Céline MELOU-SERIEYS
En tant que psychologue à l’Institut Hospitalier Soins-Etudes pour Adolescents, mon travail s’appuie sur des rencontres impromptues dans le service (intercours, repas, ateliers) tout autant que sur des entretiens réguliers dans le cadre d’un suivi individuel. J’ai une fonction de partenaire en assurant une présence régulière, en portant une attention particulière au moindre détail et ne me positionnant pas comme sujet supposé savoir mais plutôt comme ayant à apprendre de chaque jeune son rapport à la langue. Je tends à soutenir le sujet dans la construction de son savoir non standard.
L’IHSEA accueille des adolescents comme Glenn. Il nous a été adressé pour intégrer la classe de 2nde, il est aujourd’hui en Terminale. C’est en 3ème qu’il consulte un psychiatre en CMP pour un épisode aigu où il pensait avoir attrapé le sida, ne se nourrissait plus et était traversé par des idées bizarres, des mots ou expressions qui s’imposaient à lui. Cet épisode fait suite au refus d’une fille de sa classe, Mélissa, quant à sa proposition de se voir après les cours. Il dit des filles qui ont compté pour lui que ce sont des « intellos » et que « l’amour rend fou ». Depuis son arrivée à l’IHSEA, je reçois Glenn en entretien une fois par semaine, la psychiatre responsable de l’unité également et il continue de rencontrer régulièrement son psychiatre en CMP.
« L’encombrement » de Glenn
Glenn a beaucoup investi les études sans la possibilité de les poursuivre dans un établissement habituel avec des directives rigides de normalisation et des programmes scolaires plus exigeants. Il s’agissait donc qu’il puisse prendre en compte son extrême fragilité et se soigner tout en poursuivant son cursus scolaire, qui est une façon pour lui de circuler dans le monde.
A son arrivée dans le service, il se dit et se comporte comme « bipolaire » ayant des hauts et des bas. Les bas correspondant à un repli majeur dans un mutisme et une fermeture corporelle ainsi que l’émergence d’idées suicidaires. Les hauts lorsqu’il se retrouve dans une “boulimie” de parler, de rire, d’acheter des livres et d’écrire. Rapidement, nous repérons son rapport très singulier au langage, il est littéralement encombré et visé par les signifiants des autres entendus ou lus.
Lacan, dans « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose » écrit que : « C’est dans la relation de l’homme au signifiant que le drame de la folie se situe ». L’Oedipe est une structure qui fonctionne à partir d’une modalité de substitution, ce que Jacques Lacan nomme la métaphore paternelle qui consiste à substituer à un désir, un nom. L’intervention du Nom-du-Père vient rayer le signifiant premier du désir de la mère pour faire surgir une nouvelle signification, la signification phallique dans la névrose, et vient stabiliser les effets de hors sens voire de jouissance que peut produire le désir capricieux. Cette substitution permet que ce ne soit plus l’enfant qui offre son corps propre ou son être pour être en totalité l’équivalent phallique qui manque à la mère et se trouve représenté par un signifiant. Dans la psychose, du fait de la forclusion de la fonction de métaphorisation qu’assure le Nom-du-Père s’opère une perturbation de l’effet de signification conduisant à un glissement métonymique indéfini.
Glenn peut par exemple prendre note de tout ce que disent les professeurs pendant le cours y compris le “bonjour” inaugural. Un jour, je le trouve seul dans une classe, abattu et replié sur lui-même, je lui demande s’il va bien. Il dit être encombré de pensées, telle que « je dois mourir ». Je lui demande alors les circonstances d’émergence de cette pensée. Un de ses camarades de classe lui a dit: « tu devrais sauter une classe ». Il a reçu cette phrase comme impératif dont la signification est figée: « tu dois sauter ». Il va d’ailleurs rester avec cette phrase plusieurs jours en l’adressant à différents intervenants jusqu’à ce que le sens s’épuise dans une pluralisation de significations possibles proposées par les uns et les autres.
