Dario Morales
Nous nous intéressons ce soir aux rapports entre travail et subjectivité ; nous avons invité un médecin du travail, Dr Paolillo et des psychanalystes de l’association SAT pour aborder à partir de l’angle de la clinique le devenir du sujet dans ce qui est un euphémisme contemporain, la question des souffrances au travail. Cela ne signifie pas que ces questions ne se posaient pas auparavant ; les effets du travail sur le corps, la santé, l’organisation sociale étaient déjà dénoncées depuis longtemps par les penseurs, philosophes, voire des poètes. L’étymologie du mot travail, tripaliare, rappelait « tourmenter, torturer avec le trepalium », qui était un instrument de torture formé de trois pieux, auquel on attachait les animaux pour les ferrer ou les soigner, ou les esclaves pour les punir. Le docteur Louis René Villermé, devenu historien, dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers (Paru en 1840), réalisa une grande enquête sur la condition ouvrière, il brossa un tableau saisissant de la misère ouvrière de l’époque en particulier à Lille. Il démontra avec force la conjonction dans les couches laborieuses de l’alcoolisme, la prostitution, la violence et le vagabondage. Ces problèmes sont encore présents ; entre temps, la clinique va répertorier des symptômes variés et diffus et décrire des pathologies en augmentation, c’est le cas des troubles musculo-squelettiques, des pathologies post-traumatiques consécutives aux agressions dont les agents sont victimes, mais aussi le stress, le harcèlement ou encore l’épuisement professionnel, les conflits relationnels, la violence, la dépression, les tentatives de suicide et enfin, les suicides sur les lieux de travail. Bref, face à ces situations de souffrance, des salariés se résignent, d’autres se rebellent ou d’autres encore, tentent de déposer leur plainte, leur parole aliénée, non reconnue, quelque part.
Une précision quand même : le titre de la soirée « Quand le travail fait souffrir » se prête à une petite explication : il faut bien distinguer : la souffrance résultant de la contrainte du travail ne doit pas être considérée comme une conséquence regrettable ou malheureuse du travail ; la souffrance peut être un point de départ et non pas seulement une conséquence regrettable. Travailler c’est d’abord faire l’expérience de la réalité. Mais dans toute réalité gît la résistance ; il faut donc des procédures, des connaissances, un savoir faire, des répétitions ; lorsque le mode opératoire est assimilé et convenablement appliqué tout semble aller de soi ; mais dans le travail surgit l’incident, l’anomalie, la panne, qui remettent en cause les prévisions et prédictions. Cela implique nécessairement la possibilité qu’il y ait de l’échec. Du coup on bascule dans l’expérience affective, de ce qui est pénible, dans le sentiment de l’impuissance. Donc la réalité du travail révèle un réel insoupçonné sur le mode du pathos, du sentir, de l’éprouver, qui impose la présence de la subjectivité. Je ne vais pas décrire ici la gamme de sentiments qui accompagne la réussite ou l’échec. Deux points : le rapport à la tâche : la solution ne vient pas. Il faut endurer cette souffrance jusqu’à surmonter l’obstacle et trouver une solution : il faut donc une capacité du sujet à endurer cette souffrance, il faut parfois beaucoup d’obstination. Le rapport à autrui : il n’y a pas uniquement un rapport du sujet à la tâche, on travaille toujours pour quelqu’un : pour un autre, pour un nom, pour une cause, plus simplement pour un supérieur, pour des collègues ou des subordonnés. Il y a donc une coopération horizontale et verticale ; cela implique une construction et donc des contradictions et des conflits ; des règles et des efforts ; cette mobilisation implique à la fois une dynamique des exigences, des ajustements et en contre partie la rétribution, la reconnaissance pas seulement monétaire mais également symbolique, oui elle peut être source de plaisir, plaisir au travail. Or il se trouve pour revenir à notre soirée, que les conditions de possibilité de la reconnaissance, de la coopération et du déploiement du savoir et de l’intelligence dépendent avant tout de l’organisation du travail. C’est-à-dire de la façon dont les tâches sont organisées, divisées et réparties, la façon dont elles sont conçues, la façon dont le contrôle, les décisions, le commandement, la hiérarchie sont mises en œuvre. C’est ici que se concentre ce dont il sera question ce soir, certaines transformations introduites dans l’organisation du travail ont bouleversé fondamentalement les relations entre la subjectivité et le travail : l’évaluation des performances et l’amélioration de la qualité du produit en sont les éléments majeurs. Ces changements produisent historiquement des mutations, des nouveaux discours et font apparaître, d’un côté un individu solitaire face à sa tâche, responsable de son produit et comme revers de ce semblant d’autonomie, la réorganisation managériale qui impose de plus en plus des objectifs individuels, et des méthodes d’évaluation d’encadrement qui finissent par faire craquer le sujet ; bref, dans la course à la productivité, ce sont les liens qui se desserrent et les solidarités qui s’effritent ; on assiste ainsi, au refoulement voir à la forclusion du sujet et des questions qui vont avec, à savoir la cause du désir, le déchiffrage du symptôme, bref tout ce qui concerne la problématique de l’inconscient. C’est donc en réaction à ce discours que la clinique et en particulier la clinique psychanalytique se fait nécessité, le but sera pour elle de restituer la trace du sujet et comme nous l’avions annoncé dans l’argument, offrir au sujet les moyens d’interroger son mode d’insertion dans le travail. L’idée sera donc de mettre l’accent sur les trouvailles du sujet qui se déleste du poids que représente le travail pour affronter sa solitude, ce qui est un pas essentiel, sans préjuger des résultats, vers la réappropriation de sa subjectivité.
