Erwin Delaunay
PREMIERE PARTIE : THEORIE DU CAS
Je vais vous parler d’un moment spécifique dans la temporalité du traitement : l’urgence et plus précisément de l’urgence subjective. Qui dit urgence subjective dit urgence objective. Et c’est cette dernière qui est une urgence pour le thérapeute. Le terme « suggestive » signifie que l’urgence n’en est pas une. Une urgence objective c’est par exemple : la préméditation et détermination d’un geste suicidaire (le risque suicidaire) ; un discours délirant installé brutalement pouvant occasionner une dangerosité pour le patient ou autrui (la bouffée délirante aiguë) ; un patient déprimé, ayant surconsommé des anxiolytiques et de l’alcool, qui a un accident de voiture (présentant un syndrome confusionnel menaçant le pronostic vital) etc…
Lorsque naît une urgence subjective pour un patient, ce dernier témoigne immanquablement d’un insupportable. Le patient ne veut plus supporter quelque chose. Il ne supporte plus ou un excès d’un symptôme qui le tenaille, ou une rencontre insupportable ou « un trop de ». Le patient s’adresse alors au « psy » ou plus exactement à celui qui sait comment le libérer d’un point insupportable ; c’est à dire au sujet supposé savoir. Le patient nous place dans une situation d’urgence qui n’en est pas une. Il s’agit pour nous, avec l’outil de la parole de faire passer l’urgence subjective à la subjectivation de l’urgence. Autrement dit, le premier entretien est déterminant dans le sens où il va falloir à la fois produire un effet d’apaisement et engager le sujet dans un travail de l’inconscient.
Les urgences subjectives peuvent se présenter de différentes manières :
Sur le mode obsessionnel : une interne en médecine me consulte et me dit : « aidez moi, j’ai peur de faire des erreurs dans la rédaction des ordonnances…je vérifie sans arrêt dans le vidal toutes les prescriptions même les plus simples… en rentrant du travail, je suis obsédée par l’idée d’avoir pu faire une erreur pouvant entraîner la mort d’un de mes patients»
Sur le mode phobique : un patient s’exprime ainsi « c’est terrible, je ne peux plus conduire sur l’autoroute ou sur le périphérique… j’ai des crises de panique…je ne peux plus prendre la voiture…j’ai dû arrêter mon travail…j’en cherche un autre près de chez moi »
Sur le mode hystérique : une patiente, hospitalisée en clinique, s’évanouissait régulièrement dans les couloirs. Elle mobilisait ainsi tous les autres patients qui donnaient l’alerte, sollicitant le psychiatre de garde en urgence. Je me déplaçai et constatai la patiente allongée dans le couloir, les yeux fermés. Au moment de l’examiner, elle est appelée par le haut parleur de la clinique qui l’informe qu’elle a un appel téléphonique…la patiente se releva d’un coup se précipitant à l’accueil pour recevoir son appel téléphonique (tous les bilans somatiques étaient normaux)
Sur le mode de la plainte somatique : cette dernière modalité va être l’objet du cas clinique que je vais vous exposer
DEUXIEME PARTIE : CAS CLINIQUE
Mr B, m’est adressé à mon cabinet par son médecin généraliste pour des manifestations physiques (sous forme de contractures cervicales, dorsales, des douleurs digestives…) accompagnées d’ idées hypochondriaques (peur d’avoir le sida, le cancer…).
Il ne prend pas rendez vous tout de suite car il n’est pas convaincu de l’hypothèse de son médecin. Il consulte dans les moments d’angoisse son médecin généraliste plusieurs fois par semaine qui après avoir éliminé une pathologie organique, essaye de le rediriger vers moi. Cela prend plusieurs mois.
Mr B, âgé de 33 ans, est Steward. Un jour, en escale à Tokyo, il me téléphone me demandant un rendez vous « en urgence ».
Je le reçois à son retour sur Paris. Il me décrit son attaque de panique lors de l’escale à Tokyo. «quand je suis arrivé à l’aéroport, je me suis rendu dans ma chambre d’hôtel…avec le décalage horaire je ne dormais pas j’étais tout seul au bout du monde …j’avais des contractures partout …mon cœur s’est mis à battre rapidement …je pensais que j’allais mourir que j’allais mourir du sida. » Il appelle son voisin de chambre, un collègue steward, qui passe une bonne partie de la nuit avec lui (objet contra phobique), ce qui rassure le patient.
