Laurent Dupont
Lorsque Zhou vient me voir, envoyé par le foyer, il vient de poignarder l’instituteur du foyer et deux élèves. Il a dix ans.
S’il est en foyer, c’est qu’un placement a été demandé, après que son premier instituteur ait alerté les services sociaux quand il s’est aperçu que Zhou venait en classe avec le bras cassé. Il ne s’était plaint à aucun moment. L’enquête a démontré qu’il avait le bras cassé depuis deux jours, suite à une maltraitance.
Zhou est né d’une histoire d’amour hors mariage, ce qui, en Chine, où le contrôle des naissances est très strict, est puni sévèrement. Les parents décideront de fuir en France, en confiant le nourrisson aux grands-parents maternels.
Zhou restera, 8 ans sans contact avec ses parents, hormis des vidéos qu’ils lui envoient de France. À un moment, ils estimeront possible pour Zhou de les rejoindre. Un passeur le fera passer pour son fils. Lors du premier entretien, Zhou me dira qu’il est venu en France avec son père. La mère aura le courage de dire qu’à l’aéroport, elle était déçue, ne le reconnaissait pas, ce n’était pas Zhou, elle avait laissé un nourrisson et récupérait un enfant étranger de 9 ans, qui arrivait dans une famille où trois enfants étaient nés : Annie, Lise et Jacques, trois prénoms français.
Zhou démontre bien que le corps ne fait pas limite, que le passage à l’acte vient transcender l’abord du trou. Quand l’instituteur fait le signalement de l’enfant, se rejoue ce qui n’a pas de nom pour lui, un réel qui fait trou, la séparation d’avec les parents alors qu’il était nourrisson. Suite au signalement par l’instituteur, il est placé en foyer, séparé à nouveau des parents. Quand le second instituteur se présente à lui, Zhou s’attarde sur le signifiant « instituteur », c’est le mot dans le réel, qu’il poignarde.
De même qu’est le père celui qui lui dit qu’il est le père, c’est le signifiant, le S1, il n’y a pas de représentation du père. Quand le passeur lui dit : On va dire que je suis ton père, il est le père, comme le dira Zhou dans le premier entretien, mais l’homme qui lui a cassé le bras est aussi le père.
Les passages à l’acte sont violents et extrêmement fréquents et subits. Il suffit d’un laissé tomber et il frappe.
Dès le premier entretien, il tire très fort sur l’accoudoir en métal, je lui demande si l’accoudoir le dérange. « Non, je veux l’enlever ». « Ah bon ? ». « Oui, je veux le foutre dans la gueule ». Il n’a pas dit « ta », mais « la », l’indétermination montre combien le mot n’a pas de représentation, c’est « une gueule », la mienne, la sienne, c’est la même chose. « On peut peut-être trouver une autre solution.» Il me dit alors qu’il ne veut pas me parler, tout le monde dit qu’il faut qu’il parle de ce qui s’est passé, lui ne veut pas.
J’entre dans cette série puisqu’on lui a dit de venir me voir pour parler, qu’il faut qu’il parle alors qu’il veut fermer la gueule.
Je lui dis qu’il n’est pas obligé de parler, mais que je le recevrai encore. La fois d’après, il sera mutique pendant vingt minutes, je ne dérangerai pas son silence, pas une question, pas un regard, je resterai assis tranquillement et arrêterai la séance en disant : « Très bien, aujourd’hui, vous avez choisi de ne rien dire ».
La fois d’après il me dira : tu connais Dragon Ball Z ?
-
Un tout petit peu, de quoi ça parle déjà ?
Il va commencer à me raconter le manga. Cela fait plus d’un an qu’il me raconte toutes les semaines Dragon Ball Z. En fait, je connais assez cette série, pour savoir que parfois il modifie l’histoire, ce que ces personnages de fiction viennent jouer, c’est son histoire à lui, mais « imaginarisée », lui permettant de border ce réel qui fait trou, de mettre un écart entre le signifiant et la chose. Pour illustrer cela, je raconterai quatre vignettes.