Historiquement, les élites grecques avaient ignoré le travail parce qu’ils le méprisaient et qu’ils avaient des esclaves ; inversement, la révolution industrielle et la généralisation du salariat ont révélé l’essence du travail comme source de toute valeur ; ce n’est pas que le travail possède en soi de la valeur, le travail produit de la valeur. C’est justement autour du partage de ce surplus, de cette plus-value que tourne la crise actuelle du système, dont l’objectif avoué est la réduction des coûts. Le travailleur peut être encensé dans un moment historique donné comme « travailleur héroïque », ou inversement, le travailleur peut être réduit à être une « bête de labeur ». C’est donc dire que le travail n’explique pas l’esclave, l’ouvrier, l’entrepreneur, l’actionnaire, le manager. Ce sont plutôt les pratiques de ces catégories qui expliquent « le travail », en tant qu’elles s’incarnent historiquement dans un discours. Dans le discours du capitaliste moderne et puis contemporain, se diffuse et se renforce l’idée d’un sujet que l’on peut évaluer, échelonner, permuter, un sujet sans subjectivité, tout juste une entité moïque que l’on peut façonner à sa guise. Tout juste une entité pulsionnelle, à qui l’on peut proposer de nouveaux objets de jouissance qui viendraient remplir le vide de l’objet perdu. Cette entité dont le nom est le consommateur est soumis à l’impératif de « jouissance » voué à l’échec puisque jamais un objet réel ne viendra combler cette place vide de l’objet a. Comme pendant à cette entité qu’est le consommateur compulsif, nous avons le travailleur, – ordinateur et téléphone portable à la main, confronté aux prises avec la mondialisation ; plus, l’entreprise devient virtuelle, plus le lien se fait rare. La mutation fait apparaître, d’un côté un individu solitaire face à son travail engagé dans sa responsabilité et comme revers de ce semblant d’autonomie, la réorganisation managériale qui impose de plus en plus des objectifs individuels, et des méthodes d’évaluation d’encadrement qui finissent par faire craquer le sujet ; bref, dans la course à la productivité, se sont les liens qui se desserrent et les solidarités qui s’effritent ; on assiste ainsi, au refoulement du sujet et des questions qui vont avec, à savoir l’inconscient, le désir, ce qui fait cause au symptôme. C’est donc en réaction, à ce discours que la clinique et en particulier la clinique psychanalytique se fait nécessité, le but sera pour elle de restituer la trace du sujet et comme le dit Anne Ganivet Poumellec, faire loger la particularité de son être dans cet univers de discours qu’est le monde du travail. L’idée sera donc de mettre l’accent sur les trouvailles du sujet qui se déleste du poids que représente le travail pour affronter sa solitude, ce qui est un pas essentiel, sans préjuger des résultats, vers la réappropriation de sa subjectivité.