Alfredo Zenoni dans « l’Autre pratique clinique » en parle ainsi : « Retenons surtout cette perturbation de l’effet de signification qui se présente sous la forme d’une énigme en quelque sorte absolue, présente dans le monde, comme une signification qui s’adresse d’autant plus certainement au sujet qu’elle est vide. C’est la signification réduite au fait que « ça veut dire », que « ça parle » dans la réalité, alors qu’on ne sait pas de quoi, si ce n’est que cela concerne le sujet. »
Dans les entretiens, il lui arrivait d’écrire ce qu’il disait ou de me demander de « prendre des notes ». Glenn dit avoir des difficultés pour se concentrer et comprendre en cours, il explique : « Je suis à l’écoute mais je n’arrive pas à suivre j’ai des airs de musique, des mélodies dans la tête ». La seule chose que Glenn connaisse de son père est qu’il est musicien et c’est ce trait qui fait retour sous forme d’hallucinations musicales. Il se dit être un « intello », « un surdoué » ce qui explique selon lui son isolement vis-à-vis des autres de son âge. Il se charge d’ailleurs souvent de nombreux livres sur les surdoués, les bipolaires et manuels de méthodologies de travail. Cycliquement, il parle de faire des tests de QI mais n’a jamais fait les démarches pour aller au bout de son idée.
Ses tentatives de défense et de construction
La condition du sujet dépend de la structure que constitue le langage avec ses lois que sont la métaphore et la métonymie. Le langage non seulement préexiste au sujet mais la cause. Dès sa venue au monde, l’être humain est pris dans un rapport institutionnel, dans une formation humaine. Ce rapport c’est le champ du grand Autre. Nous pouvons considérer la relation mère-enfant comme une première variante fondamentale de ce rapport au champ de l’Autre. C’est du côté de la mère que se trouve pour l’enfant le champ du langage mais il s’y trouve initialement comme objet, objet de la jouissance de la mère. La fonction du père est de séparer l’enfant de l’objet fondamental de jouissance. La fonction du père est de dire non, rendant l’Autre, la mère décomplétée de cette part de jouissance que constituait l’enfant faisant d’elle un Autre dont la jouissance a été expulsée. Du côté de l’enfant, cela correspond à une perte, celle de ne plus pouvoir correspondre à l’objet de la jouissance maternelle. Autrement dit l’opération qui consiste à être représentée par un signifiant introduit dans le corps une domestication de la jouissance en la localisant. Le sujet est ce manque en tant que perte d’objet : il est perdu comme objet de jouissance. Si la fonction paternelle n’opère pas, la position du sujet psychotique est de ne pas être représenté par un signifiant et de rester l’objet de la mère et n’a plus fonction que de révéler la vérité de cet objet. Dans la psychose, il manque l’inclusion d’un moins dans le corps et dans le savoir, il manque le manque. La métaphore paternelle a pour effet de donner une clé phallique à une signification inconnue, comme la norme qui dit au sujet ce qu’il faut faire comme homme ou femme. Cela permet au sujet de s’orienter quant à la question de son existence et de son sexe.
Glenn dit être dérangé chez lui par les rapports physiques qu’il voit et entend entre sa mère et son nouvel ami. Je profite de l’occasion pour lui demander s’il a déjà eu une copine, il répond : « Mélissa en 3ème, j’étais peut-être amoureux mais je ne voulais pas que ça aille plus loin car la sexualité c’est pas évident ». Lorsque je l’invite à préciser il bouche la question en parlant de l’importance des bonnes notes. La « boulimie » de travail bouchait pour Glenn la question de la réalité sexuelle mais ce n’était jamais assez. « L’important c’est les notes, le travail à l’école » ce qu’il ne faisait que répéter mais ne faisait pas réellement, d’ailleurs ses résultats scolaires n’étaient pas bons. Cette exigence vorace d’ « être l’intello », « le premier de la classe » date du CP, « j’étais le chouchou de la maîtresse, les autres me rejetaient à cause de ça. Je faisais le fayot ».
Glenn ne rencontre son père qu’une seule fois lorsqu’il a 12 ans. Il se souvient d’un épisode où son corps s’est mis à bouger tout seul bizarrement. Cet épisode fait suite selon Glenn aux moqueries des autres de la classe parce que dit-il : « Je mangeais une glace. Je me suis senti vexé et seul contre tous ».