-
Vignette 1 : (Grand Père)
C’est la première fois qu’il me parle de DBZ. « Tu sais, Sangoku, eh bien les méchants, ils ont détruit sa planète, lui c’était un bébé, alors ses parents ils ont voulu le protéger, ils l’ont mis dans un truc, ils l’ont envoyé sur Terre. Là, il y a un grand père qui l’a trouvé parce qu’il était tombé là, dans son jardin, il a ouvert la porte et là, il a vu le bébé. Il l’a pris et il s’en est occupé. C’était un grand-père et il s’en est vraiment occupé. »
« Voilà : un monde détruit, des parents en danger, un bébé confié à un grand-père, qui s’en est occupé ».
Je me contente d’extraire les signifiants communs au Manga et à sa vie, je ne fais aucune connexion, j’essaie juste de ne pas rabattre sur le réel. À partir de DBZ, il va parler de tout ce qui se passe pour lui.
-
Vignette 2 : (La queue du gorille)
Quelques mois après, lors d’une synthèse avec le foyer, il ressort qu’il y avait chez Zhou un certain pousse à la femme, il se maquillait, mettait des vêtements de filles, voulait faire de la danse et prenait des poses de fille maniérée. Quelques séances après, il me dit : « Tu sais, Sangoku il a une queue, une petite queue derrière, et quand c’est la pleine lune, s’il regarde la lune, il se transforme en gorille et ne peut plus se maîtriser, il casse tout, il peut tout détruire, même une planète. Alors, il faut qu’on lui coupe la queue et là, il devient sage ».
Indigné, je tape sur la table : Non, on peut trouver une autre solution ?
Il est surpris. J’arrête la séance. Cette question restera en suspend, il va arrêter le travestisme, mais, dans certains moments très difficiles, il y aura encore recours.
-
Vignette 3 : (Sangohan choisit l’école).
Deux mois plus tard, il a construit la généalogie : les parents de Sangoku, le grand père, le bébé. Sangoku est devenu un homme, il a épousé Chichi et ils ont eu un fils Sangohan, puis un autre, Sangoten. Ce jour-là, il arrive avec une nouvelle histoire.
« Tu sais, Sangohan aussi a des pouvoirs et essaie de sauver le monde, mais à un moment il dit stop. Il veut aller à l’école, parce que Sangoku, il n’y est pas allé à l’école, il apprend plein de choses à l’école Sangohan. Tu sais, lui aussi il a une queue et il n’a pas besoin de la couper, lui il peut se battre pour sauver le monde et aller à l’école pour apprendre ».
Je reprends : « Son père n’est pas allé à l’école, mais lui, il choisit d’y aller, c’est son choix. Et quand son monde est en danger, il peut s’en occuper, et on n’a pas besoin de lui couper la queue ». Il est très content : « oui, oui, c’est ça ». J’arrête la séance.
-
Vignette 4 : (Grand mère pour faire semblant).
C’est une vignette assez récente. Il existe trois Dragon Ball Z, La première épopée : Dragon Ball, l’enfance de Sangoku jusqu’à la rencontre de Chichi. Dragon Ball Z, l’avènement de Sangohan et de Sangoten, et Dragon Ball GT, où des méchants se sont emparés de boules de cristal avec lesquelles ils ont jeté un sort à Sangoku qui aura un corps d’enfant pour l’éternité, avec un esprit d’adulte. Il verra mourir sa femme, ses enfants qui ont eu eux même des enfants, par exemple Pan, fille de Sangohan. « Tu vois, il est un enfant, il est vieux dedans mais jeune dehors, même petit, alors il va à l’école parce qu’il n’y est pas allé, et puis il a vu mourir tout le monde, c’est horrible, il sort dehors avec Pan et Pan, c’est une grand mère maintenant et lui c’est son grand père, mais c’est un enfant et elle sa petite fille, mais c’est une grand mère, alors dehors il l’appelle Grand mère, mais c’est pas vrai, tu comprends ? C’est pas vrai (et il raconte à nouveau l’histoire), tu comprends ? C’est pas vrai, c’est pour les autres. Tu comprends, il fait semblant. » Pendant plusieurs séances, il répètera cette histoire. Je finirai par dire que je crois que je comprends, oui, parfois il faut savoir faire semblant. Il est apaisé, cela fait maintenant plusieurs mois qu’il n’y a pas eu de passage à l’acte. Il ne danse plus, a décidé de faire des arts martiaux, comme grand père. Il retourne à l’école.
