Jean-Claude RAZAVET
Je remercie Dario Morales de m’inviter à présider cette journée consacrée à la subjectivation des symptômes. C’est lui qui a choisi ce titre. C’est en me mettant au travail que j’en ai découvert la richesse et la portée.
En effet, le symptôme est ce qui, quand il est adressé à qui peut l’entendre, permet de faire émerger le sujet de l’inconscient mais aussi bien le sujet supposé au savoir, c’est-à-dire le transfert. Car l’inconscient auquel a à faire le clinicien est un inconscient transférentiel. Nous verrons qu’à l’arrivée le sinthome peut le mener à la rencontre d’un inconscient réel.
C’est une question d’actualité car, comme vous le savez, la question du sujet est de plus en plus évacuée dans le monde dans lequel nous vivons, et, ce qui est plus grave, y compris dans le monde « psy » auquel chacun de vous appartient. Votre présence à ces journées témoigne que certains y sont encore sensibles.
Dans le monde de la science et, par extension, de la médecine, c’est une question de méthode. L’évacuation de la dimension subjective est nécessaire soit à l’observation des phénomènes, soit au diagnostic, préalable indispensable à la prescription d’un traitement. Il s’agit d’objectiver avec précision le symptôme. Même les symptômes dits subjectifs comme la douleur doivent êtres évalués et localisés avec la plus grande objectivité, sans se laisser distraire par les associations du patient.
Les TCC, c’est-à-dire les thérapies cognitivo-comportementales obéissent à la même logique : «Dites moi avec la plus grande précision et objectivité ce dont vous souffrez, sans y ajouter quoique ce soit d’annexe, et nous adapterons la thérapie à ce symptôme bien précis. Après quoi nous évaluerons les résultats de la thérapie sur ce symptôme bien précis », ce qui veut dire sur rien d’autre. On ne lui demandera pas par exemple s’il se sent bien dans sa peau.
Nous, nous faisons exactement le contraire puisqu’il est question ici, de subjectiver le symptôme.
Il arrive aujourd’hui qu’un sujet soit identifié par l’Autre social à un nono-symptôme objectivement défini à l’intérieur d’une série statistique (phobie scolaire, phobie sociale par exemple), et regroupé dans des institutions spécialisées aux fins de les traiter. Il est vrai que tout sujet avant de s’identifier a été identifié avant et après sa naissance par son entourage. Cela fait partie de son advenue subjective. Mais dans ces cas, le sujet est objectivé, défini par son symptôme. Le travail d’un psy orienté par la psychanalyse, à l’intérieur de telles institutions, consiste alors à désobjectiver le symptôme pour le subjectiver, pour en faire un symptôme analytique, c’est-à-dire interprétable dans le transfert. Une de nos tables rondes est consacrée à cette problématique.
Être identifié par son symptôme, est à l’opposé de s’identifier au symptôme à la fin d’un parcours. Au symptôme réduit à l’os. Je pense que cette question devrait être abordée dans la dernière des tables rondes.
Alors qu’entend-on par subjectiver le Symptôme ?
Le subjectif, la subjectivation sont de faux amis. Subjectiver, çà ne veut pas dire, comme on pourrait le penser, faire état de ses états subjectifs, de ses états d’âmes. Il va nous falloir, dans un premier temps comme le recommande Lacan, « décrotter le sujet du subjectif». Vous avez bien entendu, « décrotter », nettoyer, enlever la crotte.
Subjectiver, est à entendre pour nous, aujourd’hui, comme l’action, plus précisément l’acte, de faire émerger le sujet de l’inconscient. C’est la chance qui est offerte à quiconque vient parler à qui peut l’entendre. Mais alors qu’est-ce que le sujet de l’inconscient? C’est ce qui est représenté par un signifiant auprès d’un autre signifiant nous dit Lacan. C’est devenu un slogan qu’on répète sans plus savoir ce que çà veut dire. Mais alors qu’est-ce qu’un signifant ? C’est ce qui représente un sujet pour un autre signifiant. ça se mort la queue ! me direz vous. Ce sont deux définitions interdépendantes. ça montre, en tout cas, que le sujet est fondamentalement évanescent puisqu’on ne peut le définir sans le signifiant, et le signifiant sans le sujet.
