Dario MORALES
Pour une fois, les questions qui agitent notre atelier ne relèvent pas d’un corpus psychiatrique constitué (quoique !) mais d’un croissement où se rencontrent la médecine, la philosophie et la psychanalyse. S’il y a une occurrence qui fait synthèse entre la philosophie et la psychanalyse c’est l’angoisse dans la mesure où elle est « l’affection la plus remarquable», « produite par l’homme lui-même » dit Kierkegaard, « affection insigne parce qu’elle touche la question de la vérité du Dasein comme être-au-monde, de la vérité comme dévoilement, de la vérité de l’être en son retrait » dit Heidegger ; « affection qui ne trompe pas » dit Lacan. Si Kierkegaard définit l’angoisse comme ce qui manque d’objet, se manifestant dans l’état d’innocence chez Adam avant même l’entrée dans le péché ; l’angoisse est dès lors la condition du péché, chez Heidegger elle porte sur l’être et chez Lacan cela sera l’objet a inobjectivable qui hante le sujet ; le manque vient à manquer exposant ainsi radicalement le sujet. Ces gradations trouvent leur illustration la plus remarquable dans l’ennui, dans la mesure où un objet empirique peut divertir le sujet et tromper ainsi son ennui, mais en aucun cas il ne peut tromper son angoisse.
La phénoménologie de l’angoisse nous apprend que l’objet frappe par son caractère indéterminé, exemple la peur, de quoi ? La phobie, quelle cause ? La vague inquiétude, la panique non identifiée, etc. Lacan s’est démarqué de Heidegger mais sa marque a laissé des traces. En témoigne cette remarque que l’on retrouve dans le Séminaire sur L’angoisse : « Que le désir soit manque est fondamental ; c’est sa faute principielle, faute au sens de quelque chose qui fait défaut. Changez le sens de cette faute en lui donnant un contenu et voilà qui explique la naissance de la culpabilité et son rapport avec l’angoisse ».
Heidegger distingue radicalement la peur de l’angoisse. Je commente le passage §30, Sein und Zeit. La peur est un affect devant ce qu’on qualifie de redoutable, de menaçant. Peu importe le jugement, le sujet se déclare affecté parce que se présente à lui un objet plus ou moins identifié, cause de la peur. Mais au fond peu importe l’objet de la peur, l’essentiel est la disposition pour un sujet à être affecté, au sens où cela se rapporte à son être comme susceptible de perdre quelque chose de la relation d’entente – Stimmung (l’affectabilité) qu’il entretient avec les choses, avec le monde, de sorte qu’il doit prendre sur lui. Or, la peur révèle justement que le sujet ne se soutient plus de sa relation d’entente avec le monde. Dans la peur, l’entente est inversée, de sorte que l’objet prend le dessus, perturbant la relation d’entente du sujet avec le monde. Dépasser la peur c’est modifier son rapport à l’objet redoutable ou menaçant.
Pour autant, dans la peur le sujet ne s’expose pas à lui-même, il est trop préoccupé par l’objet de la peur, de sorte qu’il demeure inattentif à ce qui, en lui-même, est condition de possibilité de la peur ; il est si préoccupé par l’objet redoutable ou menaçant qu’il demeure inattentif à son propre être qui n’est rien d’autre qu’être au monde. Or être exposé à soi-même comme être au monde indépendamment de tout objet, c’est ce qui advient dans l’angoisse. D’où la radicalité de l’angoisse. C’est cela justement la particularité de l’angoisse. Autrement dit, pour Heidegger il ne suffit pas de dire que l’angoisse est sans objet, le sujet est exposé à lui-même, en tant qu’il est, fondamentalement, être-au-monde. Cette disposition – Stimmung – d’être marqué par l’être-au-monde relève non pas simplement d’un état d’âme ou prédisposition mais d’une ouverture ou manière d’être. Dans l’angoisse plus radicalement, c’est de lui-même que le sujet angoisse, c’est-à-dire de lui-même en tant qu’il n’est rien hors de son rapport au monde. Il faut donc entendre dans cette formule : dans l’angoisse, le sujet décroché de son rapport au monde, se révèle lui-même n’être rien. Justement, c’est de ce rien qu’il s’agit dès lors que le sujet n’a plus de rapport à aucun objet. Il y va ainsi de la vérité qui est au fond de lui, à savoir : rien. Ce rien désubstantialise le sujet. C’est pourquoi le sujet défaille, et quelque chose de la mort, de sa mort finit par le hanter. En toute rigueur, il ne faudrait même pas dire qu’il est angoissé ; c’est le sujet en entier qui est angoissé ; l’angoisse est ainsi l’affection où se révèle la vérité du sujet comme être-au-monde et du coup comme ce qui est rien par