Une chose m’inquiétait malgré tout, c’est que l’on commençait à avoir fait le tour de DBZ. Bien sûr, Zhou revenait souvent sur l’une ou l’autre scène, mais je sentais que nous commencions à tourner en rond. Avec les vacances de printemps et les ponts de Mai, je n’avais pas beaucoup vu Zhou depuis deux mois. J’avais commencé à écrire ce texte pour la journée, quand lors de la séance qui suivit cette longue absence il me dit : « tu sais, moi j’en ai marre de Dragon Ball Z, moi ce qui m’intéresse, c’est Bleach. Tu connais Bleach ?
-
Un peu, c’est comment l’histoire déjà ?
-
C’est pas du tout pareil que Dragon Ball Z, c’est pour les adolescents. C’est des ados dedans.
-
Tout à fait des ados.
-
Mais attention, ils ont des pouvoirs.
-
Ah bon ?
-
Oui, DBZ, c’est bon pour Jacques, tu sais mon petit frère. Ouai, il fait tout comme moi. C’est normal, je suis le grand. Tu sais, Sangoten, c’est le petit frère de Sangohan et il fait tout pareil. Mes sœurs, elles savent lire le français, moi je sais un peu. J’aime regarder Bleach en japonais, c’est beau l’écriture, c’est comme le chinois. Il y a des sous-titres. Je lis. Mon petit frère il sait pas, il regarde DBZ en français, moi je peux pas, je trouve que c’est pour les petits.
-
Oui, vous, maintenant, c’est les ados.
-
Eh oui.
Conclusion :
J’ai choisi de prendre l’invention du côté du sujet et de l’accueil de l’analyste. Face à la violence des passages à l’acte, il a semblé qu’il convenait de rétablir le sujet dans sa parole plutôt que dans un acte diagnostique (réclamé), ou de répression, voire même de « parler de ça » à tout prix au nom d’un mieux être supposé. Jacques Alain Miller démarque l’invention de la création, en tant que cette dernière serait ex-nihilo, alors que l’invention est « à partir de matériaux déjà là ». c’est à partir de son histoire que Zhou raconte DBZ, ce n’est pas DBZ surgissant de nulle part. L’origine asiatique du Manga, les personnages, leur nom et leur histoire, et même le Z de son prénom, tout cela permet à Zhou de reconstruire une Histoire/fiction qui fait invention à partir du réel non symbolisé. On peut voir que l’invention tient compte aussi du corps, du dérangement du réel du sexe, de l’érection comme de l’identité. Miller montre bien que le langage est comme un organe hors-corps, greffé, savoir qu’en faire est la question. Zhou était visé, pris par les mots : instituteur, père, grand père, queue… Le corps ne faisait pas limite, le langage découpant celui-ci en mots comme autant de réel. C’est donc là qu’il frappait, mordait, tentant de trouer ce qui l’écrasait massivement. Mais l’invention ne fait pas solution, elle habille pour un temps. Pour qu’elle fasse solution, il faut qu’elle permette un lien social reposant sur un nouage. Dans la psychose, la fragilité de ce nouage rend l’invention précaire, la mauvaise rencontre, d’un signifiant, d’une figure, d’une position, peut à tout moment défaire le lien et replonger le sujet dans la perplexité et le passage à l’acte. Avec Zhou, la mise de l’analyste, c’est, par la fiction, de permettre une petite invention tenant compte d’un réel et permettant un savoir y faire avec le lien social. Zhou supporte l’autre, il peut aller en classe, il ne veut plus se couper la « queue »… Mais, sera-ce suffisant ? Rien n’est moins sûr, la mauvaise rencontre est possible à tout moment, pourtant, le pari est que, même si elle survient, de ce travail entamé, il ne repartira pas de zéro.
Miller, l’invention psychotique, quarto 80-81. Janvier 2004.