Il se rappelle deux phrases de son père: « Défends-toi contre tes ennemis, serre ton poing » et « cache toi contre les gens méchants ». C’est à partir de là qu’il s’est retrouvé encombré « de pensées qui le rendent différent », et n’a plus réussi à se concentrer en classe. Malgré l’habit de la figure de « l’intello » à laquelle il se raccroche dans le lien aux autres, et qui n’est pas sans le mettre en place de bouc-émissaire chère à son père, ses résultats scolaires chutent.
Depuis le mois d’Août dernier, Glenn passe énormément de temps à « chater » sur des jeux en réseaux, c’est ce qu’il appelle « abuser de l’ordinateur ». C’est par ce biais qu’il rencontre virtuellement une jeune fille. Il revient à l’IHSEA en Septembre très encombré et atteint par cette histoire à laquelle il pense en boucle et l’empêche d’aller en cours. C’est à ce moment-là que nous lui proposons un accueil trois nuits par semaine à l’UCA. C’est à la faveur d’un résumé établit point par point à l’écrit qu’il pourra subjectiver que la rencontre même virtuelle avec une fille le rend fou et retourner en cours pour quelques mois.
Depuis les dernières vacances, il a repris les jeux intensivement et fait à nouveaux la rencontre de plusieurs filles plutôt bienveillantes à son égard. Il relate qu’il a été insulté par d’autres joueurs garçons, traité « d’homosexuel », de « pédophile ». Glenn vient tous les jours à l’IHSEA, ses écouteurs en permanence sur les oreilles et son sac à dos rempli de livres. II ne va plus en cours et passe ses journées à parler de ses pensées, des rencontres qu’il fait sur l’ordinateur ou à écrire des histoires sans fins qu’il tient à lire aux uns et aux autres.
L’éveil de la sexualité et l’énigme de son propre corps
Dans la schizophrénie, non seulement le sujet n’a pas de corps mais il est un corps. Le corps n’étant pas appareillé par le signifiant, la jouissance alors l’envahit. Du fait de la forclusion du signifiant du Nom du Père, la perception du corps propre comme unité imaginaire séparée de l’Autre n’est pas encore acquise et le corps apparait encore comme morcelé. Il s’agit d’une fixation à une étape où le monde extérieur n’est pas encore différencié, où il n’y a pas d’Autre. Seul apparait le corps organisme fragmenté du sujet avec ses sensations et perceptions désorganisées.
Dans les entretiens, il revient tant sur ses pensées qui l’encombrent que sur les phrases qui l’aident. Il évoque certaines pensées de viol et de meurtre mais précise qu’il ne veut pas en parler. Je lui pointe sa position de jouissance en lui indiquant que c’est très singulier de sa part de choisir de garder des idées qui l’encombrent.
Au rendez-vous suivant, il vient avec cette certitude : « Si je suis trop gentil, je me fais bouffer par les autres ». J’insiste alors pour qu’il m’explique comment il sait cela. Il y consent la séance suivante en écrivant en même temps qu’il m’explique : « Ca me travaille la question de la copulation depuis l’âge de 9 ans, un garçon de douze ans a abusé de moi, il m’a fait une fellation alors des fois je rêve que je viole un bébé, c’est étrange, bizarre. Et puis je me réveille et j’ai éjaculé dans mon lit ». Je lui fais remarquer que c’est peut-être ce qui s’est passé dans son corps qui lui a fait bizarre. Il me regarde surpris et laisse pour la première fois son écrit.
Lors d’une discussion avec d’autres garçons de l’IHSEA concernant les filles, Glenn donne sa version du rapport sexuel sous la forme de l’infection orale. Il propose alors ironiquement cette devinette : « Quel est le point commun entre les filles et les champignons? Tous les deux sont venimeux ». Glenn produit un énorme travail afin de localiser une jouissance désarrimée. Comment peut-il trouver alors une solution à la position sexuée sans le recours d’un discours établi par la norme phallique ? Par l’invention d’une élaboration de savoir quant à la sexualité originale qui permettrait de le sortir d’une impasse ravageante quant à la sexualité et à son lien à l’Autre et permettre que la jouissance débridée puisse venir s’y localiser. Elle sort le sujet d’une position d’objet de jouissance et lui permet surtout de trouver dans un S1, son point de capiton sans lequel il ne peut s’orienter dans le lien social.