soi-même. Cette vérité était déjà latente dans la peur, mais dans la peur le sujet est encore attaché à l’objet ; de ce point de vue, il y a une antériorité ontologique de l’angoisse : l’angoisse est la condition de possibilité de la peur : le sujet ne peut prendre quelque chose qu’il éprouvera comme redoutable ou menaçant que parce qu’il est fondamentalement susceptible d’être exposé à l’angoisse, à sa vérité. Dans ce texte, Heidegger expose aussi que l’angoisse est le motif fondamental de l’existence lorsqu’il est question du souci (sorge) de l’existant ; car exister, assumer son existence veut dire se projeter en tenant compte de ce rien que révèle l’angoisse et qui a pour nom la mort. Ce mouvement où le sujet assume l’existence sans s’illusionner sur son objet, a pour nom « l’appel de la conscience », appel du sujet qui s’expose à sa propre nullité et qui, du coup, se perçoit comme devant se porter vers le monde pour pouvoir se soutenir lui-même. Heidegger nomme ceci « l’être-en-dette » (Schuldigsein). Schuld en allemand signifie la défaillance, la faute, le défaut, la dette ; et de même que l’angoisse était pensée comme la condition de la possibilité de la peur, de même, l’être-en-dette doit être pensé comme condition de possibilité de la faute morale, donc de la culpabilité morale. Etre qui ne peut advenir que parce que primordialement il est au fond être de l’angoisse. En somme, l’angoisse est un affect où retentit pour le sujet l’appel à assumer son existence sur fond de sa propre nullité. Voilà pour le commentaire du texte de Heidegger.
La nullité est au fond le motif du manque radical dont procède le désir. Le désir manque dans le sens de ce que Lacan appelle le manque-à-être. Ce défaut est le principe même du désir. Et tout objet auquel le désir peut être articulé est divertissement pour le sujet comme le dirait Pascal, car il procède du manque-à-être, de cette dette qui fait sa vérité. L’angoisse est cet affect où il y va de la vérité du sujet, c’est-à-dire du manque-à-être, de la dette, qui le constitue comme sujet du désir. Et si douloureuse que soit l’expérience de l’angoisse, elle est au fond une chance pour le sujet : d’entendre l’appel à assumer sa dette, à assumer son manque-à-être. Chance compromise si le sujet s’empresse à faire de cette dette un devoir moral. Mais l’appel met en lumière l’objet a qui hante le sujet, son fantasme, sans que lui n’en sache rien, mais auquel le sujet est exposé L’appel qui retentit dans l’angoisse peut être désigné comme la voix, mais à vouloir tromper son angoisse, le sujet peut par entêtement symptomatique faire la sourde oreille à tout appel et sans entendre l’appel au manque-à-être qui vibre en lui, le déplacer sur le temps, inscrivant le manque-à-être dans le temps, qui devient alors, temps long, lange zeit, ennui, langeweile.
Un jeune homme dont l’emploi du temps déborde, travail, sport, musique, une amie, ne supporte pas les moments de solitude, il s’ennuie, il lit et puis il s’ennuie de lire, un peu de piano et il s’ennuie, s’ennuyer c’est attendre ? Dans ces moments de solitude, il lui arrive de se parler à haute voix, il fait taire ainsi le lourd silence d’où provient l’angoisse. Il s’ennuie. Le Dasein se trouve affecté par la Stimmung. Non, c’est qu’il n’a rien à faire, il s’en lasse. « Rien faire, c’est comme si on était mort, dit-il. Rien faire, ça n’a aucun sens ». L’absence, le manque du manque, de l’objet du désir, fait surgir l’angoisse ; justement lorsque le sujet se trouve au plus près de son désir, venant en quelque sorte révéler ce que le signifiant, le signifiant trompeur, l’hyperactivité ne peut que masquer (les questions relatives au désir de son amie et de l’exercice professionnel, surgissent). Quand il arrive chez lui, tard la nuit, il se retrouve seul, il ne peut plus fuir, il n’a plus de visibilité, de point de fuite, or, le point de fuite rappelait Lacan est ce qui donne sens à la perspective, ce point que Lacan construit avec le schéma optique, le point I, de l’idéal du moi, ce point du regard qui organise la vision de ce que le sujet a de lui-même et du monde et qui lui donne son assurance. Le sujet s’en lasse, il sombre dans l’état d’apathie qui caractérise l’ennui et qui se présente comme l’envers de tout acte. L’inhibition fait penser à l’arrêt. Freud distinguait classiquement une inhibition liée au symptôme (phobique ou obsessionnel) d’une inhibition pure ou inhibition-évitement. Inhibition par dérivation de l’énergie libidinale : « un investissement