Kirsten BOEKE
« Une pratique n’a pas besoin d’être éclairée pour opérer », nous disait Jacques Lacan en 1973 (in : Télévision, Seuil, Paris, 1974, p. 17), et c’est vrai. Le pouvoir des mots existait bel et bien avant la découverte de l’inconscient. C’est un message encourageant pour nos futurs collègues psychologues. Il n’est pas moins vrai que si ce n’est que pour en transmettre un bout, l’éclairage de notre pratique est nécessaire. Vous en parler ici m’a poussé à écrire, et c’est grâce à cet exercice qu’un savoir nouveau sur ce que je fais a pu surgir, mais aussi un manque-à-savoir qui relance mon désir de travail. Je dirais que la pratique éclairée résiste à sa dégradation.
Le titre que j’ai choisi couvre une autre question, préalable celle-ci, celle qui nous réunit aujourd’hui, portant sur ce qui fait d’un psychologue un clinicien. Un des ingrédients non négligeables est l’expérience de terrain qu’un apprenti psychologue peut vivre. En tant que psychologue d’orientation psychanalytique dans une institution de soins, là où le souci thérapeutique est au premier plan, j’inscris ma pratique au service de l’inconscient et du lien social. C’est l’entretien clinique qui est situé au cœur de mon travail, et que je place par conséquent au cœur de la formation à l’écoute telle que je la dispense aux stagiaires.
Participer à l’évolution d’un futur psychologue, y être pour un petit quelque chose dans son destin de professionnel, c’est une responsabilité qui m’enchante. Pourquoi ? Me remémorant mon propre trajet, outre par ma démarche d’analyse personnelle, c’est essentiellement à travers ce que j’ai trouvé dans mes stages à l’époque où j’étais étudiante que j’ai pu me soutenir dans ma professionnalisation. Être à mon tour en position de laisser des marques sur le chemin de quelqu’un, relève donc pour moi d’une forme de passation. Faire passer quoi ? Quel est l’objet en jeu dont nous nous prêtons à être le passeur ? La réflexion que je voudrais partager avec vous porte sur cette question de la transmission. En même temps, l’intérêt de recevoir des stagiaires réside aussi dans le fait de bénéficier d’un regard neuf qui donne l’occasion d’interroger ma pratique. C’est indispensable pour ne pas s’endormir ! Il m’a fallu néanmoins attendre quelques années avant de me sentir prête à prendre cette responsabilité de formatrice. Pour moi, il importait d’être suffisamment ancrée dans ma place, d’avoir pris mes marques de clinicienne avec un désir décidément orienté pour en sortir mon style, propre à moi. Alors il était possible de franchir le pas à me positionner comme référente de stage. Le style, c’est l’homme, d’après Buffon, l’homme à qui on s’adresse, a prolongé Lacan. Première étape donc : me constituer comme adresse pour une stagiaire avec ses attentes de formation.
Le CMP pour enfants et adolescents où j’officie permet de créer des conditions privilégiées pour accueillir une stagiaire. A la fois du fait d’être une petite structure, à taille humaine, mais qui a une diversité de dispositifs cliniques à son actif, et du fait du désir encourageant du médecin-chef de mettre son service au service de la formation. J’y accueille une stagiaire par an, en Master 1 ou 2, sur une durée conséquente de 9 mois. C’est une approche au un par un par laquelle je tente de faire du sur mesure pour chaque stagiaire, en fonction de ses sensibilités et intérêts particuliers. Loin du standard, il ne s’agit pas d’établir un modèle de formation à partir d’un « programme » de stage immuable, mais d’avancer à partir des situations cliniques toujours inédites, animés par un désir de travail partagé.
L’offre de terrain que je fais à chaque stagiaire se compose des modalités suivantes : les réunions d’équipe, les réunions avec nos partenaires extérieurs en fonction de l’actualité d’un cas (professionnels médico-socio-éducatifs, protection de l’enfance ou écoles), un groupe thérapeutique, assorti de sa supervision et des entretiens avec les familles dont l’enfant est accueilli en groupe, et les premiers entretiens. L’intégration dans l’équipe reste à la discrétion de la stagiaire, à travers les multiples points de rencontres et d’échanges informels que sont les moments de repas ou les temps au secrétariat, plate-forme pour tous, par exemple. Outre l’immersion dans la vie institutionnelle, il peut en ressortir une offre élargie à des participations par exemple à l’accueil des adolescents par des collègues non psychologues ou aux rendez-vous d’un psychiatre. En plus de la supervision du groupe, c’est dans les premiers entretiens et leur élaboration que je m’implique tout particulièrement avec la stagiaire, ainsi qu’au niveau de ma disponibilité pour parler de ses questions ou remarques concernant son vécu.
