FRANÇOISE FONTENEAU
Bénédicte est trentenaire, je la reçois, en cabinet, depuis bientôt un an. Elle se présente comme une personne au discours confus. J’apprends qu’elle revient d’un séjour en Angleterre, où elle a travaillé mais peu progressé en anglais. Elle est au chômage, et a droit à une formation pour tenter le Diplôme universitaire (D.U.) d’une Université de la région parisienne. C’est très dur, elle se désespère, se sent incapable, nulle. Ses résultats sont très mauvais. Elle a des crises de boulimie « il faut que je mange, c’est impératif ! », Je demande si elle a déjà vu un psy : oui mais « je ne voulais plus voir le psychiatre, car il ne voulait pas m’entendre parler des médicaments » Quels médicaments ? « La trithérapie, qui enrichit les laboratoires et bousille la flore intestinale », et qu’elle a arrêtée. Elle a souvent de l’eczéma, car elle ne respecte pas son régime, dit-elle – Quel régime ? – « Sans gluten ni produits laitiers » – d’où vient ce régime ? Des conférences de l’A.P.E.C (Association Pour l’Emploi des Cadres) qu’elle a suivies il y a plusieurs mois et qui ont réussi à la convaincre de lâcher la trithérapie au profit d’un régime, de diètes et de la méditation. Mais elle a du mal à « tenir », elle se dit « pas très courageuse ». Elle parle de son corps de façon distanciée : « quand je jeûne, mon corps est froid, il faut que je mange, alors j’engloutis ».
Son idiotie affichée, accompagnée de tristesse qui font penser à une passion de l’ignorance, me fait lui poser pas mal de questions. Je lui parle et décide de ne pas seulement l’écouter associer. Je clos la séance en lui proposant de la recevoir, à condition qu’elle fasse des contrôles et des analyses régulièrement. Elle ne dit ni oui ni non, mais questionne : qu’est- ce que, elle, devra faire pour travailler avec moi ? Rien ! Si ce n’est venir me parler et apporter ce qui lui importe et l’embarrasse.
La famille
Quelques séances m’apprendront qu’elle est la 5ème et la plus jeune d’une fratrie de 5 enfants, que son père – mort – était un jésuite défroqué, qui – après avoir été informaticien, restait à la maison où il écrivait des poésies et faisait de l’excellente cuisine. Il avait « chassé la mère » (après des disputes violentes), mère qui était très silencieuse et absente, et qui « ne parle que depuis la mort du père ». Ses meilleurs souvenirs sont de grandes tablées avec de bonnes choses, où tous discutaient joyeusement, mais, elle, ne disait rien. Par contre, seule avec le père, qui lui parlait beaucoup, elle parlait aussi. De quoi?«De rêveries, de l’imagination, de philosophie ». A l’école, ça ne marchait pas, elle était « ailleurs ». On lui fait faire l’école du cirque, ce n’est pas mieux ! Puis une école de théâtre : ça lui convient et marche mieux. Elle aimerait bien avoir un copain, mais sa tendance à imaginer, à projeter, lui joue des tours « elle n’est pas dans la réalité » dit-elle1 et elle pense toujours à un autre homme », lequel ? « Le père ».
« Je ne veux pas entrer dans le moule »
Bientôt elle m’annonce que ses résultats d’analyses sont bons. Elle semble donc répondre à ma demande. Elle apporte à plusieurs reprises une plainte au sujet de son manque de concentration, de ses difficultés à préparer le concours. Que veut-elle faire de ce concours ? « Avec le niveau BAC, obtenir une meilleure formation » Pour faire quoi ? « Du théâtre ou de l’aïkido avec les enfants ou des personnes âgées. Mais je ne travaille pas bien. En fait, je ne veux pas entrer dans le moule ». Elle revendique la liberté – comme le père – comme le psychotique, dont Lacan disait qu’il était libre dans son discours.
Les voix
A la 6ème séance, Bénédicte qui m’avait quittée en me disant « la prochaine fois je vous apporte un rêve » me dit que, finalement, elle a pensé à autre chose dont elle n’a jamais parlé : deux choses.