Cela fait apparaître le sujet comme un effet de signification. Qu’est-ce à dire? Quand je prononce n’importe quel mot : étoile par exemple, il faut que ce signifiant S1 soit associé à au moins un autre S2 pour savoir ce que ça veut dire : l’étoile polaire ? ou la station étoile ? Eh bien dans le domaine qui nous occupe, nous avons à faire à un S1 qui a perdu le S2 qui en donnerait une signification, parce qu’il est refoulé, passé dans les dessous. Ce qu’on peut écrire ainsi S1/sS2. Hé bien le sujet de l’inconscient occupe la place du petit du s de la signification : S1/$S2. Qu’est-ce à dire ? Eh bien que le sujet de l’inconscient est un sujet divisé : $. Il est divisé entre deux signifiants : je veux faire ou dire une chose S1, j’en fait une autre S2. Ne vous inquiétez pas de cette algèbre inscrite au tableau. Cela me sert de « pense-bête». Vous pouvez aussi en faire cet usage si vous le désirez.
S1, S2 est aussi une façon condensée d’écrire la chaîne signifiante, c’est-à-dire la chaîne associative qui se dégage du discours de quelqu’un qui vient nous parler, notamment de quelque chose qui ne va pas dans sa vie, soit de son symptôme. Mais ça peut être aussi bien une autre formation de l’inconscient comme on les appelle depuis Lacan, soit ce par quoi se révèle l’inconscient, lapsus, actes manqués, rêves…etc. Au commencement, Freud et même Lacan ont considéré le symptôme comme une formation de l’inconscient, c’est-à-dire quelque chose de déchiffrable. Et c’est ce nous que faisons encore aujourd’hui à l’occasion. Nous déchiffrons le symptôme, et nous en obtenons des effets thérapeutiques certains. Une des tables rondes a d’ailleurs pour titre déchiffrer le symptôme.
Mais tout cela doit vous paraître bien abstrait, Je vais essayer d’expliciter ces termes à partir d’un cas que j’ai suivi alors que j’étais un analyste tout débutant.
Il s’agit d’un sujet qui souffrait d’une éjaculation précoce qui le rendait pratiquement impuissant.
Je vais tout de suite vous parler d’un événement crucial qui a constitué un point tournant dans la cure, et dont je n’ai su dire quelque chose que de très nombreuses années après.
Une séance se termine et je demande à ce patient de régler, chose banale, une séance manquée. Il a l’air tellement malheureux que je lui dis, en manière d’excuse : “C’est vache hein!”. Au moment où je prononce ce mot, j’ai une drôle d’impression. Qu’ai-je donc dit là ? À cet instant, un certain nombre d’éléments signifiants de la cure se présentent à moi d’un seul coup. Je fais dérouler mentalement le film à l’envers. Que m’a-t-il dit dans la séance? Il m’a dit sa misère sexuelle. Il en est réduit à se masturber dans un lavabo. Il le dit dans sa langue maternelle, comme je l’y ai encouragé, en allemand : Waschtisch. Quelques mois plus tôt, il avait découvert que, seul avec sa mère, il avait séjourné avec celle-ci dans un hôtel, situé à deux pas de chez moi, quand il avait quatre ans. Cet hôtel constitue un signifiant de rencontre, quelconque (Sq) et qui fait trait d’union entre lui et moi, et qui amorce le transfert (c’est souvent comme çà que commencent les histoires d’amour ou de haine). Dans cet hôtel, il observait sa mère en train de se laver (sich waschen).
On peut supposer qu’il était intrigué, comme le Petit Hans, par le manque phallique de sa mère. Le signifiant “vach” doit avoir trait, pensais-je en le raccompagnant à la porte, au manque phallique de la mère. Ce qu’il a dit précédemment le confirme. Il est souvent revenu sur une scène qui se passait à Bruxelles devant le bassin de Manne Ken Pis. Celle-ci succédait, semble-t-il, à un séjour qu’il avait fait dans une ferme où il avait pu observer un petit veau tétant sa mère. Il commence très souvent ses séances ainsi : “Sur le bassin du Manneken Pis, je demandais à ma mère “… Et que lui demandait-il au juste? Il lui posait toutes les questions embarrassantes que posent les petits garçons à cet âge. Par exemple: l’avait-elle allaité ? Est-ce que ça lui faisait mal aux seins etc. Mais il n’était jamais satisfait des réponses que lui proposait sa mère. L’insistance de cette évocation du bassin qui se répète au cours des séances, comme le ferait un disque rayé, n’indique-t-elle pas que cette question est pour lui toujours présente?
