intime du corps. « Coupure avec quoi ? – demande Lacan -avec les enveloppes embryonnaires… ensemble pré-spéculaire… les enveloppes comme élément du corps de l’enfant, qu’est-ce que cela veut dire sinon que le corps est marqué dès la naissance par un manque d’objet, mais faut-il toujours que ce manque s’incorpore… »4.

Et c’est la fonction de l’Autre de faire en sorte que le corps symbolique s’incorpore, que la parole soit véhiculée par un désir et que le mouvement pulsionnel soit lancé.

Ainsi le circuit de la pulsion structure les bords du corps qui contournent un objet inexistant, dans la constitution des zones érogènes. Dans cette ligne, la jouissance phallique est localisée et le fantasme devient le scénario d’une possible relation d’objet. Les trajets pulsionnels viennent limiter la jouissance pour constituer des zones de plaisir.

L’extraction de l’objet crée discontinuité, coupure et vide, et signe le mariage entre le soma et le langage. Un objet devient manipulable grâce au trou creusé par la perte initiale, sans lequel le monde serait un chaos d’objets superposés et sans délimitation.

Nous pouvons observer chez l’œuvre de l’artiste Niki de Saint Phalle ces corps démesurés qui contiennent tous les objets du monde, empilés, entassés. Ce sont des corps féminins sans mesure, chaos du corps. Dans la série « Accouchement », le bébé qui tombe est un objet de plus parmi les autres – tanks de guerre, soldats, poupées, cheval de bois – impossible extraction.

Dans la clinique quotidienne, ce petit objet a, invention par excellence de Lacan, se donne à lire enrobé dans le fantasme inconscient, voilé et négativisé comme soutien du désir névrotique.

La maternité – de son projet au rejeton – laisse entrevoir la place de cet objet fonctionnant dans le fantasme.

L’illusion de l’image spéculaire cache ce quelque chose qui pourtant soutient l’image : i(a). Mais quand cette image se décale faisant apparaître ce qui devait manquer – petit a – le sujet est confronté à l’expérience de l’unheimlich, l’angoisse, « cet intime trop proche qui nous revient de trop près ».

Comment ne pas la rapprocher de la « clinique de la maternité » quand l’angoisse apparaît dans son versant le plus écrasant : angoisse de mort, déchirement du corps, l’enfant mort, la mort de la mère, le corps informe de l’enfant.

2. Qu’est-ce qu’avoir un corps dans le corps ?

La plupart des femmes vont parler et se plaindre de ce corps troublé et de sa propre place dans le désir de l’Autre et de ses vicissitudes. La plainte infantile se laisse entendre dans la mère à devenir. Trop intrusive ou trop absente, abandonnique ou écrasante, la relation à la propre mère comme trace de la névrose infantile freudienne est toujours d’actualité.

L’enfant dans leur ventre apparaît voilé et silencieux, c’est l’enfant de la névrose infantile qui est parlé, cet enfant qu’elles ont été pour l’Autre. La plupart des femmes ne parle que très peu de l’enfant à venir, il y a à la place une attente, une énigme, – φ -.

Ce corps lourd, souffrant, épuisé, qui se ralentit, qui se met à « dysfonctionner » est supporté grâce à cet objet qui est placé là mais absenté, la « barre à sa place », S, dit Lacan pour l’embarras, l’« embarazada » en espagnol. Maximum de difficulté dans la dimension du mouvement, de cela peuvent témoigner les femmes à la maternité !

Grossesse et accouchement constituent des moments privilégiés pour mettre à l’épreuve le corps et la structure. Que « ça tienne » dépendra du positionnement de l’objet, de la trame, de la consistance du corps. Plus le corps se met dans le devant de la scène plus l’objet se révèle dans sa face positive, comme pur réel.

A propos de la mère Lacan disait « ce que la mère du schizophrène articule de ce qu’avait été pour elle son enfant au moment où il était dans son ventre, rien d’autre qu’un corps inversement commode ou embarrassant, à savoir le subjectivisation de a comme pur réel »5.

Une jeune femme récemment mariée réalise une échographie à l’hôpital au cinquième mois de grossesse. On m’appelle car au moment de l’échographie elle est restée sidérée, les yeux figés, sans pouvoir répondre aux appels. Quand je la vois quelques minutes plus tard, elle murmure quelques mots de couleur mystique, les yeux toujours dans le vide. Son mari remarque qu’elle se comporte bizarrement depuis quelques jours. Elle est admise au service de psychiatrie le soir même.

Dans ce moment privilégié de l’échographie ou à un autre moment de la grossesse, cette positivisation de l’objet peut subvenir là où il devrait y avoir un vide et éclater l’image.

Au delà des bruyantes décompensations psychotiques il y a toute une clinique plus discrète d’impossibilité d’accueillir ce « corps dans le corps ». Nous ne sommes plus dans le registre de la plainte somatique de la femme enceinte mais dans quelque chose « d’insupportable » dans le corps.