1 – Elle entend parfois des voix – Que disent-elles ? « Ce sont deux voix qui discutent mais ne sont pas d’accord entre elles, elles disent : « ça n’a pas de sens ! » et moi je ne peux pas intervenir ». Avons-nous là un trait du schizophrène ? Dans sa conférence sur « la clinique ironique », JAM parle du schizophrène qui « occupe une place que l’on pourrait dire d’exclusion interne ». Il ne s’agit pas, ici, de phrases interrompues comme chez le Président Schreber, mais d’un discours sur le non-sens. Le signifiant « sens » y est nié, et elle trouve injuste de ne pas avoir droit à la parole. Depuis, quand lui arrive-t-elle d’entendre ces voix, qui parfois disent « du charabia » ? Depuis longtemps : déjà au collège, même à l’école primaire. J’étais là sans y être. Je pensais au bon déjeuner que mon père préparait.
C’est le parlêtre qui est en cause dans ces hallucinations. Le « ça n’a pas de sens » lui fait énigme, mais c’est moins la présence du signifiant sens dans le Réel qui est éprouvé en premier que son absence dans l’Autre. Le charabia semble être aussi la dénomination de son discours d’enfant et de son discours confus à l’université. Non pas tristesse, non pas erreur, mais passion de l’ignorance, en conjonction avec la volonté, héritée du père, de ne pas « être dans le moule ».
2 Les visions : « Il m’arrive aussi des choses étonnantes : dans le métro une femme était assise en face de moi avec un grand sac sur les genoux dans lequel j’apercevais le crâne d’un enfant. Est-il vivant ? Est-il mort ? Je ne sais pas, pour moi ce sont des signes. Pourquoi ? Je garde parfois des enfants et c’est beaucoup de responsabilités ». On n’oublie pas aussi, chez elle, la position morbide qu’elle soutient dans son rapport au VIH. Bénédicte présente aussi des traits de mélancolie.
L’ironie
« A l’université, je me sens pleine d’énergie, je sens que je dérange les autres, mais », dit-elle en souriant : « pour les études, entrez dans le sérieux… Et c’est la mort ! ». Cette formule, elle n’hésite pas à la dire à l’université. Quand on lui reproche de ne pas écouter, elle constate que ce sont les moments où elle-même ne se sent pas assez écoutée. « Au théâtre j’aimais bien, j’avais une écoute démultipliée ». On constate la volonté de liberté, et l’ironie, dont J.-A. Miller parle au sujet du schizophrène2. Bénédicte, qui manie parfois l’ironie, le fait un peu de façon kierkegaardienne. Pour le philosophe Kierkegaard, l’ironiste ne jongle avec le langage que parce qu’il a confiance en lui et l’ironie se trouve à la charnière des deux premiers stades de la vie de celui qui choisit : entre le stade esthétique, celui de la jouissance, des plaisirs, et celui du stade de l’éthique, ce par quoi l’individu devient ce qu’il devient, stade qui précède pour Kierkegaard le stade religieux.3 Le philosophe Jankélévitch4 pointait que les plaintes des philosophes sur l’indicible, l’ineffable, ne s’expliquent que par un dogmatisme déçu, ce sont les plaintes de celui qui croit que le langage pourrait être fidèle, comme la perception qui devrait être véridique. Le schizophrène comme l’ironiste trouve une solution dans un jeu, une feinte qui permet de le protéger contre la quotidienneté prosaïque. Si Socrate est souvent évoqué chez Lacan, et si son ironie est pointée, c’est aussi parce qu’il se place dans le non-savoir, comme l’analyste y est invité dans notre champ.
La sexualité
Ce jour-là, elle parle d’une situation qui l’a dérangée : Elle est dans le métro et se tient entre deux hommes. Elle ressent dans son corps quelque chose de « dérangeant ». Ils doivent se dire « on va s’la faire ». Je lui demande, ce jour-là, si elle peut associer quelque chose à cela ? Oui ! Des attouchements de son prof de piano, elle a alors 11 ans, puis à 13 ans par un cousin. Un rapport forcé à 16 ans avec quelqu’un du théâtre. Elle évoque là le VIH : d’où vient-il ? Elle ne sait pas, mais on lui a dit que c’était un « Virus International ». Alors est-ce ce jeune homme ou bien dans son séjour africain ? On peut noter chez elle ce que Freud pointait dans son article sur l’Etiologie de l’hystérie : des chaînes associatives et l’expérience sexuelle de la puberté, également des symptômes et des fantasmes hystériques5. Les symptômes dermatologiques qu’elle évoque parfois touchent la bouche, les cheveux, le ventre, le vagin. Si Bénédicte a souvent été malmenée par les hommes, elle souhaite cependant trouver un copain.