La place de stagiaire n’est pas aisée à occuper, ni à définir. Elle se trouve dans un entre-deux. En fin d’études, de la fac au terrain, s’amorce le passage que j’appellerai celui de la position savante à celle ô combien convoitée de savoir-faire. Accéder à cette dernière, telle est l’attente des stagiaires dont je croise le chemin pour en faire un bout ensemble. L’enjeu du savoir, celui acquis à l’université et celui qui inaugure la praxis, n’est pas le même. Le mouvement va de l’universel vers le particulier. Les bagages universitaires regorgent d’un savoir qui vaut pour tous (théories sur les identifications, les psychoses, la technique de l’entretien etc etc). Sur le terrain clinique, il s’agit d’alléger ces bagages, voire les mettre en dépôt. De fait, le clinicien ne sait rien sur celui qui s’adresse à lui. Le passage à effectuer, c’est de procéder à l’humilité du manque-à-savoir, et de le supporter. En effet, le savoir enseigné n’enseigne pas comment aborder la relation d’écoute et de parole en situation d’entretien, quelle posture prendre dans cette clinique sous transfert. Généralement, les stagiaires se sentent démunis parce qu’ils imaginent de ne pas savoir assez. Or, il n’y a rien de plus encombrant et donc angoissant que de camper sur la position de sujet sachant. Ce n’est pas à partir d’une position de maîtrise par rapport au savoir que nous travaillons.
Tout travail relationnel se base sur le lien transférentiel. Le transfert est le pivot de la clinique, mais aussi de la transmission, et leur dénominateur commun, l’objet. Ce fameux objet obscur, énigmatique, celui qui nous fait courir ou celui qui nous encombre et nous excède à l’occasion. La clinique de l’entretien se structure dans la mesure où il y a un sujet et un objet du transfert. C’est à condition que le thérapeute joue le rôle de l’objet que se fonde l’adresse à un sujet supposé savoir. On s’adresse à quelqu’un qui n’est pas quiconque. Ce quelqu’un qui est censé être un spécialiste, se met en lieu et en place de cette supposition pour que l’amour (de transfert) puisse s’adresser au savoir, permettant l’accès au désir. Le thérapeute doit tenir une position désubjectivée pour laisser la place à l’émergence du sujet, c’est-à-dire au savoir de l’inconscient dont le sujet consiste. Il se fait ainsi à la fois le réceptacle de l’objet en excès qui signe le dérèglement pulsionnel à l’origine de la démarche, et le support pour que le sujet puisse s’y appuyer comme cause de son désir. Nous incarnons une poubelle, mais aux habits de l’empereur.
Concrètement, comment cela se passe ? Un parent sollicite une consultation au CMP pour son enfant qui présente un problème. Élever cette adresse à l’institution à une fonction qui inaugure le transfert est l’objectif premier. Pour cela, il s’agit de la resserrer du multiple au singulier, et encore du général « parler à la psychologue » au particulier de la nomination. Comment inclure la stagiaire dans ce processus ? Lacan ne se formalise pas de la différence entre transfert et contre-transfert, il pose que l’analyste « participe au transfert » (p. 368, Sém.VIII, Le transfert). Cette participation peut inclure plusieurs personnes, nous le savons dès que nous travaillons en institution. Le transfert que je dirais pluriel se joue néanmoins toujours au singulier, au un par un, il n’est pas cumulatif. En hommage à Jean Oury qui parlait de « transfert dissocié » pour illustrer que le psychotique ne peut transférer sur un seul analyste, j’évoque à cet endroit l’utilité de nos groupes thérapeutiques pour enfants et adolescents au CMP. C’est l’intérêt de travailler au sein d’une équipe, pouvoir créer des dispositifs cliniques à plusieurs. La situation d’entretien avec la stagiaire peut aussi être conçue de cette façon.
La stagiaire dont la présence n’est pour ainsi dire jamais refusée, participe au transfert aux côtés du clinicien, en se situant également à une place de désirant, voilà mon hypothèse de travail. Elle vient potentialiser les deux versants du transfert objet et sujet supposé savoir. Elle peut représenter en tant qu’étudiante un désir de savoir, ou du fait de son attitude silencieuse un regard, et prendre différentes fonctions. Dès les présentations, je choisis d’accoler la stagiaire à ma position, la nommant « ma » stagiaire vis-à-vis du parent, me dotant ainsi d’un objet et misant sur le maintien de l’aspect privé de cette sphère intime. D’aucuns pourraient y voir une ressemblance avec certaines modalités de la relation parent-enfant. La participation au transfert requiert de la part de la stagiaire la plus grande discrétion. L’entretien est canalisé vers une seule interlocutrice privilégiée, puisque je me réserve la conduite et l’acte de clore l’entretien. Le sujet doit être assuré de pouvoir s’appuyer sur le clinicien. Avec Caroline que vous allez entendre après, et qui a été ma stagiaire il y a 4 ans, il a été possible d’engager le suivi d’une fille de deux ans avec sa mère sous forme d’un binôme thérapeutique. Nous n’étions pas de trop à deux pour mettre au travail la parole de l’une et de l’autre, dans un espace de jeu partagé, où il était question de reconstruire une famille avec une fonction paternelle bienveillante.