En quoi la psychanalyse est-elle intéressée dans la question des souffrances au travail ? Qu’a-t-elle à dire, à partir de ce qui fait la spécificité de son discours, sur la crise actuelle du travail et ses conséquences en termes de subjectivité ? Le titre que nous avons choisi « La mort du sujet au travail ? Subjectivités contemporaines et crise du travail » 1, propose une lecture décalée de faits sociétaux graves qui prennent une ampleur de masse, pour lesquels le maître a trouvé un nouveau syntagme dans la langue euphémique qui est la sienne, imprégnée par celle des assurances – les « risques psychosociaux » (RPS). Il s’agit d’une lecture décalée, en chicane, car elle met au centre ce qui est précisément refoulé par le discours du maître, à savoir le sujet de l’inconscient, le sujet du langage, le sujet du désir, le sujet du symptôme. Nous posons donc cette question brûlante : que devient le sujet dans la crise du travail ? Que devient son désir, que devient son symptôme ? A quelles nouvelles jouissances est-il confronté, quelle place va-t-il pouvoir ménager au « dur désir de durer » qui fait le lit de notre réalité d’être parlant et sexué ? Le psychanalyste ne saurait faire fi des conséquences incalculables en termes subjectifs d’une crise qui n’est autre qu’une crise de civilisation. Notre éthique des conséquences commence là où s’achève celle du capitaliste que l’on pourrait illustrer avec les propos sans fard de l’ex-PDG de France Télécom prononcés en 2004 devant deux cents cadres et directeurs et annonçant la couleur du plan Next pour les trois années à venir : Faire partir 22 OOO personnes du groupe sans avoir à les licencier. Le même article cite la parole d’une cadre supérieur adressée à son supérieur hiérarchique « On fera tout pour que tu partes, sinon on te détruira ! » (Les inrockuptibles 22, sept, 2010 p. 55)
Le travail qui se fait dans l’association SAT depuis plusieurs années maintenant, m’autorise à opérer un certain retournement de notre titre. Je pourrais dire que c’est justement l’os, la trace irréductible d’un désir inconscient, la marque singulière d’un être parlant ou d’un « parlêtre » comme l’appelait Jacques Lacan, qu’il va s’agir de savoir reconnaître et faire reconnaître pour chacun des sujets qui s’adresse à un collègue de SAT : une trace, une marque qui non seulement ne saurait disparaître dans la catastrophe qu’a rencontré chacun de ces sujets au travail, mais qui s’affirme dans sa radicalité et précipite la rencontre avec un psychanalyste, alors que cette rencontre n’aurait sans doute jamais eu lieu sans la catastrophe. Nous parions donc sur un certain type de retournement, et chacun des collègues fait feu de tout bois pour obtenir ce type de retournement : là où surgit une volonté de destruction, celle qui anime désormais le discours du capitaliste, le psychanalyste parie sur la trace du sujet qui en pâtit, à charge pour ce psychanalyste de la rendre lisible. C’est à partir de ce pari inédit qu’une nouvelle place a chance de se constituer pour le désir d’un sujet profondément déprimé, c’est à partir de ce pari qu’une jouissance honteuse et profondément mortifère peut, en s’accrochant à la parole vivifiante du transfert, changer de valeur pour le sujet qu’elle écrasait et devenir plus « décente », c’est-à-dire plus ouverte au lien social, au discours, là où au contraire elle isolait, là où elle « tuait » la parole.
Il me faut à présent vous préciser brièvement ce que la psychanalyse appelle « sujet » ou même « parlêtre », qui est bien autre chose que le sujet des philosophes et a fortiori de la psychologie académique. Contrairement à ce que certains feignent de penser, la psychanalyse ne saurait se réduire à la recherche passionnée de l’œdipe infantile, sourde à l’historicité sociale et aux autres discours que le sien. Pas plus que la psychanalyse n’a pour visée le « renforcement du moi » et son « adaptation » « résiliente » à la « réalité ». Pour la psychanalyse, il n’y a pas cette opposition grossière entre l’individu et le collectif, entre le « dedans » et le « dehors », il y a au contraire une topologie « bizarre » liée au fait que le langage est à l’extérieur, que les mots sont de façon primordiale les mots de l’Autre. Il n’est pas possible de sortir du langage même s’il y a du réel dans ce champ du langage, même si le langage a des effets de jouissance sur le corps vivant des êtres parlants qui vont bien plus loin que le langage lui-même.