La relation transférentielle
A deux reprises, Glenn accepte de s’entretenir avec le médecin chef dans le cadre de la Section clinique Paris-IDF. A cette occasion, sa mère transmet les éléments signifiants qui jalonnent l’existence de Glenn. Le père de Glenn la quitte enceinte de quelques mois. Selon elle c’est un Don Juan qui satisfait les femmes pour mieux les abandonner par la suite. Elle trouve cette version du rapport sexuel avec le père de Glenn en lisant un livre et précise l’importance de son côté artiste musicien. Cette femme reprend d’ailleurs la lecture en 2009, cherchant dans les livres de psychologie un mode d’emploi pour répondre aux troubles de son fils. Elle exprime également l’horreur éprouvée lors de l’allaitement de son enfant.
A son entrée à l’école maternelle, elle consulte pour les attitudes bizarres de son fils mais ne poursuit pas les entretiens. Plus tard, des examens permettent de repérer un problème d’audition qui nécessite la pose d’un yoyo et apaise jusqu’à la puberté cette tendance aux bizarreries de comportements et de langage. Glenn précise aussi comment certaines phrases lues et prélevées peuvent l’aider à savoir y faire avec l’énigme de son propre corps. Lors d’une chute en skis, il se rappelle avoir répété à voix haute une phrase lue qui lui a permis de se relever.
Lors du deuxième entretien, nous avons pu entendre Glenn témoigner précisément de ce qu’il avait pu subjectiver de ce qui lui arrive : « A l’école, je ne me sens pas adapté. C’est difficile les relations avec les autres. Dès que je ne me sens pas bien, je vais sur les jeux. Je préfère jouer avec les filles parce que j’ai des problèmes avec les garçons, ils me rejettent ». A la question sur ce qui le préoccupe vraiment, il répond : « Je peux pas le dire. Tous les jeunes sont préoccupés par leur sexualité, moi je ne sais pas ce que c’est, je trouve ça étrange ». « Quand il y a un problème, j’arrive pas à me concentrer, je suis pas libre dans ma tête. Ca m’énerve, je retiens tout, ça m’encombre l’esprit, je pense beaucoup aux mots et aux phrases ».
Lorsque le médecin lui demande s’il y a eu des filles qui ont vraiment comptées pour lui, il parle de trois filles qui l’attiraient par leur intelligence qui les rendaient différentes des autres de la classe et conclut : « On était pareil ». Lorsque le médecin lui propose qu’il a peut-être confondu le fait d’être attiré par une fille et d’être comme elle, Glenn acquiesce et précise « Oui c’est vrai. En fait, on a des centres d’intérêts communs mais on est différents ». Au fil des entretiens, Glenn s’est rendu compte que l’école est pour lui le lieu où l’on apprend à lire et à écrire, ce qui a considérablement apaisé la pression des évaluations et l’a conduit à se remettre à écrire des histoires et scènes de théâtre qu’il aime lire aux autres rencontrés.
Dans le transfert, je tente de lui servir de yoyo pour lui faire entendre ce qui s’est inscrit dans son corps, issu de la rencontre entre les mots de la langue et son corps qui se jouit. En effet, si le fait d’être dans la position de cause première de l’intérêt de l’Autre est ce qui caractérise la structure du lien psychotique à l’Autre, l’enjeu dans le transfert n’est pas de présentifier cette figure de l’Autre en étant là pour vouloir quelque chose du sujet mais pour qu’il puisse se servir de moi et décompléter la parole dans sa dimension d’au-delà du sens. Il s’agit de me faire « partenaire – instrument », d’être la secrétaire, d’introduire des points d’arrêts dans le déchiffrage effectué par le sujet. Il s’agit de soulager Glenn dans son obligation illimitée de comprendre et de travail inlassable d’interprétations des signes auxquels il est soumis. En faisant un bon usage de l’institution dans l’orientation de soin, je tente d’être la médiatrice d’un mouvement créateur qu’il s’invente.