Toujours sur le pas de la porte, j’en viens à penser que sa question de petit garçon de quatre ans, devant le bassin du Manne Ken Pis, concerne peut-être le bas sein, les seins du bas, correspondant au pis de la vache qu’il cherche désespérément en observant sa mère en train de se laver. Après tout, c’est en français qu’il s’adresse à moi et c’est en français que j’aurais dû entendre Waschtisch. Je n’avais pas fait ce lien, et il a fallu que je prononce le mot “vache” pour m’en apercevoir. En le prononçant, j’ai fait un acte manqué, c’est-à-dire un acte réussi.
Cet acte a pris valeur interprétative, et a eu pour effet de modifier son symptôme. D’éjaculateur précoce, il est devenu éjaculateur retardé. Ce sujet n’était jamais à l’heure de l’autre… Que s’est-il passé? Tout ce qu’il me disait sans le savoir, et sans non plus que je l’entende, qui était relatif au dialecte de sa vie pulsionnelle infantile, est venu se condenser sur le signifiant vash. La modification de ce symptôme a eu, dans un premier temps, un effet d’angoisse et de mécontentement à mon endroit. Nous verrons dans une de ces tables rondes que le sujet aime son symptôme comme lui-même. Son symptôme en effet, s’étant inversé, il lui fallait, pour aboutir à la satisfaction, mettre en œuvre un fantasme que sa morale réprouvait. Je n’entre pas dans le détail, mais les seins y avaient la première place.
Par la suite, ce patient a réussi à se débarrasser de ce fantasme, en adoptant une attitude fétichiste autour des lingeries féminines, die Wäsche. Se contentant de cette amélioration symptomatique il a arrêté là la cure, avant que nous ayons eu le temps de travailler sur son fantasme inconscient. On devine cependant que l’objet prévalent de son fantasme, le leurre qui soutient son désir, est l’objet oral : le sein du bas. D’ailleurs avant de me quitter, il m’a rappelé que Moïse, pour avoir brisé les tables de la Loi, n’est jamais entré en Terre Promise, ce pays de “lait et de miel“. Il me le dit en hébreu: khlâv et dvach où figure lav et vach les deux signifiants qui renvoient à l’objet oral et au manque phallique. Ce sont les signifiants de son désir, qui lui font, comme chacun de nous, courir le monde à la recherche de quelque terre promise.
Nous pouvons résumer la cure de la façon suivante:
vash
s(waschen, vache, Wäsche)
où le signifiant vash vient, comme le cheval du petit Hans, condenser des significations s liées à l’angoisse de castration. Le signifiant vash est substitué au signifiants waschen, vache et Wäsche.
Plus généralement, s(S2, S2’, S2’’) désigne les effets de significations obtenus avec ces trois signifiants, soit le chiffre du symptôme, soit encore le chiffre du sujet.
Cette observation a aussi l’avantage d’illustrer une formulation apparue assez tardivement dans l’enseignement de J Lacan -après la période où cette cure s’est déroulée-: “l’interprétation opère par l’équivocité signifiante et vise l’objet cause du désir”. L’objet causant le désir, ça ne fait pas de doute, est ici le Sein.
Certains reconnaitront dans la formule écrite au tableau l’algorithme du transfert où les S2 dans la parenthèse désignent le savoir supposé. Faîtes en un « pense-bête » si vous voulez.
_S1—— Sq _______vash———— hôtel
s(S2,S2’,S2’’) s(waschen, vache, Wäsche)
On peut le dire autrement : pour qu’un symptôme devienne un symptôme dit analytique, c’est-à-dire interprétable dans le transfert, il faut que se dégage, dans les entretiens préliminaires, son caractère d’étrangeté ou d’énigme : un qu’est-ce que ça veut dire. Le patient vous dira : « allez donc savoir », où « Dieu sait pourquoi », ce qui est déjà supposer un sujet au savoir. Et il est très important que le Psy, pour autant, ne se prenne pas pour le bon Dieu ! C’est pour cela qu’il fait lui-même une analyse. C’est ainsi que s’amorce la chaîne signifiante. Je crois que ce thème va être développé par Dario Morales : « Le symptôme fait exister l’inconscient ».
Nous avons vu que l’interprétation involontaire de l’analyste, a modifié son régime de jouissance, et réveillé l’angoisse. Ce qui fait comprendre que le symptôme a une fonction. Une fonction qu’il faut absolument repérer, qu’il est une solution singulière du sujet. Qu’il constitue notamment une défense à la fois contre le désir et contre l’angoisse, les deux allant de pair. Le symptôme est lui-même un mode de jouissance qui rend compte de son inertie et auquel le sujet est terriblement attaché. Ce qui montre qu’il n’est pas une formation de l’inconscient comme les autres.