Nous appelons jouissance cet affect bizarre, qui va du plaisir à la souffrance la plus extrême, et qui est un effet du langage sur le corps. Le sujet de l’inconscient, quant à lui, est cette part de nous-même qui est représentée par certaines paroles de l’Autre, cette représentation prend valeur auprès de l’ensemble des paroles ou des mots de l’Autre. Mais ce sujet en quelque sorte « flottant », sans substance, qui ne peut être que représenté, doit bien avoir une assise pour qu’une place soit faite au désir : ceci pose le problème de l’identification. L’identification est fondamentale – en tant qu’elle est un fondement, une orientation de jouissance : si elle a une valeur de promesse, une valeur de réalisation à venir, elle peut prendre aussi une valeur inflexible, féroce. Mais l’identification est aussi précaire, elle peut être mise à mal, elle peut être ébranlée, ce qui touche par contre coup les assises de l’être. Cette identification se déploie dans les trois dimensions que Lacan nous a appris à distinguer, l’imaginaire, le symbolique et le réel. Autrement dit, c’est en termes de narcissisme, d’idéal du moi et de jouissance que se noue l’identification fondamentale d’un « parlêtre ».
Or c’est précisément cette identification fondamentale du parlêtre qui est en jeu dans la crise actuelle du travail, bien évidemment à chaque fois de façon singulière. Car la crise du travail touche aujourd’hui à la valeur comme telle du travail c’est-à-dire à sa plus-value. Or ce que la psychanalyse nous enseigne, ce que la clinique à SAT nous montre, c’est qu’il y a une « homologie » structurale entre la valeur de notre travail et la valeur de notre identification fondamentale de parlêtre. Nous avons un rapport à la production, au produit, à l’objet, qui engage notre identification de parlêtre, en termes de narcissisme, en termes d’idéal et en termes de jouissance.
Pour faire bref, nous pourrions dire qu’auparavant la jouissance du travailleur était orientée par la production ; désormais, elle est profondément modifiée par les modalités d’organisation du travail qui visent purement et simplement l’abaissement de son coût. Le savoir faire propre à un métier se soutient d’un idéal, il emporte une jouissance, il mobilise toutes les ressources de la symbolisation et de l’invention pour un parlêtre, il vient souder le collectif. Il n’y a ni savoir faire ni jouissance chez un robot ou dans un logiciel. Le savoir faire par définition ne peut être réduit à une somme de « compétences » chiffrables et évaluables, c’est pourquoi il subit désormais les attaques les plus violentes : non seulement il n’est plus reconnu mais il est devenu un obstacle dans cette grande désorganisation généralisée du travail qui n’épargne personne.
On saisit bien qu’il y a un gouffre entre notre rapport singulier à une production et quelque chose qui vise aveuglément, anonymement, par tous les moyens, à abaisser le coût de cette production, quitte à détruire la « force productive » elle-même. Ce gouffre est lourd de menaces pour le parlêtre : lorsque l’on touche à la valeur de notre production, alors on touche par contre coup à la valeur de notre objet et ceci porte à conséquences, des conséquences incalculables a priori mais des conséquences vitales parce qu’elles touchent profondément ce qui vient arrimer et animer un être parlant. La vague de suicides à laquelle nous assistons aujourd’hui n’en est que la traduction la plus extrême.
Assemblée de Paris : Questions affines
Je poursuis ici un travail que j’ai présenté lors de la journée des CMPPT à Ivry, et que j’ai approfondi suite aux échanges que j’ai eu avec Laure Thibaudeau. et Marie Jean Sauret .
C’est à partir de la cure d’un enfant paranoïaque et de son inconfiance, à partir de la notion de l’incroyance qui sous-tend son inconfiance, et au regard de son appétence toute particulière pour une jouissance consumériste, que certaines analogies entre psychose et discours capitaliste me sont apparues, avec la question qui en découle, à savoir si le discours capitaliste ne pourrait pas être un point d’appui pour le sujet psychotique. Au hors discours de la psychose, le discours capitaliste ne pourrait-il offrir un lien social en toc ? Le discours capitaliste est le seul discours qui se spécifie de ne pas faire lien social, mais ce simili lien social est la toile de fond sur lequel les autres discours se déploient, il organise ce que l’on nomme « la subjectivité de notre époque », et nous connaissons l’importance du recours, pour certains sujets psychotiques, à la norme, à la conformité. Les points d’analogie entre discours capitaliste et psychose nous permettent-ils d’envisager l’un, le discours capitaliste, comme étayage de l’autre, le hors-discours de la psychose ?
