Dario Morales
Nombreux sont les patients, meurtriers qui écrivent à l’après coup de leur acte. De quoi veulent-ils alors témoigner ? S’agit-il de faire retour sur les traces du réel comme une vérité à démontrer ? Peut-on alors affirmer que leur écrit a pour objectif de conférer à leur existence une nouvelle direction, en donnant à leur acte une nouvelle signification, là où le dire initial se contente de faire signe à la vérité ?
Au terme de ces soirées consacrées à la Vérité menteuse nous avons noté l’importance de la construction, là où le dire faisait signe à la vérité. Du coup nous avons pensé que cela valait la peine d’aller voir du côté de l’autobiographie. Je me suis demandé à quoi correspond, que veut dire témoigner pour celui qui rédige un texte autobiographique, et ce de surcroit lorsqu’il s’agit d’un sujet agissant, meurtrier par exemple. A quoi correspond d’une telle stratégie narrative ? Revenir sur des faits marquants du passé, veux dire que le sujet cherche à les intégrer dans sa vie, en leur donnant une signification dans son identité, jusque-là évitée, non assumée ? En outre, à qui il destine le récit, au juge, à l’AS, à l’éducateur, au médecin, au psychologue, au public, ou simplement veut-il dans son soliloque se raconter ? Ou encore comme le fera MCM, s’il s’adresse au collectif, au groupe de codétenus dans le cadre d’un atelier au sein d’une prison, est-ce que cela pousse à l’identification ou à se désidentifier ? Enfin, du point de vue littéraire, faire de sa vie un récit pose la question de la part de fiction employée, la représentation du MOI présent dans le récit, auto-représentation nue ou bien autobiographie déguisée ? Au fond, nous vivons toujours dans l’air du temps, le lecteur de ces témoignages et l’auteur de ce récit, reprennent à leur compte, même si c’est sous une forme naïve et caricaturale, l’interrogation qui hante la littérature contemporaine : quel est la nature des rapports qui existent entre le sujet écrivain et le texte écrit ? Comment entendre le rapport entre le passé et l’identité, entre l’événement vécu et se remémorer dans ce que l’on a fait et l’intégrer à son existence présente.
Dans un ouvrage important sur le sujet, Le pacte autobiographique, Philippe Lejeune fait remarquer que les écrivains ont encouragé et brouillé délibérément les pistes, les frontières entre les styles. En effet, un JE qui ne se nomme pas ne peut pas devenir autobiographique; un personnage qui emploi le JE mais qui ne s’interpelle pas, ni ne se nomme pas, a-t-il une identité ? En ce sens, l’absence d’informations sera perçue alors comme présentifiant la présence, la représentation du MOI, mais non pas du JE. Ou bien, comme c’est le cas dans nombreuses autobiographies, ce qui vient en premier c’est le MOI en tant que représentation projetée de l’auteur. Quant au JE il semblerait qu’il adviendrait lorsque le MOI se débarrasse des oripeaux identificatoires et du sens, pour faire part de la secousse réelle du vécu, faisant place à la part d’énonciation et ce commençant invariablement par la personne réelle qu’est JE habillé de son existence.
Je vais poser cela pas à pas.
A) Les Mémoires ne sont qu’à demi sincères, nous dit Philippe Lejeune, si grand que soit leur souci de vérité : tout est toujours plus compliqué qu’on ne le dit. Rousseau dans Les confessions, évoque un vol celui du ruban rose, commis par lui-même 40 ans auparavant. Il écrit ceci, je le cite : « Tout ce que j’ai pu faire a été d’avouer que j’avais à me reprocher une action atroce, mais jamais je n’ai dit en quoi elle consistait ». Il décide d’écrire, de se confesser, je le cite encore : « Ce poids est resté jusqu’à ce jour sans l’allègement sur ma conscience, et je puis dire que le désir de m’en délivrer en quelque sorte a beaucoup contribué à la résolution que j’ai prise d’écrire mes confessions ». En effet, Rousseau promet dans Les confessions de dire la vérité en révélant un secret, mais cette démarche a pour objectif toute une autre chose, celle de s’estimer quitte d’une faute. Il va avouer un affect, la honte, qui l’a tant poursuivit pour mieux affirmer presque candidement qu’il est un « innocent persécuté ».