J’ai parlé dans cette observation du fantasme. On voit dans ce cas qu’il y a une relation qui va du symptôme au fantasme et du fantasme au symptôme (c’est le titre d’un cours du JAM).
Le fantasme, Lacan l’écrit $<>a : sujet divisé dans sa relation conjonctive et disjonctive à l’objet a cause du désir. Alors l’objet a ? Petit a désigne, entre autres, le reste réel de la division subjective par le signifant. Ce qui veut dire que tout n’est pas symbolisable et interprétable, qu’il demeure un reste qui est du registre du réel. Il désignera aussi le noyau élaborable de la jouissance. Les objets dits prégénitaux en effet – Lacan conserve le terme freudien – le sein, les excréments, le regard et la voix, qui sont intéressés dans la satisfaction, dans la jouissance pulsionnelle, peuvent, à l’occasion, épisodiquement, donner figure à cet objet de consistance purement logique.
C’est pourquoi la construction du fantasme fondamental, le fantasme, autrement dit, dénudé de ses composantes imaginaires et symboliques, ainsi que sa traversée, laquelle va avec l’extraction de l’objet, est tout à fait essentielle pour cerner ce qui donne au symptôme son inertie.
Dans son séminaire sur la logique du fantasme, Lacan fait une construction complexe que je vais vous épargner. Je ne vous en donne que le point d’arrivée.
-
hile
a
Vous voyez ici trois vecteurs convergents : le moins phi de la castration et l’objet a , conduit par un troisième : le vecteur du transfert que je nommerais vecteur de la désupposition, puisqu’il part de la supposition et conduit à la désupposition. Ce point de convergence Lacan le nomme hile de l’insertion du sujet au réel. Il correspond au point d’ininterprétable et d’incurable. Dans le cas présenté, les deux vecteurs sont en place : le manque phallique et le sein, mais sont loin de converger. Pour devenir analyste il est souhaitable d’en être arrivé à ce point, car pour savoir ce qui est curable il vaut mieux savoir ce qui est incurable.
On en arrive à ceci qu’au départ, le sujet avait à faire, comme nous l’avons vu, avec un S1 qui a perdu son S2, passé dans les dessous. Le symptôme était alors une solution, une façon de faire avec le refoulé. Mais cette solution était suffisamment dérangeante pour qu’il s’adresse à un Autre supposé savoir ce que ça veut dire. Un Autre, autrement dit supposé contenir les S2 qui lui manque. À la fin, une fois l’Autre du savoir évanouit, il se retrouve avec un S1 tout seul, détaché de la chaîne signifiante, hors sens, assimilable au réel de la lettre. Il doit alors apprendre à savoir y faire avec son symptôme. C’est le titre d’une de ces tables rondes. Il faudrait dire savoir y faire avec son sinthome, c’est-à-dire réduit à son noyau incurable, réel. Le réel est certes quelque chose sur lequel on peut se cogner, mais çà peut être aussi un socle sur lequel s’appuyer.
Mettre l’accent sur le symptôme comme solution, incite à la prudence car le symptôme, pour certains chez qui le nom du père est forclos (cas de psychose ordinaire), le symptôme est ce qu’ils ont de plus réel, soit ce qui empêche un déclenchement psychotique. À l’inverse j’aurais pu vous parler d’un cas de psychose déclenchée qui s’est stabilisée en se fabricant une phobie des transports. Il avait déclenché lors de son entrée dans le monde du travail. Un travail dans le domaine du transport. Or le signifiant transport était le seul qui le rattachait à son géniteur. Dans le dernier enseignement de Lacan, vous le savez certainement, le symptôme, à l’égal du Nom du Père, est ce qui fait tenir ensemble les trois catégories du Réel, du Symbolique et de l’Imaginaire qui, autrement, seraient dissociés. La phobie des transports est venue faire suppléance au défaut du Nom du Père.
Voilà, je crois que j’ai évoqué tous les domaines qui vont être abordé pendant ces journées.
PS : Mon exposé inaugural aurait pu s’intituler “Le symptôme fait consister l’inconscient transférentiel”, et celui de Dario : ” Le symptôme, le sinthome? fait exister l’inconscient Réel”. Merci à Dario de m’avoir mis sur cette piste.