latéral inhibant » qui se situe en deçà du symptôme et de l’angoisse. C’est cette seconde inhibition qui nous intéresse ici, dans la mesure où l’ennui se situe justement comme le signal précédent le symptôme et l’angoisse. Lacan situe l’inhibition à l’intérieur d’un tableau ordonné suivant l’axe du mouvement et l’articule à plusieurs autres termes : l’émoi, l’émotion et l’embarras et les deux formes d’agir que sont l’acting out et le passage à l’acte. L’inhibition permet d’éviter le trop d’émotion, l’empêchement, l’embarras et lui donne place surtout dans l’axe de la motricité comme une mesure d’empêchement ou d’arrêt de l’acte. C’est-à-dire que, même sous la forme de l’empêchement, l’inhibition est à penser comme un acte, un acte en négatif. Si l’on transpose ce que Lacan évoque à propos de l’inhibition, l’ennui serait une sorte de défense par rapport au développement du symptôme et du risque de surgissement de l’angoisse. Si l’on suit ce que dit Lacan à propos de l’acte ; l’ennui ne serait-il pas le frère de l’émotion et de l’embarras ? N’est-il pas à penser comme un acte, dans sa dimension d’empêchement moteur (rien trouver à faire ?). D’autre part, si l’on pense l’agir en termes existentiels, l’ennui se présente aussi comme un acte désubjectivé, comme un appel qui provient d’une symbolisation qui peine à se réaliser ; les mots manquent et le sens est en panne. Enfin, on pourrait rappeler également si l’on pense à l’acting out comme monstration, mise en scène agie du fantasme, l’ennui ne serait-il pas adressé à l’Autre pour qu’il y réagisse, l’interprète ? L’ennui se présenterait alors comme une forme qui cache mal son vide réel, comme la mise en scène d’un réservoir vide dont l’objectif pour le sujet serait de devoir le masquer.
Pour illustrer ce croisement phénoménologique et clinique, je vous propose un extrait d’une vignette dont le titre de l’exposé serait : « Le sujet trompe son ennui, mais il ne trompe pas son angoisse »
Monsieur que nous nommerons M. (42 ans) décrit un moment dont on pourrait se référer à la référence célèbre de Freud sur l’unheimlich. L’Unheimlich est ce qu’il y a de plus heimlich. Le plus étranger, le plus inquiétant, est ce qu’il y a de plus intime. M. M. angoisse grave quand il est chez lui, il décrit progressivement la montée en puissance de l’angoisse, elle vient au sujet, dans certains moments de solitude, quand il est chez lui, lorsque par exemple sa mère s’absente. Or chez lui, il est chez soi, c’est son lieu le plus familier, c’est cela la particularité, le plus familier devient par cette poussée d’angoisse, ce qu’il y a de plus étrangement inquiétant, de plus unheimlich. Plus impressionnant, il décrit comment parfois, le fait de quitter la maison, de partir en voyage, se donner un but, suffit pour que cessent les phénomènes inquiétants. M. M. nous fait penser au personnage du Horla, le narrateur de cette nouvelle nous raconte que le Horla ne se manifeste que dans la maison, dans la propriété du narrateur. M. M. nous raconte qu’il s’ennuie ferme ; depuis 20 ans, il fait de fréquents séjours en prison. Il trafique des billets d’avion, de train et fait des escroqueries à la carte bleue ; quand il rentre dans la ville du sud où vit sa mère, après les réjouissances de la rencontre, il tourne en rond ; le chez soi cède, heimlich devient unheimlich, la propriété devient étrangère. Quand il s’occupe à faire de menus travaux de la maison, il arrive à tromper l’ennui ; cela dure un temps, et soudainement, cela commence à chavirer, quand il doit penser à lui-même, à ce moment-là, confronté au plus propre de lui-même, il se sent obligé de se désapproprier du propre, il défaille, c’est l’angoisse. Il trompe ainsi l’ennui mais il ne peut tromper l’angoisse. Il veut rester, mais il doit fuir, en fuyant cela lui arrive de tenter de tromper l’angoisse mais c’est sans remède, ce qui surgit alors c’est le vide ; l’objet cause de son désir, l’objet a. Il se sent terrifié et se précipite alors dans des agirs dont le but serait de donner une consistance à son existence. La maison d’arrêt où j’intervenais a fermé en juillet dernier. M. M. angoissait en pensant à la fermeture, il disait, je ne veux pas sortir d’ici, car les murs de la prison me contiennent ; en maison d’arrêt, il n’est pas abandonné à lui-même, il ne s’ennuie pas ; il est dans un lieu intermédiaire, il n’est pas chez lui, mais il n’est pas dehors. Il est dans un lieu extime ! Ici, le propre, le réel n’existe pas, il n’est donc pas étranger à lui-même.