Le regard
Elle apporte bientôt l’importance du regard pour elle. « Je perds mes moyens, ça m’envahit, mais en même temps j’ai besoin du regard des autres ». Un souvenir surgit : « Je suis sur la scène du théâtre où je joue du théâtre NO. Mon frère (son frère bienaimé) est dans la salle. Je n’aime que son regard, mais ça me met dans un état de grande perturbation. Lui, danseur, se débrouille mieux que moi ». Elle évoquera un moment au parc, où elle s’est approchée des petits canards. La mère canard l’aurait regardée de façon très agressive et elle serait partie précipitamment. Voilà une mère qui, elle, protège ses enfants !
Le rapport aux autres
Est souvent difficile. Parfois trop énergique, elle sent qu’elle dérange. « On me dit que je n’écoute pas, mais moi, je ne me sens pas écoutée. On me dit que je parle trop directement, trop durement, mais moi, je me sens le désir que tout se passe bien avec tout le monde, mais je ne suis pas là où il faut. J’ai aussi des moments d’émotions, des larmes aux yeux, est-ce que ça vaut le coup de vivre ? ». Silence. « J’ai moins d’eczéma mais je pense que j’ai arrêté trop tôt ma trithérapie… [silence de la patiente et de l’analyste] mais je ne veux surtout pas la reprendre ». B. a souvent des moments de retrait de tout contact avec amis ou famille6. Trait que Freud accordait, parfois, à la schizophrénie, mais aussi à la mélancolie.
La réussite au D.U.
Alors que, toute l’année, elle a eu de très mauvaises notes en français, elle est reçue à l’examen avec un 14 en français. Quel était le sujet ? « Peut-on respecter tout ? ». Elle a, dit- elle, « écrit comme elle pensait, comme elle parle ici, sans tenir compte des consignes universitaires ». Maintenant, que faire ? Elle pense demander une formation d’animatrice pour maisons de retraite, et, en attendant, trouver un job d’été dans le sud de la France. En raison d’un temps assez long d’absence, je lui demande de me téléphoner pour me donner de ses nouvelles. Elle, qui semble parfois désorganisée, ne manquera pas de le faire et aux dates proposées. A la reprise des séances, elle m’apprend qu’elle a fait un stage de 3 semaines de Bénévole organisé par les Petits Frères des Pauvres dans une maison de retraite en Province.
Une séance-type qui questionne le diagnostic
Elle arrive, ce jour-là, avec une démarche très féminine, déliée, joliment vêtue, souriante. Elle me fait part de ses recherches de travail, de stages, de formations. Parle de ses soucis d’argent, du rendez-vous qu’elle a pour un entretien dans une maison de retraite. Elle me fait part du fait qu’elle a rencontré quelqu’un dans une fête d’anniversaire. Elle est consciente que cette relation ne durera pas très longtemps et ne veut pas rêver, mais « ça me fait du bien ». Elle m’annonce aussi qu’elle a refait faire les analyses, comme je lui avais – l’air de rien – à nouveau demandé : elles sont bonnes, dit-elle. Jusqu’ici la séance pourrait être de tonalité névrotique.
Puis elle me dit : « La dernière fois, je vous avais dit que mon stage de bénévole ne s’était pas passé au mieux avec les gens. J’ai essayé de me demander pourquoi. J’ai trouvé. Je ne mange ni gluten ni lactose, mais je ne voulais pas passer pour une emmerdeuse, alors j’ai mangé comme tout le monde. J’ai « profité » de tout, peut-être même trop mangé. En tous cas j’ai été faible je n’ai pas tenu bon. Et quand on est faible les gens le sentent. Je n’étais pas très disponible aux autres et pas perçue comme une personne forte par les personnes âgées, même si j’ai réussi à leur faire faire des exercices préparatoires à l’aïkido. C’est une expérience, je dois en tenir compte pour la prochaine fois ».
Voici là une autre tonalité. Elle a trouvé une logique : cette faiblesse quasi morale, quasi éthique, du « céder sur », qui serait perçue par les pensionnaires. Elle évoque aussi cela par rapport à une mission qu’elle n’effectue pas, qui serait de faire du prosélytisme contre les trithérapies.