Le travail avec les enfants est complexe. L’enfant dépend de ses parents et nous met d’emblée face à plusieurs interlocuteurs, avant tout à ses parents. L’enfant n’est pas le seul sujet à qui nous avons affaire. La dépendance qui caractérise sa condition d’enfant le place de fait dans la position d’objet. Objet de soins et d’attention, objet d’amour et d’angoisse pour ses parents, il ne vient pas seul au CMP, il n’a surtout pas demandé à venir (sauf grande exception). Pour engager un travail avec l’enfant, il faut donc en passer par ses parents. C’est avec cet autre parental qu’il s’agit d’établir une relation de confiance qui lui permettra de me confier son enfant. Non seulement il me semble légitime que le parent sache à qui il a affaire, mais cette confiance conditionnera aussi la possibilité pour l’enfant de se saisir de l’offre thérapeutique. C’est pour cela qu’au fil de mon expérience, j’ai développé une particularité d’abord de cette clinique avec l’enfant : je reçois, autant que possible, le ou les parents sans l’enfant lors de la première rencontre. Pourquoi ? Mon pari est multiple, mais tient essentiellement à cet axe : créer les conditions qui permettent de débusquer le sujet. Pour avoir une chance d’accéder à l’enfant-sujet, il convient de considérer ses parents sous l’angle du sujet. Du côté de l’investigation clinique, écouter le parent en dehors de la présence de son enfant permet de me faire une idée sur la place qu’il occupe dans le (dys)fonctionnement familial. Déterminer à quoi répond son malaise constitue un élément décisif pour l’offre de soins à envisager. L’enfant est-il l’objet du fantasme de la mère, prisonnier de sa seule subjectivité, ou son symptôme répond-il au couple parental, révélant leur vérité ? (cf Lacan, Note sur l’enfant, 1969, in : Autres Ecrits, Seuil, Paris, 2001, p. 373-374). Du côté de la stratégie transférentielle, voilà ce que j’escompte : d’un côté, exclure la présence de l’enfant au départ, c’est l’exclure comme objet de ses parents pour faciliter l’aménagement de sa place de sujet. De l’autre côté, privilégier l’écoute de l’autre parental, c’est le prendre en considération comme sujet, sujet responsable qui est pour quelque chose dans ce qui fait l’objet de sa plainte, à savoir le symptôme de son enfant. C’est une première ligne de séparation, pour tirer au clair qui parle, et viser une subjectivation de ce qui pose problème. Si un premier apaisement se produit pour les parents, l’arrivée de l’enfant dans le dispositif se fera sur une base plus propice à la thérapeutique.
C’est donc à la clinique de l’entretien préliminaire que je convie mes stagiaires. A partir du récit de l’autre parental, il s’agit de procéder au recueil des signifiants qui ont déterminé l’histoire de l’enfant. Cela demande une attention soutenue, à laquelle j’essaie de les sensibiliser. Former à l’écoute qui est une écoute active, c’est entendre ce que l’on nous dit, que derrière le dit il y a un dire. Le parent qui réagit à ma question inaugurale de l’entretien – une formule qui a fait ses preuves – « Dites-moi ce qui vous amène ? », en répondant « La directrice de l’école/mon médecin » se distingue de celui qui répond « Je n’en peux plus ; je ne sais plus comment faire avec mon enfant », et encore de celui qui répond « Mon enfant est insupportable ; rendez-le comme je veux qu’il soit ». Y a-t-il une souffrance, une inquiétude chez les parents? Est-ce que l’enfant est considéré comme souffrant ? Il est primordial de relever dans le discours ce qui nous semble bizarre, ce qui se répète, les trébuchements, la syntaxe et la grammaire, les incohérences, un changement dans l’énonciation (par exemple « la grand-mère de Thomas » devient « ma belle-mère »), un lapsus si nous sommes chanceux. J’encourage à tendre l’oreille en sorte de noter toutes les formes discursives qui renseignent sur la façon dont l’autre parental est affecté par le langage, et surtout à se garder de trop vite comprendre. Nous risquons de mettre en jeu notre propre imaginaire, nous situant en miroir, d’égal à égal, et compromettant ainsi l’efficace de la position asymétrique du transfert. Pour cette raison, quand on me lance « Vous voyez ce que je veux dire ?! », la réponse est catégorique, c’est non (modulée bien-sûr en fonction du contexte).