Les premières consultations sont dominées par l’urgence, l’urgence subjective car dit’ il « il va mourir d’une maladie grave, une maladie que l’on a pas encore trouvé »… et « il faut vite faire quelque chose, cela ne peut plus durer ». Il m’évoque longuement ses contractures physiques, ses douleurs abdominales et le nombre impressionnant d’examens complémentaires qu’il a passé, tous négatifs (l’urgence objective est éliminée). Le discours est très médicalisé. Je tente de le faire parler sur le contexte de survenue des crises d’angoisse ; ses réponses sont floues et allusives. Il reste pris dans ses plaintes somatiques et je n’ai accès qu’à de vagues brides de son histoire, sans qu’il ne fasse de lien.
Ces angoisses en partie somatisées ont commencé à apparaître l’été dernier, au mois d’août. Je lui demande si un changement ou un événement s’est produit à cette période. Il me répond que non mais il y a un an une tante qui lui était devenue proche à l’adolescence est décédée également au mois d’août. Il allait la voir quasiment tous les jours, prenant le thé avec elle. Il a les larmes aux yeux. « Je le sais tout ça j’ai déjà fait un travail de psychothérapie à cette période, ça n’a rien changé …je suis toujours aussi angoissé ».
Un jour, il fait un lapsus en parlant de l’infection par le virus du sida et dit « affection » au lieu d’ « infection ». Je relève le lapsus. Il évoque alors ses parents, qui ne lui donnaient pas beaucoup « d’affection ». « Mes parents se sont occupés de mes frères mais pas de moi ».
Mr B a un frère aîné militaire qui est devenu toxicomane pendant la guerre en Yougoslavie. Le plus jeune frère est autiste. Mr B s’est dévoué pour aider ses deux frères comme l’ont fait et le font encore ses parents ; Il explique qu’il n’osait pas se plaindre à ses parents. « Quand il n’allait pas bien, ma mère me demandai même d’aller le voir » « j’ai été en colocation avec mon frère toxicomane après mon bac…je faisais l’infirmier …quand j’ai quitté l’appartement, il a commencé a aller moins bien …dès qu’il était en souffrance, ma mère me demandait d’aller le voir ». Il fait part de sa culpabilité d’avoir quitté son frère.
Mr B s’engagera d’ailleurs comme bénévole dans une association d’aide aux toxicomanes, qu’il quittera après quelques mois angoissé par la répétition de son impuissance face à certaines situations lui rappelant les crises de son frère (ce qu’il repérera assez vite). Puis, il se mettra en couple avec un garçon également souffrant de dépendance aux toxiques (le cannabis).
Le transfert ainsi que le travail analytique est engagé. Il revient sur cette tante qu’il arrive à repérer comme un substitut maternel. L’ « affection » qu’il a nouée avec cette tante est venue s’inscrire dans un moment particulier de son adolescence, c’est-à-dire dans un temps où les parents ont surinvestit les deux frères en difficultés. Progressivement, il passait de plus en plus de temps chez cette tante (les repas, les après midi du dimanche…).
Actuellement, la thématique des dernières séances est focalisée sur la relation avec son ami. Il a pu repérer qu’à chaque fois qu’un conflit survenait avec son ami, les idées hypochondriaques ressurgissaient. Il a pris conscience qu’il consultait son médecin généraliste dans ces moments de dispute, d’abandon, de « perte d’affection ».
Rentré dans une autre temporalité psychique que l’urgence, il a pu revenir sur l’attaque de panique lors de l’escale à Tokyo et ainsi identifier ce moment conjoncturel de l’angoisse : la perte de l’affection de son ami (lors d’une dispute quelques jours avant le départ pour Tokyo), de son équipage (quand il se retrouve seul dans la chambre d’hôtel) et au mois d’août (correspondant à la période anniversaire du décès de la tante).
CONCLUSION
Dans cette cure, Il a fallu du temps. D’abord, un premier temps : un temps à la fois d’apaisement et pour lui faire entendre l’origine psychique de ses troubles. Puis, le temps d’inscription dans le travail analytique , qui a opéré au moment du lapsus. Par ce lapsus de « l’affection », le patient nous indique qu’il libère un des noms de son symptôme : le manque d’affection ; l’affection perdue de sa tante lors de son décès mais aussi de ses parents mobilisés par le handicap des autres enfants à un moment donné de sa vie infantile. Dès les premiers entretiens, un transfert positif s’est installé du fait de l’accueil rassurant offert à ses dires et a ainsi fait le lit de l’impact de la scansion. Ceci a permis au patient de rentrer dans une autre temporalité, celle de l’ouverture de l’inconscient. Il est passé à une autre dimension de l’urgence : de l’urgence somatique à l’urgence subjectivée.