Mme B. a 34 ans, est camerounaise, primipare, elle habite avec sa sœur, et fait suivre sa grossesse à la maternité. Le père du bébé disparaît au moment de l’annonce. Cette grossesse devient pour elle de plus en plus difficile à supporter. Sa plainte d’abord discrète devient bruyante au huitième mois et parce qu’elle n’arrête pas de pleurer dans le bureau de la sage femme où je suis appelée. Elle ne dort plus, elle ne mange plus, elle ne peut rien dire de son mal-être sauf que ce ventre lui est insupportable, elle veut « s’en débarrasser », elle imagine même prendre un couteau pour se couper le ventre et que tout s’arrête. Je la vois deux fois dans la même semaine, et un rendez-vous avec un psychiatre est organisé. L’idée d’une césarienne avant le terme est évoquée par moi et la sage-femme. Les équipes sont contre toute intervention qui ne soit pas justifiée médicalement, ici la disjonction entre soma et corps est marquante. Pour Mme B. « ce corps dans le corps » lui est insupportable au point de l’anéantir et pourtant médicalement tout va bien et au niveau de la mère et au niveau de l’enfant, elle a même pris 17 kilos depuis le début ce qui est en contradiction avec ses dires – elle dit qu’elle vomit tout ce qu’elle mange -.

Le dénouement est peu heureux. Elle accouche la semaine suivante, par voie basse, le bébé convulse à la naissance, il est transféré à une maternité de niveau 3 et meurt deux jours plus tard, sans aucune anomalie détectée en anténatal.

3. L’accouchement comme passage, acte, Niederkommen…

« Ce corps est sorti d’elle. Une fille, disent les personnes dont les mains manipulent maintenant avec adresse, là-bas les minuscules membres anguleux et les brillantes masses poisseuses des fesses de la tête velue, puis plongent au fond du gouffre béant qu’est le corps de Lin pour en extraire la forme rouge-noir battante de chair vivante qui n’appartient à personne, ni à elle ni à l’enfant, puis se mettent à le recoudre » .

Nancy Huston, Virevolte.

La traversée d’un accouchement est toujours inquiétante, de la peur à l’angoisse en passant par les fantasmes de mort (de la mère ou l’enfant) plus ou moins intenses, ce sont des ingrédients quotidiens de la clinique dans la maternité. Chez certaines femmes cette traversée apparaît comme « insurmontable », impossibilité de l’acte d’accoucher, avec une fervente négation ou sous la forme, plus silencieuse, de ne pas pouvoir s’imaginer ni la naissance ni l’après avec le bébé. Ces dires sont à prendre au sérieux car le corps peut « exploser » et l’accouchement mal tourner. Qu’est-ce qui fait que le corps « tient » ?

De tomber enceinte à « niederkommen », quelque chose s’échoue, se détache. Pour aborder le passage à l’acte dans son Séminaire de l’angoisse, Lacan se sert encore du mot en allemand « niederkommen » pour l’acte de la jeune homosexuelle de se laisser tomber en s’identifiant à cet objet qu’elle a été pour l’Autre. « Le niederkommen (accoucher) est essentiel à toute subite mise en rapport du sujet avec ce qu’il est comme a ».

Y a t-il une « hors de la scène » au moment de l’accouchement ? Est-ce un moment de passage ou moment de rupture ?

Si cet objet qui tombe lors de l’accouchement ne peut pas être accueilli comme objet séparé, symbolisé – emparé dans la fonction paternelle – autre chose se déchire que le corps de la mère et un dénouement se produit.

Nous ne savons pas grand-chose de Mme F. Elle a 39 ans et habite chez sa mère, elle ne fait pas suivre la grossesse donc elle n’est connue d’aucun service, elle accouche à domicile. Les pompiers l’amènent à la maternité. Elle ne peut pas nommer son enfant, personne de son entourage n’inscrit l’enfant. L’équipe soignante la décrit comme déficiente ou sidérée, mutique et docile. Elle inquiète. Elle décrit une relation fusionnelle à sa propre mère, elle dort toujours avec elle et un profond rejet s’installe à l’annonce de la grossesse.

Les jours qui suivent à la maternité Mme F. élabore un délire discret, mais décousu et protéiforme. Le bébé est placé à l’ASE à la demande du juge. Dans le monde fermé qu’elle partageait avec sa mère il n’y avait pas de sortie exogamique. Avec cet enfant elle expérimente la perte d’objet sans pouvoir se soutenir d’une fonction du père et à la place du trou apparaît le délire qui referme le tissu : premier élément délirant, elle invente un père, c’est Manuel Valls. L’enfant fut amené par l’ASE sans aucune opposition ou commentaire de sa part.

4. Conclusion

Ce que je souhaitais pointer ici c’est que le corps lors de l’épreuve de la maternité se trouble et montre sa face opaque. Même si aujourd’hui le corps maternel et le fœtus sont de plus en plus explorés et mesurés, l’intervention médicale plus affinée, et les pronostics plus précis, le corps échappe souvent à l’organisme vivant et aux connaissances médicales.

Au delà de la coupure du corps somatique, une autre coupure se produit au niveau du corps. Il reste cet innommable, ce qui n’a pas d’image et qui peut faire irruption dans les manifestations de « psychose puerpérale » même passagères. Cette jouissance du pur vivant est ici mobilisée suscitant tous les phénomènes du corps ici développés. De la fascination à l’indifférence en passant par la stupeur et la passion, la maternité n’est ni naturelle ni harmonieuse mais un effet de discours qui marque le corps à tout jamais.

1 Soler, Colette, « Ce que Lacan disait des femmes », Editions du champ Lacanien, 1997, Paris.

2 Freud, Sigmund, Pour Introduire le narcissisme, 1914, La vie sexuelle, Puf, Paris, 1969, p.95.

3 Lacan, Jacques, « Le Séminaire X, L’angoisse », Editions de la martinière, Le champ freudien

4 Lacan, Jacques, « Le Séminaire X, L’angoisse », Editions de la martinière, Le champ freudien

5 Lacan, Jacques, « Le Séminaire X, L’angoisse », Editions de la martinière, Le champ freudien