Alors, l’Unglauben est une notion extrêmement intéressante et assez peu travaillée, et je renvoie à ce sujet à l’excellent article de Nicolas Guérin paru dans l’Evolution psychiatrique n°71. 1 L’Unglauben apparaît sous la plume de Freud dès sa correspondance avec Fliess, et dans la lettre du 30 mai 1896 2 , il lui dit que dans la paranoïa, « la défense se manifeste par de l’incroyance », incroyance au reproche primaire, soit en la première expérience de jouissance. Dans le manuscrit K 3 , il développe plus précisément ce refus de croyance, et dit que « L’élément déterminant de la paranoïa est le mécanisme de projection accompagné du refus de la croyance au reproche. » (primaire). L’expérience de jouissance suscite un déplaisir, mais, nous dit Freud, du fait du refus de croyance en celle-ci, le déplaisir – la jouissance – sera attribuée à l’Autre. Et il spécifie que cette projection de la jouissance au lieu de l’Autre produit un symptôme primaire qui est la méfiance, méfiance envers cet Autre. L’Autre du paranoïaque est un Autre qui jouit, et le sujet l’a à l’œil puisqu’il est susceptible de jouir de lui. Plus que susceptible, d’ailleurs, l’Autre jouit de lui, le sujet en est même certain. Je passe sur l’articulation logique entre incroyance et certitude, que l’on trouve tant chez Freud (les Lettres et le Manuscrit H) que chez Lacan (le Séminaire XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse 4, et le Séminaire XII Problèmes cruciaux de la psychanalyse 5) pour insister sur la dimension quasi structurelle de l’incroyance. Dans l’Ethique de la psychanalyse, Lacan reprend le développement freudien de l’Esquisse, et fait plus ou moins équivaloir la croyance, der Glauben avec la Bejahung, le jugement d’attribution qu’il apparente à un acte de foi, et l’Unglauben avec le rejet au sens de la forclusion, die Verwerfung. « Le choix de la névrose, de la première assise subjective » se fait par rapport à Das Ding, et Lacan avance que « Ce premier étranger par rapport à quoi le sujet a à se référer d’abord, le paranoïaque n’y croit pas (…) 6. ». L’incroyance du sujet paranoïaque lui fait rejeter aussi bien la Chose, Das Ding, que la dimension symbolique de l’Autre. Un peu plus tard dans l’Envers de la psychanalyse, il précisera qu’il s’agit, dans la position psychotique, de « ne rien vouloir savoir du coin où il s’agit de la vérité 7 ». Cette formule, un peu particulière, évoque la structure des discours formalisée par Lacan avec la place qu’il attribue à la vérité, en bas à gauche comme il dit, à savoir ce qui est la cause du discours tenu par l’agent. Cette vérité a le plus étroit rapport avec Das Ding, elle ne peut se dire, seulement se mi-dire dans les intervalles signifiants, elle surgit au sein de l’Autre, l’Autre du langage. Le sujet psychotique, du fait de son incroyance en l’Autre et en la jouissance, du fait de leur forclusion, ne veut – ne peut – rien savoir de la vérité de sa jouissance qu’il ne peut qu’attribuer à l’autre, et ne peut s’inscrire dans un discours, est hors discours. Mais, de « ne rien vouloir savoir de la vérité », à savoir de la question du réel, il n’est pas le seul, c’est aussi le cas du discours de la science qui, si elle s’emploie à chiffrer le réel, ne veut rien savoir d’une limite à ce chiffrage. Dans le Séminaire l’Ethique de la psychanalyse, Lacan développe la question du discours de la science et de son incroyance du fait de la forclusion de la chose, du vide qui anime ce discours. Il nous dit « Quant à l’incroyance, il y a là dans notre perspective, une position du discours qui se conçoit très précisément en rapport avec la Chose – la chose y est rejetée au sens propre de la Verwerfung (…), c’est à proprement parler de Verwerfung qu’il s’agit dans le discours de la science 8 » ; aussi dans ce discours, « y prend sa pleine valeur le terme employé par Freud à propos de la paranoïa et de son rapport à la réalité psychique : Unglauben 9 ».