B) Du coup pour Philippe Lejeune, peut-être même approche-t-on plus de vérité dans le roman. Il suggère que la fiction du roman est susceptible d’atteindre à plus de vérité que l’autobiographie, toujours sujette à caution. La fiction romanesque de ce point de vue serait plus fiable que l’autobiographie dans la mesure où elle exprimerait des aspects significatifs de la vie de l’écrivain, sans que la volonté moïque intervienne et entame leur authenticité, elle manifesterait ainsi l’âme inconnue ou inconsciente du sujet, autant dire le vrai MOI, et non celui de la conscience et des événements vécus positivement au cours de l’existence. Un tel postulat implique selon Philippe Lejeune la distinction entre deux MOI, et une sorte de hiérarchie, le MOI conscient et sa part inconsciente. C’est le cas, me semble-t-il présent dans le texte de Perec, W ou le souvenir d’enfance, où le récit autobiographique commence par ceci : « Je n’ai pas de souvenir jusqu’à ma douzième année à peu près, mon histoire tient en quelques lignes : « j‘ai perdu mon père à quatre ans, ma mère à six ; j’ai passé la guerre dans diverses pensions. En 1945, la sœur de mon père et son mari m’adoptèrent. Cette absence d’histoire m’a longtemps rassuré : sa sécheresse objective, son évidence apparente, son innocence, me protégeaient, mais de quoi me protégeaient-elles, sinon précisément de mon histoire vécue, de mon histoire réelle, de mon histoire à moi qui, on peut le supposer, n’était ni sèche, ni objective, ni apparemment évidente, ni évidemment innocente. “Je n’ai pas de souvenirs d’enfance” : je posais cette affirmation avec assurance, avec presque une sorte de défi. L’on n’avait pas à m’interroger sur cette question. Elle n’était pas inscrite à mon programme. J’en étais dispensé : une autre histoire, la Grande, l’Histoire avec sa grande hache, avait déjà répondu à ma place : la guerre, les camps. » Le MOI qui vit au temps de la guerre, et le MOI qui refoule l’indicible de l’enfance, l’absence.
Du coup la construction du récit s’organise autour des éléments signifiants, et consiste à déployer ces nœuds (expression de Leiris dans la Règle du jeu) autour desquels la narration se développe, autour des points parfois fictifs, mais également réels et qui ont fait effraction dans la vie du sujet, qui n’ont pas d’existence consciente, mais qui ont gardé toute leur vigueur signifiante ; la narration fait mine de surplomber l’ensemble de la vie avec ces trous incompréhensibles pour le sujet mais qui ont paradoxalement transformé radicalement le sujet. Le récit autobiographique va alors entretenir l’illusion d’un passé, mais les éléments détachés qui ont fait trou sont appelés pour tenter de suturer la discontinuité de l’existence présente. On notera qu’il ne s’agit pas de tant de suivre l’ordre chronologique que de mettre en place un ordre topique organisé autour de ce point réel. En somme, l’autobiographie fait illusion du passé ou fait mine de surplomber l’ensemble de la vie pour mieux s’ordonner autour de ce nœud fictif qu’est le réel n’ayant pas d’existence mais inscrivant dans ce trou l’existence, le JE du sujet.
Pour rester dans le thème de notre soirée, dans les écrits des criminels dont nous avons modestement à nous occuper en Maison d’arrêt etc., nous surprennent parce que les auteurs convoquent leur histoire individuelle (des souvenirs, des sentiments, des sensations) pour mieux la congédier ensuite au profit de leur acte criminel. D’ailleurs les événements particuliers ne sont pas vraiment remémorés mais servent de décor à l’exposition des faits. Inversement pour ceux qui nous sont parvenus via des publications ou des essais, je cite Pierre Rivière dont Michel Foucault s’est emparé et le philosophe Althusser (très célèbre dans les années 60 à 70, penseur du structuralisme marxiste qui s’est d’ailleurs intéressé à Freud et à Lacan) qui a assassiné sa femme en novembre 1980, nous avons au contraire chez ces auteurs- là, des témoignages plus aboutis sur les circonstances du passage à l’acte, les coordonnées symptomatiques sur l’enclenchement des troubles, les tentations suicidaires et les circonstances du passage à l’acte meurtrier. Quoi qu’il en soit, ces écrits, ceux des patients en prison, soit les écrits autobiographiques ouvrent des portes de l’inconscient, qu’il s’agisse du MOI, du JE. A présent, je donne la parole à nos deux invités.