Sommes-nous dans la deuxième partie de cette séance dans le Splitting, la Spaltung, la coupure dont parle Lacan dans le séminaire VI, évoquant « ce que l’on peut appeler la machine fondamentale. Cette machine est proprement ce que nous retrouvons comme détaché, dégagé, au principe de la schizophrénie. Là, le sujet s’identifie à la discordance comme telle de cette machine par rapport au courant vital »7. Lacan nous fait remarquer que l’on touche là du doigt l’une des formes les plus éminentes de la fonction de la Verwerfung (forclusion). La coupure est à la fois constitutive du discours et externe à celui-ci. De ce fait, si le sujet s’identifie à la coupure, il est forclos.
On peut constater que Bénédicte effectue un tissage d’une séance à l’autre. Elle trouve des solutions pour se cadrer, se donner des limites. Elle dépasse là un petit peu, elle « profite » de l’objet nourriture et maintenant d’un petit copain, en tous cas pour un temps. Elle se place donc sous surveillance. « En tenir compte la prochaine fois ! »
La question du diagnostic ?
Plusieurs aspects de ses discours et comportements évoquent la psychose, la schizophrénie : l’idiotie affichée, elle n’est pas « dans la réalité », les voix, le sentiment d’exclusion interne, les visions, l’ironie, le rapport aux autres difficile. Mais d’autres traits peuvent aussi évoquer l’hystérie : identification au père, chaînes associatives des expériences sexuelles, symptômes dermatologiques. Ont été notés aussi des traits évoquant la mélancolie (son rapport au VIH), parfois la paranoïa. Force est de constater une mise en place du transfert et des effets. Alors, Bénédicte, sujet schizophrène qui trouve des stabilisations ?
En conclusion : Les dangers du conceptualisme
J’aimerais conclure cette présentation de cas en soulignant les difficultés de s’en remettre à un concept, comme le désignait F. Hautecoeur, « en crise ». Nous sommes un « atelier d’histoire des concepts ». Le concept est une représentation générale de ce qui est commun à plusieurs objets. Nous avons pu voir comment il recouvre plusieurs conceptions. C’est un produit de l’entendement. G. Canguilhem se demandait même en 1966 si le concept « peut nous procurer l’accès à la vie, au vivant ». Il faut, disait-il en 1978, « admettre la puissance, mais aussi la limite, de la rationalité en médecine ». Soigner est, pour lui, une affaire d’expérience : « On ne peut pas ne pas expérimenter, dans le diagnostic, dans le pronostic, dans le traitement, dit-il. Soigner c’est faire une expérience ».
Canguilhem rejoignait la position du psychanalyste, lorsque ce dernier parle de sujet, je le cite : « Il faut parvenir à admettre que le malade est plus et autre qu’un terrain singulier où la maladie s’enracine, qu’il est plus et autre qu’un sujet grammatical qualifié par un attribut emprunté à la nosologie du moment (un concept). Le malade est un Sujet, capable d’expression, qui se reconnaît comme sujet dans tout ce qu’il désigne par des possessifs : sa douleur et la représentation qu’il s’en fait, son angoisse, ses espoirs et ses rêves. Alors même qu’au regard de la rationalité on décèlerait dans toutes ses possessions autant d’illusions, il reste que le pouvoir d’illusion doit être reconnu dans son authenticité. Il faut reconnaître que le pouvoir d’illusion n’est pas de la capacité d’un objet »8 mais d’un Sujet.
1 Cf. S.Freud la perte de la réalité dans la névrose et la psychose 1924, in Névrose Psychose et Perversion, éd PUF 1985
2 J-A Miller Clinique ironique in La cause freudienne n°23 1993
3 S. Kierkegaard philosophe danois 1813-1855 à qui on rendait hommage –colloque international à Paris- le 30 nov.2013
4 V. Jankélévitch L’ironie Ed Champs Flammarion 1964
5 S. Freud in Névrose Psychose et Perversion op.cit. p.83et 153
6 Freud in article de 1924 Névrose et psychose in Névrose psychose et perversion pp.283- 285)
7 J Lacan Séminaire VI, éd. La Martinière Champ freudien 2013 p p.539-540
8 G. Canguilhem Etudes d’histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie éd. Vrin 2002 particulièrement Le concept et la vie conférence du 24 02 1966 et Puissance et limite de la rationalité en médecine conférence du 7 12 1978.