Cette analogie structurale entre science et psychose nous permet de faire un pas supplémentaire en soulignant la proximité entre discours de la science et discours capitaliste en tant que ce dernier récupère et utilise les produits techniques issus des progrès de la science, ce qui alimente l’incroyance fondamentale en Das Ding en tant qu’objet perdu à jamais qui est au fondement du discours capitaliste. Le discours capitaliste qui propose de façon ininterrompue au sujet de nouveaux objets de jouissance qui viendraient remplir le vide de l’objet perdu est un pousse-à-la-jouissance, mais une jouissance qui peut se localiser dans un objet, qui peut d’une certaine façon être circonscrite. Et ce, contrairement à la psychose où la jouissance non localisée envahit le sujet, d’où un effet possible de pacification pour lui. Mais d’autre part, ce que propose le discours capitaliste dans son impératif « jouis » est voué à l’échec puisque jamais un objet réel ne viendra combler cette place vide de l’objet (a). Aussi, ce discours se déplie – et c’est pour cela d’ailleurs qu’il ne fait pas un véritable lien social – il se déplie dans le registre de la frustration, dimension où le sujet psychotique se retrouve lui aussi, par défaut d’accession à la castration. Mais où l’on perçoit aussi que c’est un mouvement sans fin, qui ne peut aller qu’en s’accélérant ; lorsque le sujet psychotique mise sur ce discours pour trouver une certaine assise et une localisation de la jouissance dans un objet extérieur – ce qui n’est pas le cas de tous les sujets psychotiques – il est poussé à une objectivation toujours plus grande et peut prendre rang, lui aussi, dans le circuit marchand et de consommation comme objet. C’est ce que m’a dit ce jeune enfant qui est à l’origine de cette réflexion. Il m’expliquait que pour se protéger de l’Autre parental, il se réfugiait dans les livres, les romans qui sont, dit-il « un monde imaginaire dans lequel j’aimerais vivre ». Par contre, les jeux de DS, la wii, etc., sont, je le cite toujours « ce qui me permet de revenir à la réalité. Par exemple, dans Animal crossing, il s’agit de construire son logis, on peut même faire des prêts, c’est la reproduction de la vie normale. C’est un peu la réalité transformée, défigurée. On parle plus et on pense plus aux gens que dans la vie parce qu’on passe plus de temps à écrire, on peut acheter plus parce que l’on a plus vite de l’argent », etc. Cet univers virtuel est surtout un univers où l’Autre est absent, où le sujet se déplace au travers d’images. Et le maitre mot aussi bien pour y accéder qu’à l’intérieur même de cet univers est l’argent, puisqu’il faut toujours plus de jeux, de techniques nouvelles, etc. L’argent occupe une place prépondérante dans l’économie subjective de cet enfant, il est un fervent adepte du système capitaliste, et il se place lui-même dans le circuit marchand « Il y a un garçon au collège qui a emmené 100 euros pour acheter ses copains. Celui qui se fait acheter, il se dit ‘c’est bien, ça me fait de l’argent, ou un objet’ et il fait semblant d’être son copain… Si j’avais pas de copain, c’est ce que je ferais, je me ferais acheter ». Sa tentative de rationalisation et de justification « il fait semblant d’être son copain » est démentie par sa phrase suivante « si je n’avais pas de copain, c’est ce que je ferais, je me ferais acheter ». Cette position d’objet de l’Autre que le sujet psychotique occupe structurellement, il peut la réaliser en s’insérant dans une logique marchande, il peut lui donner forme et espérer en tirer profit en se mettant au niveau d’un objet à acheter.
Alors, évidemment, cette solution qu’offre le discours capitaliste ne peut que nous questionner puisqu’elle ravale le sujet et sa singularité en le réifiant et en l’uniformisant. Je dirais qu’elle va dans le même sens que la solution par identification imaginaire, et qu’à ce titre, elle est à respecter puisque nous savons que pour bon nombre de sujets psychotiques, elle peut permettre dans le meilleur des cas d’éviter le déclenchement ou bien de trouver une stabilisation. Identification imaginaire parce que dans le discours capitaliste, le désir est évacué au profit de la jouissance, et le sujet est réduit à sa dimension moïque, un individu bien assuré de son moi et de sa jouissance qu’il tire d’objets mis à sa disposition. Les discours qui soutiennent le discours capitaliste, et notamment la science, ou du moins la techno-science et la psychologie, diffusent et renforcent cette idée d’un sujet que l’on peut calibrer, évaluer, échelonner, un sujet sans inconscient, toute juste une entité moïque que l’on peut façonner à sa guise. Peut-être que l’appétence du sujet paranoïaque pour le discours capitaliste est liée à cette prédominance imaginaire du moi et de ses avatars, dans une identification aux signifiants maîtres des idéologies qui supportent ce discours, tandis que le sujet schizophrène serait plutôt en phase avec la prolifération d’objets auxquels, éventuellement, il peut s’appareiller.