Il s’agit de veiller aussi à ce que l’enfant ne vive pas la décision parentale de consulter pour lui comme une punition pour ses « bêtises ». Une de mes manœuvres favorites avec un enfant décrit comme récalcitrant à cette démarche d’aide pour lui, faisant fi de l’autorité d’un adulte, bref, s’opposant à toute demande, notamment à celle qui émane de ses parents, c’est d’associer l’autre parental à une stratégie pour l’inciter à venir, au lieu de le laisser l’emmener manu militari. C’est souvent le cas de figure où la mère et l’enfant sont en conflit, pris dans un rapport de force, avec un père inconsistant ou désavoué. Même en étant aux abois, dans une forme d’urgence subjective, la mère accepte la stratégie, si j’arrive à la convaincre que prendre le temps doit servir à en gagner. Je lui demande de bien informer l’enfant de ce qu’elle entreprend pour lui, qu’elle ait parlé avec une professionnelle formidable, mais que celle-ci ne veut pas le voir pour l’instant. Dans la majorité des cas, en différant sa venue et en me plaçant en décalage de la demande maternelle, l’enfant en question se déclare rapidement consentant, piqué au vif par ce refus et appâté par l’énigme du désir de l’Autre que ce dernier véhicule. De plus, l’effet est double, dans la mesure où la mère a bénéficié d’un soutien sous forme d’une fonction de tiers dans son lien à l’enfant. Cerner ainsi le temps d’arrivée pour l’enfant qui met à sa portée un choix, sert au positionnement de l’enfant sujet. La mère soutenue par le transfert supporte cet écart creusé entre elle et son enfant, prémisse d’un décollage entre eux. Mais il y a maintes façons différentes d’obtenir le montage d’un espace thérapeutique voué à la subjectivation de son symptôme par l’enfant. Ce qui est sûr, c’est que l’enfant ne peut s’autoriser à investir le lieu offert que s’il s’y sent autorisé par au moins un de ses parents. Il arrive qu’à l’issu d’une série d’entretiens préliminaires, un parent suffisamment en souffrance lui-même, se mettant en question, voire en cause par rapport à ce qui se passe avec son enfant, parvient à élever sa question à une demande en son nom propre. Il pourra alors être dirigé vers un collègue.
En résumé, à partir d’un entretien ne peut s’engager une mise au travail d’un sujet qu’à condition de nouer le lien transférentiel. Le pivot du transfert est l’objet qui cause et soutient un désir, s’habillant du sujet supposé savoir. Le stagiaire participe au transfert. Dans le travail avec les enfants, ses ou un de ses parents constitue le vecteur de la possibilité pour l’enfant d’investir un lieu où il pourrait subjectiver une question, voire construire son symptôme. La notion d’objet du désir est cruciale, nous le retrouvons à toutes les différentes étapes de notre circuit. Que ce soit l’objet de la formation, l’objet de la transmission, l’objet du transfert de travail d’un côté, ou l’enfant-objet, l’enfant avec ses objets, l’objet d’amour, l’objet de jouissance, l’objet d’angoisse que nous prenons sur nous en tant qu’objet de transfert dans la clinique, c’est toujours en fonction de l’orientation de notre désir à l’œuvre que les choses évoluent. C’est à ce titre que c’est encore l’objet qui répond à la question sur le style. C’est le désir du clinicien, marqué par son inconscient, qui fait l’homme à qui on s’adresse. Ce désir, il le loge précisément dans le manque à se faire consister comme objet, ce qui laisse place à l’émergence de son style. Ainsi se vérifie que : « La seule formation que nous puissions prétendre à transmettre à ceux qui nous suivent s’appelle un style. » (J. Lacan, La psychanalyse et son enseignement, in : Ecrits, p. 458)
Ce qui reste d’une transmission ne saurait être anonyme, mais implique un désir particularisé. Alors à qui s’adresse-t-on ? Nous trouvons là l’objet, l’objet subjectivé si j’ose dire, pour fonctionner en tant que semblant d’objet pour le patient, comme dénominateur commun entre le style et le savoir-faire. Le style ne ressort pas d’une maîtrise technique, ne recherche pas d’effet esthétique et ne se réduit pas à un modèle à appliquer. Il impulse une circulation du désir dans la clinique comme dans le transfert de travail avec la stagiaire. La formation ne va donc pas en sens unique, elle est à double sens puisque ma propre pratique s’en trouve renouvelée. Elle apporte ainsi une part de garantie à la qualité de mon travail de clinicienne. Avec un peu de chance se produit une rencontre qui en fait un processus créatif au niveau clinique, portant à la joie. C’est, pour terminer, ce qui vaut pour moi comme une des modalités de réponse à la question posée par Lacan en 1968 « […] quelle joie trouvons-nous dans ce qui fait notre travail ? »