Il racontait comment jeune étudiant à l’université, il avait commençait par éprouver l’épouvante de l’ennui-inhibition. Timide, il avait du mal à rencontrer des camarades ; il ne fréquentait pas la bibliothèque ni les bistrots en ville ; seul, dans sa chambre d’étudiant, il se faisait envahir par la vacuité, par l’évanouissement de la pensée, il s’est vite désintéressé de sa scolarité. Il a séché progressivement les cours : « je n’avais pas d’envie ; j’étais démotivé. Je me sentais absent à moi-même ». Sa mère l’avait poussé à fréquenter l’université, et il avait décidé de vivre dans cette petite ville distante de 250 km du domicile maternel, de sa mère, son unique amie. Au cours de cette période, les camarades sortaient, rencontraient des filles, il ne savait pas que faire avec son corps, alors que ses camarades semblaient être aux prises avec la donne pulsionnelle. Le signifiant phallique ne semblait pas être pour lui, une préoccupation. Il ne pensait pas à la masturbation, il rêvassait, une tension, un bouillonnement intérieur l’envahissait, il cherchait semble-t-il « à tromper son ennui », c’est son expression. Cette année-là, les jeux olympiques devaient se dérouler dans une ville européenne, ville où son père qu’il n’avait jamais vu ni fréquenté, s’était installé après sa naissance mais dont la mère semblait encore très attachée. Une curieuse pensée fait jour dans ce trou noir qui menaçait son existence : « et si je montais une association devant sponsoriser les jeux ? » Il se met à écrire, une grande marque de boissons – Coca Cola – lui livre des palettes de bouteilles, il reçoit plusieurs dizaines de sacs avec des badges et des milliers des pins, des brochures et des prospectus ; le réel du monde change, très agité, il ne dort plus, sa mère affolée par l’amoncellement de cartons qui envahit le salon et le couloir de la maison fait appel aux pompiers, il est conduit en psychiatrie (image spéculaire, psychose). Il expliquera plus tard aux psychiatres et à son thérapeute, que la vie est un film, un peu comme si, sous la poussée de l’angoisse, toutes les stratégies pour faire face à l’ennui se sabordaient, et donc une part de réel ne passe pas sous les fourches caudines de la spécularité. L’angoisse qui surgit n’est pas liée à la perte mais plutôt à l’excès de présence de l’objet. « C’était un jeu et il s’est fait piéger dedans », se faisant lui-même le personnage du film, censé le distraire, le scénario devient au fil des jours, une réalité envahissante. Gérer l’entreprise qu’il venait de monter génère un affect non trompeur. L’angoisse est en effet « un indice de vérité », ce qui ne trompe pas, venant en quelque sorte révéler ce que le signifiant, le signifiant trompeur – ici l’association censée sponsoriser les jeux olympiques, ne peut que masquer, le vide du sujet : échappant au flottement de la signification, la pensée s’émancipe, il se met à parler tout seul, la perplexité angoissante se fait entendre par sa voix, par sa Stimmung ; le sujet est intoné par l’angoisse ; c’est pourquoi ce qu’il y a de plus familier, de plus rassurant , devient alors ce qu’il y a de plus inquiétant, unheimlich ; les idées fusent, « les regards proliférant » des autres poussent à l’interprétation, des intuitions se font jour, l’angoisse le pousse à fuir, ce n’est que dans un deuxième temps que la jouissance finit par se localiser : elle s’impose alors comme certitude, il se sent entièrement dans le film, il est en mission, convaincu de son génie, il s’installe au faîte de la mégalomanie ; cependant ces élaborations sont loin de produire un apaisement complet ; c’est la cure qui va produire un aménagement du délire, une suppléance, bénévole à la SPA, rendant le délire plus compatible avec la vie sociale ; le travail de la cure rend l’angoisse moins présente et le sujet moins vulnérable. Ainsi, M. M. moins angoissé, il peut vaquer à de tas d’occupations quotidiennes, s’occuper et se permettre de s’ennuyer dans le registre d’une morosité plutôt désaffectée et presque normative. Autrement dit, la suggestion n’a pas de place ici, par l’expérience du transfert, M. M. s’extrait de son ennui, en inversant le trajet tel un boomerang, il rentre dans le « ça le concerne ». A la SPA, il découvre ce qui peut être attendu de lui, non pas pour l’autre mais pour lui, il décomplète ainsi la certitude, le vide de son existence ; il vaque à ces occupations pour s’y occuper, il ne sait pas pourquoi il y va, mais il aime s’occuper des chiots ; ce n’est pas inutile ce qu’il fait ; il prête ainsi à son engagement une utilité. Quand « je sens que je m’ennui », « je pense que je peux être attendu par le personnel de la SPA, par les chiots ». Il transforme ainsi l’ennui, l’angoisse en attente.