Alors, nous avons vu que si le discours capitaliste peut faire office de semblant de discours, ce ne peut être que du côté d’une plus grande conformisation, d’une toujours plus grande aliénation à l’Autre et d’un plus grand anonymat, c’est-à-dire que le défaut de nomination du sujet est ici redoublé. Or, c’est peut-être sur ce point que mon hypothèse peut être contredite, ou du moins trouve son objection : en effet, à cette solution qui est de stabilisation ou d’identification imaginaire, le sujet psychotique peut s’opposer en voulant, au contraire assurer sa singularité et se faire un nom, trouver sa propre solution en se fabriquant un sinthome. Le symptôme est ce qui assure de la singularité du sujet dans son rapport avec le réel, pour faire court, il est ce qui s’inscrit du non rapport sexuel du fait de la castration, il est le nom du sujet en tant qu’il nomme son être de jouissance. Le sinthome est une création du sujet qui viendra en lieu et place de ce symptôme qui noue en nommant, il fera office de nomination. Cette voie est à l’opposé du choix de la prise dans le discours capitaliste, c’est celle que soutient la psychanalyse, soit dans une offre de cure, soit en soutenant parmi les autres discours les espaces de liberté pour le sujet. Mais peut-être n’y-a-t-il pas lieu d’opposer ces deux voies, l’une qui se déploie dans le registre imaginaire et l’autre qui privilégie la dimension symbolique, peut-être que l’étayage dans le discours capitaliste n’objecte pas forcément à ce que le sujet se construise une identité et travaille à sa propre nomination ; c’est du moins ce dont cet enfant témoigne, au terme d’une construction visant à se situer dans la constellation familiale, en disant « être le testeur ». « J’ai l’impression que c’est moi le test. J’ai l’impression de ne servir à rien, sinon à tester les choses. Je suis le testeur. » Sans doute cela relève-t-il de la décision du sujet, et peut-être aussi, pour tous ces sujets qui ne sont pas des créateurs de génie à l’instar de Joyce, Cantor, Nash, etc… de la contingence de la rencontre avec l’offre de la psychanalyse.
A ce point de ma réflexion, je module donc mon hypothèse de départ en demandant non plus « si le discours capitaliste peut être un point d’appui pour le sujet psychotique », mais pour un sujet psychotique. Une solution un peu bancale, probablement, qui prolonge et pousse à son extrême la position d’objet du sujet psychotique, qui mise sur l’objectivation de celui-ci. Alors, je pourrais m’arrêter là puisqu’à mon hypothèse 1ère j’ai trouvé une réponse, j’aurais même pu d’ailleurs ne pas la présenter tant il y a un côté étrange à proposer une hypothèse qui s’est invalidée peu à peu. Je suis parti de l’idée que la proximité de structure entre psychose et discours capitaliste (une incroyance fondamentale qui s’appuie sur la forclusion de la castration, leur dépliement dans le registre exclusif de la frustration, l’importance voire la prédominance du moi sur le sujet, etc…) pouvait permettre l’étayage de l’une par l’autre : un pseudo lien social pour un hors discours beaucoup plus radical. D’une part, si je ne suis pas convaincu, au final, de l’efficacité de cet étayage, les questions que j’ai rencontrées m’ont semblées importantes à discuter, et d’autre part le fait de dégager des analogies quant aux mécanismes à l’œuvre chez l’une et chez l’autre apparaît très précieux pour appréhender peut-être d’une autre façon les caractéristiques de notre société capitaliste.
Alors, attention, il n’est pas question pour moi d’avancer que le discours capitaliste rend psychotique, tout au plus a-t-il une pente psychotisante, ou donne-t-il l’apparence d’une certaine psychotisation, d’où tous les discours et questions actuelles – enfin, qui commencent à dater eux aussi – sur le déclin de l’autorité paternelle, les nouveaux symptômes, etc.
Des propos de Lacan pouvant nous orienter dans cette réflexion sur la société capitaliste, j’en retiens deux, comme points de travail :
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d’une part, lorsqu’en 1972, il parle du savoir, et plus spécifiquement du rapport de l’analyste à son propre savoir, il avance que « Ce n’est pas parce que la Verwerfung rend fou un sujet, quand elle se produit dans l’inconscient, qu’elle ne règne pas, la même et du même nom d’où Freud l’emprunte, qu’elle ne règne pas sur le monde comme un pouvoir rationnellement justifié 10 »,
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et d’autre part, lorsque deux ans plus tard, dans Les non-dupes errent, il introduit une distinction entre la nomination et ce qu’il appelle « être nommé à ». Il avance qu’à ce « Nom-du-Père qui n’est non qu’au niveau du dire et qui se monnaye par la voix de la mère (…) se substitue une autre fonction qui n’est autre que celle du nommer-à. Etre nommé à quelque chose, voilà ce qui point dans un ordre qui se trouve effectivement se substituer au Nom-du-Père (…), voilà ce qui, pour nous, se trouve préférer, passer avant ce qu’il en est du Nom-du-Père 11 ». Lacan réfère ce nommer-à à la mère qui suffit à elle toute seule, dit-il, à en tracer le chemin, et au social en tant que celui-ci peut faire nœud pour un sujet parce qu’il nomme le sujet à…une place, un titre, une fonction. Mais, il s’agit alors pour ce sujet nommé-à d’un « ordre de fer » dit-il, rationalisé, bureaucratisé, fonctionnaliste, « signe d’une dégénérescence catastrophique » où la dimension de l’amour est rejetée. Il emploiera là aussi en se référant au social les termes de forclusion et de retour dans le réel au sujet de ce nommer-à, comme un trait de notre époque. « Le social prend prévalence de nœud », dit-il, « en ce qu’il détient ce pouvoir du nommer-à » et il soulève la question de ce que « cette trace désigne comme retour du nom-du-Père dans le réel ». Rappelons aussi qu’il avait déjà évoqué en 1972 la forclusion des choses de l’amour qu’opère le discours capitaliste.12
Ces propos vont dans le sens d’une certaine communauté entre la psychose et notre société capitaliste, au moins d’une analogie entre certains opérateurs structurels, ce qui ne peut manquer d’avoir des effets délétères au niveau de la civilisation, et des répercussions sur les sujets en prises avec leur époque. C’est souvent à partir d’une lecture de ces effets que l’on qualifie le capitalisme soit de « psychose généralisée », soit de perversion, alors que Lacan, lui, ne parle pas des effets mais des opérateurs structuraux. S’il me semble abusif et problématique d’attribuer à une organisation collective une structure subjective précise, par contre, garder ce fil des opérateurs logiques, c’est-à-dire des déterminants structuraux, me paraît beaucoup plus prometteur.
1. N.Guérin, « La notion d’incroyance ne psychanalyse : origine, réhabilitation et perspective », Evolution psychiatrique n°71, 2006.
2.S.Freud, Lettres à Wilhelm Fliess, PUF, Vendôme, 2006, p. 242.
3.S.Freud, Lettres à Wilhelm Fiess, op.cit., pp.209-219.
4.J. Lacan, Le Séminaire XI Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, séance du 10 juin 1964 : J’irai jusqu’à formuler que, lorsqu’il n’y a pas d’intervalle entre S1 et S2, lorsque le premier couple de signifiants se solidifie, s’holophrase, nous avons le modèle de toute une série de cas […]. C’est assurément quelque chose du même ordre dont il s’agit dans la psychose. Cette solidité, cette prise en masse de la chaîne signifiante primitive, est ce qui interdit l’ouverture dialectique qui se manifeste dans le phénomène de la croyance. Au fond de la paranoïa elle-même, qui nous paraît pourtant tout animée de croyance, règne ce phénomène de l’Unglauben. Ce n’est pas le n’y pas croire, mais l’absence d’un des termes de la croyance, du terme où se désigne la division du sujet. (pp 215-216).
5.J. Lacan, Séminaire XII Problèmes cruciaux de la psychanalyse, inédit, séance du 19 mai 1965 : (…) pour ceux qui ont besoin de croire, comme chacun sait ce que cela veut dire « y croire », ça peut vouloir dire, ça veut toujours dire – les gens mêmes qui croient l’affirment et le disent, c’est la théorie fidéiste – on ne peut croire que ce dont on n’est pas sûr. Ceux qui sont sûrs, eh bien, justement, n’y croient pas, ils ne croient pas à l’Autre, ils sont sûrs de la chose : ceux-là, ce sont les psychotiques.
6.J.Lacan, Séminaire Livre VIII L’Ethique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1986, p.71.
7. J. Lacan, Le séminaire XVII L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.71,
8.J.Lacan, Le Séminaire Livre VII L’éthique de la psychanalyse, paris, Seuil, 1986, p.157.
9. J.Lacan, op.cit., p.155.
10.Jacques Lacan, Le savoir du psychanalyste, Séminaire inédit 1971-1972, séance du 1er juin 1972.
11.Jacques Lacan, Les Non-dupes errent, Séminaire inédit 1973-1974, séance du 19 mars 1974.
12.Jacques Lacan, in Le savoir du psychanalyste, Séminaire inédit, séance du 6 janvier 1972 : « Tout ordre, tout discours qui s’apparente du capitalisme laisse de côté ce que nous appellerons les choses de l’amour » .